Souffrez-vous (sans le savoir) du syndrome du scarabée?

Publié le 12/07/2017 à 06:06, mis à jour le 12/07/2017 à 06:24

Souffrez-vous (sans le savoir) du syndrome du scarabée?

Publié le 12/07/2017 à 06:06, mis à jour le 12/07/2017 à 06:24

Un mal insidieux aux effets dévastateurs... Photo: DR

Dans les années 1950 et 1960, des entomologistes de l'Université de Chicago ont mené d'innombrables expériences avec quatre scarabées. Le principe était simple : enfermer deux couples d'espèces différentes dans un espace de vie propice à leur développement, et regarder ce qui se passait. Bien entendu, les chercheurs s'attendaient à ce que le couple le mieux adapté à l'environnement choisi se développe plus vite que l'autre, et, génération après génération, voit son espèce prédominer. Or, ce n'est pas du tout ce qui s'est déroulé!

En fait, l'une ou l'autre espèce finissait bel et bien par disparaître, mais nullement en raison d'une meilleur adaptation à l'environnement. Non, la sélection résultait de... l'appétit des scarabées pour les oeufs. C'est que les scarabées mangent leurs propres oeufs, mais aussi – et surtout – ceux des autres espèces. Prédominait, du coup, le couple qui dévorait plus les oeufs de l'autre couple que celui-ci ne dévorait les leurs.

Pourquoi est-ce que je vous parle aujourd'hui des scarabées, de leurs oeufs et de leur appétit? Eh bien, parce que, l'air de rien, tout cela est d'une importance fondamentale pour votre quotidien au travail, pour ne pas dire pour votre carrière. Si, si... C'est ce que j'ai appris grâce à une étude fabuleuse, intitulée Beetles: Biaised promotions and persistence of false belief et signée par nul autre que George Akerlof, "prix Nobel" d'économie en 2001 et professeur d'économie à l'Université Georgetown à Washington (États-Unis), ainsi que par Pascal Michaillat, professeur d'économie à l'Université Brown à Providence (États-Unis). Explication.

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Les deux chercheurs se sont inspirés des expériences des entomologistes pour concocter un modèle de calcul économétrique visant à regarder s'il y avait des situations particulières où l'être humain se comportait comme les scarabées. C'est-à-dire des moments où, consciemment ou pas, il favorise ceux de son espèce au détriment de toutes les autres espèces. Et surtout, si cela était à leur avantage, ou pas.

Intrigant, n'est-ce pas? Poursuivons, donc.

Une fois leur modèle de calcul établi, ils ont eu l'idée de l'appliquer aux «organisations hiérarchisées», à savoir celles où les rapports des gens sont régulés par une hiérarchie plus ou moins stricte et forte. Pour ce faire, ils ont considéré quatre employés – deux Rouges et deux Verts –, tous poussés par l'envie de grimper dans la hiérarchie. Et ce, sachant qu'a priori les Verts étaient plus à même d'y parvenir, notamment parce que leurs talents particuliers sont davantage en adéquation avec les attentes de la haute-direction.

Que se passe-t-il, au fur et à mesure que le temps passe? La productivité de chaque employé n'est pas franchement déterminante concernant l'obtention d'une promotion, car elle est «trop fluctuante» (un bon employé peut voir sa productivité chuter parce qu'il se voit confier une mission en-dehors de ses cordes; un bon employé peut également connaître des soucis à la maison, ce qui va nuire à sa performance au travail; etc.). En conséquence, le modèle de calcul montre que ceux qui décident d'une promotion n'en tiennent pas vraiment compte, et ont plutôt le double réflexe suivant :

> Homophilie. D'une part, ils ont tendance à favoriser ceux qui leur ressemblent, autrement dit, ceux de leur espèce : ça peut être cet employé qui a le même point de vue que le leur sur la stratégie que doit adopter l'entreprise; ou encore, cette employée qui a décroché le même MBA que le leur.

> Xénophobie. D'autre part, ils ont tendance à écarter ceux qui ne leur ressemblent pas, autrement dit, ceux d'une autre espèce que la leur : ça peut être cette employée qui fait trop souvent preuve d'une créativité débordante, ce qui les dérange et même les inquiète; ou encore, cet employé qui, même s'il est bardé de diplômes impressionnants, vient d'un pays dont ils n'ont jamais bien saisi la culture.

«Plus la hiérarchie est importante au sein de l'organisation en question, plus ce phénomène est prononcé», soulignent les deux économistes dans leur étude.

Et d'ajouter : «C'est ce que nous appelons le «syndrome du scarabée» : dès lors qu'on effectue des promotions au sein d'une organisation hiérarchisée, les managers et autres dirigeants ont tendance non seulement à favoriser la similarité, mais aussi à rejeter l'hétérogénéité».

Voilà. C'est dit. Mieux, c'est maintenant prouvé. Qui dit promotion dit ségrégation. Et ce, sans même que les managers en aient vraiment conscience : ils sont tout bonnement victimes, à leur insu, du syndrome du scarabée.

La question saute aux yeux : «Est-ce là une bonne ou une mauvaise chose?»

