Comment calculer la valeur intrinsèque d'une entreprise (partie 3)

Publié le 03/05/2019 à 15:59

Comment calculer la valeur intrinsèque d'une entreprise (partie 3)

Publié le 03/05/2019 à 15:59

La façade d'un dépanneur Couche-Tard.

(Photo: Charles Desgroseilliers)

BLOGUE INVITÉ. Au cours des deux dernières semaines (partie 1, partie 2), j’ai présenté quelques principes à considérer dans l’évaluation d’un titre boursier. Cette semaine, j’appliquerai ces principes à une société québécoise que nous détenons dans nos portefeuilles sous gestion et qui est très connue des investisseurs québécois: Alimentation Couche-Tard. Une mise en garde s’impose: ceci n’est pas une recommandation d’achat, mais un exemple concret de l’évaluation d’un titre.

Peu d’entreprises québécoises ont connu autant de succès financier et boursier que Couche-Tard au cours des dernières décennies. Depuis 2000, ses bénéfices par action sont passés de 0,04$ US (en tenant compte des fractionnements subséquents du titre; toutes les données financières de la société sont publiées en $ US) à notre prévision de 3,45$ pour l’exercice 2019 qui prendra fin en avril prochain, un taux de croissance annuel composé de 26,4%. Pendant ce temps, son titre est passé d’un peu plus de 1,00$ à son cours récent de près de 79,00$, un rendement annuel composé de 25,8%, sans compter les dividendes versés.

Quel ratio cours-bénéfices le titre de Couche-Tard mérite-t-il, selon nous?

Au risque de me répéter, le ratio appliqué à un titre sera toujours une question d’interprétation et de jugement – comme je le mentionnais dans le premier blogue à ce sujet, l’évaluation d’une entreprise est davantage un art qu’une science. Les opinions des investisseurs sont susceptibles de diverger grandement selon leur point de vue et leur perspective.

On peut néanmoins se fier aux faits pour en arriver à une estimation éclairée. En premier lieu, il est évident que, depuis plus de 20 ans, Couche-Tard a obtenu une croissance nettement supérieure à la moyenne du marché et des entreprises. De plus, la croissance des revenus de la société a été réalisée tout en conservant, voire en améliorant, sa rentabilité au fil des ans. Ainsi, selon nos calculs, son rendement de l’avoir moyen depuis 2000 se chiffre à 11,4%, alors qu’il a été de 23,6% en moyenne au cours des cinq dernières années. Enfin, la société a toujours su garder une santé financière solide, à l’exception des périodes suivant des acquisitions majeures. Ces facteurs militent selon nous en faveur d’un ratio cours-bénéfices supérieur à celui du marché qui, on l’a dit dans le blogue précédent, se situe aux alentours de 17,5.

Cela dit, la croissance de Couche-Tard a été alimentée en grande partie par des acquisitions majeures au fil des ans. Une telle stratégie est plus risquée qu’une croissance interne. C’est encore plus vrai aujourd’hui alors que Couche-Tard a atteint une taille gigantesque, avec des revenus annuels de près de 60,0 G$. Pour poursuivre sa croissance, la société devra réaliser des acquisitions de grande taille, qui pourraient l’amener dans de nouveaux marchés tels que l’Asie, ce qui augmente selon nous les risques d’exécution.

La taille d’une entreprise comme Couche-Tard comporte des avantages ainsi que certains désavantages. Nous croyons que sa taille lui confère des avantages concurrentiels importants du point de vue des économies d’échelle. Par exemple, Couche-Tard est aujourd’hui très bien placée pour négocier des ententes avantageuses auprès de ses fournisseurs, notamment pour l’essence. En revanche, la taille de la société agira comme un frein à sa croissance future. Une augmentation de 10% de ses revenus correspondrait à une augmentation de 6,0 G$ US.

