Les financiers sont-ils les nouveaux écologistes?

Publié le 07/09/2021 à 11:00

Les financiers sont-ils les nouveaux écologistes?

Publié le 07/09/2021 à 11:00

Larry Fink, le PDG de la société américaine BlackRock, le plus important gestionnaire d'actifs au monde. (Photo: Getty Images)

BLOGUE INVITÉ. Cette année, j’ai fêté deux anniversaires : d’abord mes 50 ans (d’après mes enfants, cela fait de moi un « très très vieux! »), puis les 30 ans d’une carrière professionnelle dévouée à accélérer la transition vers une économie sobre en carbone.

J’ai commencé ma carrière en 1991, l’année avant le sommet de la Terre de Rio de Janeiro. Là, les leaders du monde entier se sont réunis pour déclarer leur volonté d’agir, se doter d’engagements vagues, prendre des photos, puis repartir.

Sauf pour quelques exceptions trop timides, les bottines, comme on dit, n’ont pas suivi les babines.

Mais depuis une décennie maintenant, le changement requis semble enfin au rendez-vous.

Dans le secteur de l’énergie, les transformations sont profondes. En 10 ans, les coûts de l’énergie solaire ont baissé de plus de 80%.

Idem pour les batteries.

Construire des parcs éoliens ou solaires est aujourd’hui plus rentable que construire des centrales au charbon ou au gaz naturel (ou à l’hydroélectricité, d’ailleurs) dans la plupart des régions, même en tenant compte de leur intermittence.

Elon Musk a gagné son pari : il est en voie de faire transférer l’essentiel des véhicules vers une alimentation en électricité.

J’aborderai ces changements —et ce qu’ils veulent dire pour le Québec— dans un prochain billet.

Mais aujourd’hui, à quelques semaines du Sommet sur le climat de Glasgow, c’est une autre transformation qui m’intéresse, soit celle qui concerne les investisseurs.

Car, depuis un an, une série d’initiatives et d’engagements inusités sont pris par le milieu financier mondial envers la protection du climat. On dirait quasiment un «reverse takeover» de la finance par les écologistes.

 

Deux initiatives mondiales cruciales

Commençons par les banques.

Réunies sous l’égide du Net-Zero Banking Alliance, 54 des plus grandes banques de la planète —dont Citi, Deutsche Bank, Credit Suisse, HSBC, Lloyds et Morgan Stanley— se sont récemment engagées dans une démarche pour revoir leurs critères et leurs pratiques d’investissement en vue de les « aligner » avec les exigences de l’Accord de Paris sur le climat de 2015.

On parle ici d’un total de 37 000 milliards de dollars américains d’actifs (46 645 G$CA), soit le quart de tous les actifs banquiers du monde, qui chercheraient bientôt à se décarboner.

Un quart, c’est beaucoup.

C’est suffisant pour avoir un effet d'entraînement comme un tsunami.

Les banques membres de cette nouvelle Alliance se doteront donc de plans visant à réduire massivement leur empreinte carbone, soit les gaz à effet de serre (GES) émis par les projets et entreprises qu’elles financent.

Pour les banques canadiennes, incluant leurs clients dans le secteurs pétrolier et gazier, le défi sera d’autant plus exigeant.

Les banquiers ne sont pas seuls.

La Net-Zero Asset Owner Alliance (NZAOA), elle, regroupe 40 investisseurs institutionnels avec 7 000 G$US d’actifs sous gestion.

Les membres de l’Alliance, dont la Caisse de dépôt et placement du Québec est l’un des six membres fondateurs, se sont récemment engagés à réaligner leurs portefeuilles d’investissement de façon à être cohérents avec l’atteinte de «zéro émission nette» d’ici 2050.

 

L’énergie, l’immobilier et l’infrastructure verte seront les premiers secteurs affectés par cette stratégie. (Photo: 123RF)

 

Chaque investisseur membre de la NZAOA se dotera de cibles quinquennales et «assistera, incitera et obligera les sociétés de ses portefeuilles à se lancer sur des voies de décarbonation d’une échelle et d’un rythme compatibles avec (…) l'Accord de Paris ».