MM. Akerlof et Michaillat sont catégoriques : «Les désavantages l'emportent nettement sur les quelques avantages qu'une telle ségrégation peut présenter, disent-ils en substance. En effet, on peut considérer que l'homogénéité d'une organisation est propice, par exemple, à la bonne circulation de l'information ainsi qu'à la bonne coordination des efforts dans l'atteinte d'un objectif commun. Cela étant, une telle homogénéité entrave, entre autres, l'apparition d'idées neuves, celles qui peuvent permettre à une organisation de se dépasser, voire de surpasser la concurrence. Idem, elle mène à terme à la surspécialisation de l'ensemble des employés dans un domaine précis, ce qui réduit d'autant leurs champs de vision et d'intervention. Bref, elle mène l'ensemble du groupe droit dans le mur.»

Les deux économistes ont identifié deux illustrations lumineuses d'intelligence à cet égard :

1. Dysfonctionnements au sein de la haute-direction

Imaginons que les employés Rouges et Verts se distinguent sur un point précis, à savoir que les premiers manquent totalement, ou presque, de scrupules moraux. Que se passe-t-il dès lors que les Rouges se mettent à prédominer? La haute-direction perd à la vitesse V en moralité jusqu'au moment où plus aucun de ses membres n'ait le moindre scrupule moral.

Impossible? Pas du tout! «Regardez un peu ce qui s'est produit à la tête de l'URSS...», lancent les deux chercheurs.

«La révolution russe a vu naître une espèce particulière de révolutionnaires communistes, les léninistes, notent-ils. Ceux-ci se démarquaient des autres notamment par leur absence totale de respect pour les droits humains : il n'avaient, par exemple, aucun scrupule à éliminer physiquement leurs opposants, quitte à recourir à de fausses accusations pour parvenir à leurs fins. Cette faculté à "manger leurs propres oeufs, mais surtout ceux des autres" pour asseoir leur pouvoir s'est retrouvée par la suite dans toute leur lignée : Staline, Brejnev, Andropov, etc. Et même ailleurs, là où ont sévi d'autres leaders communistes : Mao, Ceausescu, Hoxha, Pol Pot, etc.»

Et de souligner : «Tout cela s'est finalement traduit par des dysfonctionnements à la tête de l'État, jusqu'à son effondrement».

2. Inégalité entre les sexes

Le syndrome du scarabée explique également un autre phénomène dont souffrent la plupart des organisations : les inégalités criantes entre les sexes. Des inégalités qui concernent notamment l'obtention d'une promotion, ou encore d'une hausse salariale.

«Notre modèle de calcul permet de comprendre pourquoi en Occident les organisations dirigées par des hommes le sont, en général, ad vitam æternam. C'est que le syndrome du scarabée les pousse à promouvoir ceux qui leur ressemblent, et donc, à rejeter le sexe opposé», disent-ils.

Vous comme moi, nous souffrons par conséquent d'un même mal insidieux : le syndrome du scarabée. Comment lutter contre celui-ci? Les deux économistes ne l'indiquent pas vraiment dans leur étude, car tel n'était pas leur objectif : ce qu'ils voulaient, c'était mettre au jour ce phénomène et l'expliciter à l'aide d'un modèle de calcul économétrique. Ce qui est déjà formidable.

Alors? Que faire? Ceci, à mon avis :

> Qui entend remédier au syndrome du scarabée se doit de forcer sa nature et se mettre à priser la diversité. Il lui faut résister à l'envie viscérale de s'entourer de personnes qui lui ressemblent pour, au contraire, chérir celles qui ont des idées et des profils divergents. Oui, il doit sortir de sa petite zone de confort pour s'aventurer en terre inconnue, partir à la rencontre des autres. Ce qui, soit dit en passant, est la meilleure façon de grandir.

Concrètement, cela peut très bien se faire en commençant par votre réseau de contacts sur les médias sociaux. Prenons un exemple... Dans mon cas, LinkedIn n'arrête pas de me suggérer de devenir ami avec des personnes travaillant en RH; ce qui est logique, mais totalement néfaste à la diversité des idées que je souhaite recevoir et partager avec mon réseau. D'où mon attachement à varier le plus possible les profils de mes contacts sur LinkedIn : je suis aujourd'hui ami, entre autres, avec un paysagiste, un boucher, une retraitée de l'Éducation, une championne d'Ironman, etc. Vous voyez?

Puis, cela peut se faire, si vous êtes un manager, avec les membres de votre équipe. Dotez-vous de nouveaux talents, même si vous ne voyez pas immédiatement leur intérêt pour votre groupe. Enrichissez-vous de personnes aux idées neuves, quitte à ce qu'elles bousculent un peu les vôtres. Pourquoi? Parce que, ne l'oubliez jamais, il en va de vos succès, de votre carrière, votre de la survie de votre organisation. Ni plus ni moins.

En passant, le philosophe français Alain a dit dans Vigiles de l'esprit : «Tout homme persécute s'il ne peut convertir. Ce à quoi remédie la culture, qui rend la diversité adorable».

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À propos de ce blogue

EN TÊTE est le blogue management d'Olivier Schmouker. Sa mission : aider chacun à s'épanouir dans son travail. Olivier Schmouker est chroniqueur pour le journal Les affaires, conférencier et auteur du bestseller «Le Cheval et l'Äne au bureau» (Éd. Transcontinental), qui montre comment combiner plaisir et performance au travail. Il a été le rédacteur en chef du magazine Premium, la référence au management au Québec.

Olivier Schmouker

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