Historiquement, le titre de la société s’est échangé à un ratio cours-bénéfices dans une fourchette de 13,0 à 22,0. La seule exception est survenue lors de la crise financière de 2009, alors que son titre s’est échangé momentanément à près de 10,0 fois les bénéfices prévus. Le ratio cours-bénéfices prévus moyen des 19 dernières années est de 16,0.

En soupesant les facteurs positifs et négatifs, nous sommes d’avis que la société mérite aujourd’hui un ratio au milieu de cette fourchette. Ainsi, nous croyons qu’un ratio de 17,5 fois les bénéfices prévus de 3,45$ US est approprié pour le titre de Couche-Tard, ce qui correspond à un ratio équivalent à celui du marché boursier américain.

Une autre considération est l’évaluation relative du titre de Couche-Tard par rapport à des sociétés comparables de son secteur. Or, les deux sociétés les plus comparables sont, selon moi, deux exploitants de dépanneurs américains: Casey’s General Stores (capitalisation boursière de 4,8 G$ US - Couche-Tard a déjà tenté de l’acheter) et Murphy USA (2,75 G$ US). Les titres de ces sociétés s’échangent respectivement à 24,2 et 19,0 fois les bénéfices prévus pour leur prochain exercice. Ces données me portent à croire que notre évaluation du titre de Couche-Tard est adéquate, sinon quelque peu prudente.

Fourchette et conservatisme

Nous préconisons l’établissement d’une fourchette dans l’évaluation d’un titre. Une façon simple d’y arriver serait, par exemple, d’élaborer à la fois un scénario optimiste, un scénario réaliste et un scénario pessimiste, chacun étant associé à des probabilités. Malgré tout le travail d’analyse qu’un investisseur puisse réaliser, le futur demeurera toujours incertain. Voici comment nous établissons notre évaluation du titre de Couche-Tard selon ces trois scénarios distincts, pour arriver à une évaluation pondérée de près de 62,00$ US (environ 83,00$ CA):

Petite note: compte tenu de l’incertitude inhérente à l’évaluation d’un titre, je prône la prudence. Un investisseur pourrait certainement justifier un ratio cours-bénéfices plus élevé pour Couche-Tard, 20,0 par exemple. Je crois qu’il vaut mieux pécher par excès de prudence que par excès de confiance.

Comme je l’ai dit au début de ce blogue, l’évaluation d’une société relève autant de l’art que de la science. Les modèles d’évaluation les plus complexes et sophistiqués ne seront jamais meilleurs que les hypothèses cruciales qu’on doit faire pour estimer les variables figurant dans cette évaluation. À mon avis, il vaut mieux s’en tenir à une méthode simple qui minimise les prévisions.

Marge de sécurité

Un des principes à la base de l’analyse fondamentale est celui de la marge de sécurité. L’investisseur qui évalue un titre devrait l’acheter seulement lorsque ce titre s’échange sensiblement sous l’estimation de sa valeur intrinsèque. De nombreux investisseurs exigent une sous-évaluation de 30%. Je crois que dans le cas de Couche-Tard, une grande société dont les activités sont plutôt stables et relativement faciles à prévoir, une marge de sécurité de 20% me semble appropriée. Ainsi, pour l’investisseur à long terme qui évaluerait présentement le titre à 83$ CA, il deviendrait un «achat» à 70,00$ CA ou moins.

Autre point important, l’évaluation qu’on fait aujourd’hui d’une société est constamment sujette aux ajustements. J’ai présenté ici notre évaluation du titre de Couche-Tard, mais celle-ci sera ajustée au cours des mois à venir, au fur et à mesure que la société publiera ses résultats financiers trimestriels et que des faits nouveaux se présenteront, notamment de nouvelles acquisitions.

J’espère que cette série de trois blogues aura su répondre à la question d’un lecteur concernant l’évaluation de la valeur intrinsèque d’une entreprise. N’hésitez pas à me faire parvenir vos questions.

Philippe Le Blanc, CFA, MBA

Chef des placements, COTE 100

 

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