Employeurs, gare à l'horrible poutre dans votre oeil!

Publié le 20/07/2020 à 08:00

Employeurs, gare à l'horrible poutre dans votre oeil!

Publié le 20/07/2020 à 08:00

Une «poutre» qui horrifie nombre d'employés... (Ph.: Priscilla Du Preez/Unsplash)

BLOGUE. Au Canada, seulement 1 PME sur 3 a fait revenir l’ensemble des employés qu’elle avait mis à pied à cause de la «mise sur pause» de l’économie consécutive à la pandémie du nouveau coronavirus. Le tiers des employeurs ont donc réussi à redémarrer à plein régime. Mais pas les deux autres tiers. C’est du moins ce qui ressort de récentes données de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI).

Comment expliquer une aussi piètre performance de la part des PME canadiennes? Oui, comment se fait-il qu’elles ne soient pas capables de redémarrer correctement alors que le déconfinement est entamé maintenant depuis plusieurs semaines?

La réponse à cette interrogation - tenez-vous bien! -, elle… fait froid dans le dos. Où l’ai-je dénichée? Dans un endroit on ne peut plus simple, en filigrane des recommandations que la FCEI a présentées cette semaine au gouvernement canadien. Oui, sans même le réaliser, la FCEI a alors présenté les raisons véritables du fiasco du redémarrage des PME, des raisons qui appartiennent en grande partie… aux employeurs eux-mêmes! Explication.

La FCEI a récemment procédé à un sondage auprès de propriétaires de PME qui a notamment mis au jour le fait que «le quart des PME ont toujours du mal à rappeler ou à recruter les employés qu’il leur faut». Plus précisément, «27% des propriétaires de PME signalent que certains employés qu’ils ont dû mettre à pied ont refusé de revenir au travail quand ils les ont rappelés».

Le sondage a eu l’intelligence de répertorier les principales raisons évoquées pour un tel refus:

1. Les employés en question disent préférer continuer de bénéficier de la Prestation canadienne d’urgence (PCU) - 62%

2. Ils s’inquiètent de leur santé physique et/ou de celle de leurs proches - 47%

3. Ils se soucient de leurs obligations en matière de garde d’enfants - 27%

4. Ils ne pensent pas avoir assez de travail ou assez d’heures de travail - 16%

5. Ils disent préférer continuer de bénéficier de la PCU pour les étudiants - 11%

6. Ils s’inquiètent des transports en commun qu’ils doivent prendre pour aller et revenir du travail -7%

Quelle conclusion la FCEI tire-t-elle de tout cela? Je vous la donne en mille : «Il est clair que la PCU dissuade un certain nombre d’employés à retourner au travail, en particulier dans les secteurs de l’hébergement, de la restauration et des services personnels, dit par voie de communiqué Jasmin Guénette, vice-président, affaires nationales, de la FCEI. La PCU, c’est une aide d’urgence pour celles et ceux qui ont perdu leur travail à cause de la pandémie. Elle ne devrait pas servir à ceux qui souhaitent se reposer durant tout l’été.»

Prenez le temps de bien lire et relire cette déclaration. Car nous allons maintenant la décortiquer comme il faut, point par point…

> Non, le problème, ce n’est pas la PCU

Qu’est-ce que la PCU? Une aide d’urgence, soit 2.000$ versés à tous ceux qui ont perdu leur emploi - non pas leur «travail» comme le dit la FCEI - et qui, par conséquent, se sont retrouvés le bec dans l’eau, du jour au lendemain. Une aide qui n’est pas éternelle, mais ponctuelle, sa durée maximale étant de 24 semaines. Une aide qui vise juste à permettre de continuer à se loger et à se nourrir. Une aide, je le souligne, minimale, qui permet seulement d’assurer sa subsistance.

Une aide vitale : 1,9 million de Québécois ont obtenu au moins un paiement mensuel de la PCU depuis le début de la pandémie. Cela représente 42% des Québécois qui avaient un emploi au mois de février, juste avant l’arrivée du nouveau coronavirus, selon Statistique Canada.

Or, 27% des employés remerciés disent aujourd’hui à leur employeur qu’ils préfèrent la PCU à un retour au travail chez lui. Autrement dit, ils préfèrent un revenu de subsistance à l’emploi qui leur est proposé. Ce qui signifie soit que l’emploi en question est payé une misère, soit que l’emploi en question est une véritable souffrance quotidienne. Peut-être même les deux à la fois.

Par conséquent, la solution est on ne peut plus simple : au lieu de «chialer» contre la PCU, les employeurs feraient mieux de considérer la poutre logée dans leur oeil; ils feraient mieux d’offrir un revenu un peu plus décent, ou à tout le moins des conditions de travail un peu meilleures que celles qui étaient en vigueur avant la pandémie.

