Comment l'intelligence artificielle va abrutir les investisseurs

Offert par Les Affaires


Édition du 31 Octobre 2015

Comment l'intelligence artificielle va abrutir les investisseurs

Offert par Les Affaires


Édition du 31 Octobre 2015

Voici une offre imbattable : je vous donne accès à un outil qui permet de prévoir les mouvements des actions, des matières premières et des devises. En échange de quelques centaines de dollars par mois, vous allez pouvoir réaliser ce que les Nostradamus de ce monde cherchent à faire depuis la nuit des temps : prédire l'avenir. Enrichissement facile et presque assuré. Alléchant, n'est-ce pas ?

Bienvenue dans l'ère de l'intelligence artificielle (IA) des marchés financiers.

Vous avez certainement entendu parler au cours des derniers mois de l'offensive des titans américains de la techno, les Facebook (Nasdaq, FB), Google (Nasdaq, GOOG), Apple (Nasdaq, AAPL) et Amazon (Nasdaq, AMZN), dans le créneau de l'intelligence des machines et des logiciels. Ces entreprises et bien d'autres investissent massivement dans l'IA afin d'accomplir des prouesses aussi grandes que celles des humains, ou encore de mieux anticiper le comportement de leurs clients.

La vague de l'IA déferle aussi dans le secteur financier. À l'instar de Google, qui a conçu un algorithme permettant de reconnaître les images, des entreprises font appel à la technologie pour analyser des millions de variables en quelques secondes et ainsi créer un modèle prédictif des placements.

La start-up allemande Neokami a recueilli cet été plus d'un million de dollars pour développer son algorithme qui passe au peigne fin les commentaires d'analystes, les opinions des investisseurs sur les réseaux sociaux, les mouvements historiques du pétrole, etc. Son fondateur, Ozel Christo, affirmait alors que la technologie pourrait éventuellement atteindre un taux d'efficacité de 75 à 95 %, en fonction de l'horizon temporel recherché par l'investisseur.

Un FNB « foule sentimentale »

Le monde de la finance a une imagination sans borne lorsque vient le moment de créer des instruments de placement tendance, qui visent à séduire le plus grand nombre d'acheteurs selon les modes du moment. Dernière innovation en lice : un fonds négocié en Bourse (FNB) qui fait appel à l'intelligence artificielle pour analyser les émotions des investisseurs sur Twitter.

La firme Market Prophit aspire en effet à créer un fonds de placement qui repose sur les données de son indice des émotions observées sur les réseaux sociaux, le « Social Media Sentiment Index ». Lancé en mai, cet indicateur suit les tweets qui utilisent un cashtag, soit un symbole boursier précédé d'un signe de dollar, comme $AAPL dans le cas d'Apple. Un pari qui, selon la jeune entreprise, fait appel à la « sagesse de la foule ».

Market Prophit dit suivre 220 000 utilisateurs de Twitter qui traitent de placements. Un nombre qui s'accroît quotidiennement. En plus d'analyser les commentaires sur les titres, l'entreprise passe au crible les nouvelles qui portent sur les investissements. Elle sélectionne ensuite les 25 titres de l'indice S&P 500 qui font l'objet du plus grand nombre de tweets afin d'établir son propre indice. Les participations dans chaque titre sont ajustées quotidiennement, mais l'indice est complètement reconstitué une fois par trimestre.

Un indice en hausse de 7 % en 2015

L'indice de Market Prophit peut aussi bien acheter des titres que les vendre à découvert (une stratégie qui permet d'empocher des gains lorsqu'un titre baisse). À la mi-octobre, cet indice affichait une hausse de 7 % depuis le début de 2015, par rapport à un recul de 1,5 % pour le S&P 500. Une surperformance principalement attribuable aux gains enregistrés grâce à la vente à découvert. Pas mauvais, mais il faut souligner que les fonds de placement dont la stratégie repose surtout sur la vente à découvert ont profité du repli des marchés cette année, note Bloomberg.

Une bonne performance relative, qui est cependant loin de me convaincre de l'utilité d'externaliser de façon ouverte (crowdsourcing) ses décisions de placement. Cela me semble plutôt risqué pour l'investisseur sérieux. Et jusqu'à preuve du contraire, suivre le troupeau n'est pas la recette qui permet de réaliser des rendements supérieurs à long terme.

Comme je le mentionnais dans ma chronique la semaine dernière, les titres qui ne font pas la manchette et qui sont sous le radar de la majorité des investisseurs tendent à afficher une performance supérieure à la moyenne. Selon le modèle de Market Prophit, ce sont surtout les titres populaires et bien connus, comme Apple, Microsoft (Nasdaq, MSFT) ou General Electric (NY, GE), qui dicteront la performance ou contreperformance d'un éventuel FNB fondé sur les tweets. Pas de place donc pour les PME en forte croissance, mais qui sont méconnues de la majorité des investisseurs.

Autre risque majeur à prendre des décisions de placement en fonction des commentaires faits sur les réseaux sociaux : Twitter regorge de faux profils de célébrités ou de comptes douteux. Qui dit que des spéculateurs ne multiplieront pas les comptes bidon afin de promouvoir leurs titres pour ensuite s'en débarrasser ? J'observais déjà un tel phénomène sur les forums de discussion du site Web pour lequel je travaillais au début de ma carrière, il y a 15 ans. Ces tentatives de manipulation n'ont certainement pas diminué avec le temps.

Un fonds de placement qui repose sur la « foule sentimentale », pour reprendre le titre de la chanson d'Alain Souchon, très peu pour moi. Cela exposerait à des gens qui prennent des décisions irrationnelles lorsqu'il advient des événements majeurs comme celui entourant la pharmaceutique lavalloise Valeant (Tor., VRX) au cours des dernières semaines, et qui méritent une grande réflexion et une analyse approfondie plutôt qu'une réaction sous le coup de l'émotion.

Le fonds spéculatif Derwent Capital Markets a déjà tenté de faire des paris inspirés de ses analyses des émotions sur Twitter en 2012. Son aventure n'aura duré que cinq mois, faute d'intérêt des investisseurs professionnels à l'époque, avaient affirmé ses gestionnaires.

L'intelligence artificielle est certainement promise à un bel avenir dans bien des domaines, mais en matière d'investissement, rien ne vaut encore une connaissance approfondie des entreprises... et un bon jugement.

Suivez Yannick Clérouin sur Twitter @Clerouin_Inc

À propos de ce blogue

Après près de 16 années passées au journal Les Affaires, dernièrement en tant que chef de publication pour lesaffaires.com, Yannick Clérouin a rejoint en mars 2018 la société de gestion de portefeuilles Medici.

Yannick Clérouin