À l’instar de la NZBA, ces investisseurs s’engagent à publier leurs suivis de résultats annuellement. L’énergie, l’immobilier et l’infrastructure verte seront les premiers secteurs affectés par cette stratégie.

On n’est pas non plus en reste dans le secteur privé.

 

L'onde de choc de BlackRock

BlackRock, la première société d’investissement du monde avec près de 8 000 G$US sous gestion, a annoncé un virage qui place le climat au cœur de sa stratégie de gestion des risques.

L’institution détenant des parts significatives dans 91% de l’indice S&P 500 exigera dorénavant de ses sociétés un plan concret de transition vers l’élimination des émissions nettes de GES.

«Lorsque nous pensons que les entreprises n'avancent pas avec une rapidité et une urgence suffisantes, [nous allons] demander des comptes aux administrateurs en votant contre leur réélection», a fait savoir BlackRock.

ExxonMobil, le deuxième producteur de pétrole et du gaz au monde, y a goûté ce printemps, perdant trois administrateurs au change.

Si l’on regroupe tous ces actifs sous gestion, on parle donc ici de gestionnaires qui gèrent pour au moins 50 000 G$US de capitaux mondiaux qui se mettront, une fois la gouvernance mise sur pied, à rechercher activement les solutions sobres en carbone.

Et, aussi sinon plus remarquable, à militer pour des transformations rapides et durables chez ceux qui émettent trop de GES.

Quitte à retirer leur confiance… et leurs billes.

Un peu de perspective s’impose ici.

Ce chiffre de 50 000 G$US représente plus de la moitié du PIB mondial. Bref, on ne joue plus dans les marges, dans les décisions symboliques.

Depuis un an, ce mouvement des détenteurs et gestionnaires de capitaux touche le cœur même de l’économie mondiale.

Aucune entreprise ne sera à l’abri.

Il est encore tôt, bien sûr.

Est-ce que tous les engagements se concrétiseront comme prévu ? Sûrement pas.

Y en aura-t-il qui trébucheront ou qui traîneront les pattes ? Assurément.

Et force est d’admettre que passer des engagements du milieu financier aux plans et aux investissements d’entreprises, puis aux changements sans précédent de pratiques, d’équipements, d’infrastructures et de modèles d’affaires requis, prendra du temps.

Du temps que le climat n’a peut-être pas.

Mais restons optimiste.

Depuis les trois décennies que je suis impliqué dans les milieux de l’énergie, du climat et de la finance, c’est la première fois que je vois les capitaux du monde (y compris plusieurs de mes clients) lever la main si haut et annoncer être prêts à mettre tout leur poids dans la lutte aux changements climatiques.

Avec des conséquences qu’on ne mesure pas encore, mais qui annoncent une accélération importante de la transformation économique en cours.

Si l’année 2020 sera à jamais marquée par l’hécatombe de la COVID-19, l’année 2021 pourrait en revanche être celle d’un pivot encore plus marquant pour l’avenir : l’année où les investisseurs du monde entier se seront rangés, avec leurs actifs sous gestion, du côté des écologistes.

À propos de ce blogue

Philippe Dunsky, un spécialiste qui œuvre à accélérer la transition énergétique depuis une trentaine d’années, abordera dans son blogue les enjeux liés aux changements climatiques, ainsi que les tendances pour aider les organisations dans leur stratégie en matière d’efficacité énergétique, d’énergie renouvelable et de mobilité durable. Sa firme Dunsky Énergie + Climat est formée d’une quarantaine d’experts qui appuient les gouvernements, les entreprises du secteur de l’énergie et d’autres clients partout en Amérique du Nord. En plus de diriger sa firme, Philippe Dunsky est entre autres le co-président d’Efficacité énergétique Canada, siège aux conseils de l’Association canadienne de l’énergie renouvelable et du Fonds climat du Grand Montréal, et est régulièrement nommé, par divers paliers de gouvernement, à des comités-conseil touchant à l’énergie, à l’économie et au climat.

Philippe Dunsky
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