L’idée est de passer en mode séduction, et non pas de continuer à agir comme avant, en mode répression. Le hic? C’est que nombre d’employeurs ne le comprennent pas, et sont loin de le comprendre. Un exemple frappant est la déclaration suivante de M. Guénette : «Il est important de modifier la PCU afin que les employés ne puissent plus bénéficier de ce programme lorsqu’ils sont rappelés au travail». Comme quoi, à ses yeux - et sûrement à ceux aussi de nombre de propriétaires de PME -, il est urgent d’étrangler financièrement les gens pour qu’ils ne puissent plus dire «non» aux emplois qui leur sont présentés, en particulier ceux qui sont «mal» payés et dont les conditions de travail sont, disons, «intenses».

C’est que l’aveuglement de ces employeurs-là est purement ahurissant. Pour le réaliser, prenons simplement la déclaration de M. Guénette selon laquelle la PCU ne devrait pas servir «à ceux qui souhaitent se reposer durant tout l’été». D’une part, c’est considérer que ceux qui sont contraints de vivre avec un revenu de subsistance ne sont que des tire-au-flanc, des profiteurs du système, d’incorrigibles feignants; ce qui est, on s’entend, carrément insultant. D’autre part, c’est considérer que le tort revient entièrement aux employés, et en aucune façon aux employeurs; ce qui montre bien que ces employeurs-là n’ont aucunement conscience de la poutre dans leur oeil.

Bon. Revenons au mode séduction, car cela mérite, de toute évidence, des explications pour certains…

Comment séduire les employés mis à pied? On l’a vu, à l’aide d’une meilleure rémunération ou de meilleures conditions de travail. J’entends d’ici des propriétaires de PME rire à gorge déployée : «L’argent, ça s’invente pas!», «Une semaine de congé de plus pour tous? Impossible. Financièrement impossible» et autres «Des horaires de travail flexibles? Ben là, plus rien ne fonctionnerait dans la boîte, sans parler du fait que ce serait des négociations au cas par cas à n’en plus finir. Ridicule!» Pas vrai?

OK. Regardons ça ensemble… Chers employeurs, vous n’avez pas les ressources financières nécessaires pour verser de meilleurs salaires, ni même pour offrir de meilleures conditions de travail. Fort bien, regardez un peu comment s’y prend Google. Tous ses emplois juniors sont… moins bien payés que la moyenne des emplois juniors en TI au Canada. Oui, vous avez bien lu, Google paye moins bien les juniors que les autres entreprises en TI d’ici. Et pourtant, s’il y a bien une entreprise qui ne souffre pas de pénurie de main-d’oeuvre, c’est Google.

Comment expliquer un tel mystère? Une telle aberration économique, totalement déstabilisante pour ceux qui ont une approche de la main-d’oeuvre similaire à celle de la FCEI? Rien de plus simple: les juniors en question disent tous, ou presque, qu’ils ont dit «oui» à Google parce qu’ils avaient le sentiment de «contribuer à une mission tripante». Eh oui, Google joue à 100% la séduction, et ça marche.

La question saute aux yeux : chers employeurs, qu’est-ce qui vous empêche, vous aussi, de présenter «une mission tripante»? De rivaliser de séduction?

Bon. J’entends encore d’ici certains défaitistes : «Ouin, mais moi, la job est simple et n’a rien de tripant. On fabrique des clôtures métalliques, et y a pas mille façons de fabriquer des clôtures métalliques...» Ah bon? OK, prenons justement le cas réel d’une PME française spécialisée dans la fabrication de clôtures métalliques. Au bord de la faillite, ses employés avaient le moral à zéro. Les deux jeunes repreneurs - les fils du propriétaire, parti à la retraite - se sont dit qu’il fallait tenter quelque chose avant de se résoudre à vendre. Résultat? Ils ont eu l’idée d’intéresser les employés à leur métier, en leur disant notamment de passer, sur leur temps de travail, des heures... sur les médias sociaux.Le réflexe des employés n’a pas été de tuer le temps en regardant des vidéos de chatons, mais de se mettre en contact avec des travailleurs d’autres entreprises du même secteur, de s’intéresser à ce que ceux-ci faisaient autrement, et par suite de glaner çà et là des idées neuves qu’ils ont ensuite appliquées dans leur quotidien au travail. Tenez, le responsable du syndicat était le premier à se gausser ouvertement des idées des deux jeunes repreneurs, mais le jour où ils lui ont proposé de se charger de faire des vidéos corporatives destinées aux médias sociaux - sa passion en dehors du travail, c’était la vidéo, ce qu’ont appris les deux repreneurs en prenant le temps de jaser avec lui -, il s’est emballé, s’est mis à triper et est devenu le meilleur ambassadeur de l’entreprise. Très vite, la PME en question est devenue le numéro 2 de son marché en France.

On le voit bien, le 100% séduction peut avoir un effet fou. Et c’est là-dessus que les employeurs devraient miser, au lieu de chercher à étrangler financièrement les employés afin qu’ils ne puissent plus dire «non» au travail qui leur est présenté.

> Oui, le problème, c’est aussi l’insécurité

Le sondage de la FCEI indique que la deuxième raison la plus invoquée pour le refus de retourner au travail, c’est le sentiment d’insécurité. Ça concerne la moitié des refus. Ce qui est aussi énorme qu’aberrant.

De fait, la loi impose aux employeurs d’assurer la sécurité des travailleurs sur leur lieu de travail. C’est là un devoir minimal. Et pourtant la moitié des refus de retourner au travail tient au sentiment d’insécurité.

Comment se fait-il que les employeurs en question, en entendant ça, n’ont pas su convaincre les employés qui tenaient de tels propos? Comment se fait-il que les mesures qu’ils ont nécessairement prises ne les ont pas persuadé de revenir? Je n’ose imaginer que c’est parce que ces mesures sont, aux yeux des travailleurs, insuffisantes… Je n’ose imaginer ça, car ça voudrait dire que ces employeurs-là sont dans l’illégalité…

C’est bien simple, une telle justification de refus ne devrait pas exister. Si les employeurs faisaient leurs devoirs comme il faut, aucun travailleur ne pourrait avancer cet argument. Aucun, je le souligne.

La conclusion est claire comme de l’eau de roche: chers employeurs, redoublez d’efforts quant à la sécurité de vos lieux de travail, et vous supprimerez du jour au lendemain l’un des prétextes massues au refus de retour au travail. D’autant plus que la loi vous l’impose…

> Oui, le problème, c’est aussi le manque de flexibilité

La garde des enfants. Une fois sur quatre, c’est un élément avancé par les travailleurs mis à pied pour dire «non» à leur employeur. Ce qui signifie, en vérité, que les employés en question aimeraient jouir d’une plus grande flexibilité dans les horaires de travail.

J’ai eu le privilège de discuter avec la directrice générale d’une grande usine montréalaise qui m’a confié qu’avant la pandémie ils étaient intraitables pour tout ce qui concernait la flexibilité : à l’époque, oubliez ça d’aborder avec votre gestionnaire des sujets comme le télétravail et l’assouplissement des horaires de travail pour faciliter la vie privée des uns et des autres, la haute-direction y était totalement hermétique. À présent que la façon de travailler s’est adaptée à la nouvelle donne, la mentalité a changé du tout au tout : le télétravail? Ce n’est plus un problème. Venir au travail à 10h au lieu de 8h30 pour pouvoir mieux s’occuper des enfants le matin? Aucun problème non plus, si ça fait l’affaire d’un employé. Etc.

Bref, la difficulté, c’est d’arriver à penser autrement. À imaginer l’encore jamais imaginé. Et à faire preuve d’audace managériale, pour la première fois. Ce qui montre bien que ce qui coince ici, ce sont les employeurs, et non pas les employés. Et qu’il leur appartient de corriger le tir.

> Oui, le problème, c’est aussi l’insuffisance des offres d'emploi

16% des refus découlent du fait que l’employeur fait une offre de travail insuffisante. Pas assez de travail, ou encore pas assez d’heures de travail. Autrement dit, un travail partiel insuffisant pour vivre correctement : même la PCU, ce revenu de subsistance, est considéré comme meilleur que ce qui est proposé par l’employeur.

Là encore, il est aberrant que des employeurs se fassent dire de telles choses. Car ça ne peut signifier qu’une chose : l’offre faite n’est tout bonnement pas décente, vu qu’elle ne permet même pas de vivre correctement.

Et si, chers employeurs, vous faisiez l’effort de présenter des offres de travail décentes… Oui, et si vous imaginiez, une seconde, que quelqu’un vous fasse une offre de travail identique à celle que vous proposez… Diriez-vous «oui» sans hésiter? Seriez-vous heureux de travailler pour quelqu’un qui vous fait une telle offre? Donneriez-vous d’emblée votre 110% au travail, jour après jour?

Hum… Pensez-y bien, et peut-être gagneriez-vous à revoir vos offres de travail. C’est que cela vous permettrait de supprimer, d’un coup d’un seul, 16% des refus que vous recevez, ces temps-ci.

> Oui, le problème, c’est aussi l’absence d’idées neuves

7% des «non» proviennent de la contrainte de prendre les transports en commun, où il est on ne peut plus complexe - impossible? - de se maintenir à deux mètres des autres utilisateurs. Et donc, de la peur de contracter la COVID-19 en se rendant au travail.

OK. C’est une raison compréhensible, mais une fois de plus, chers employeurs, vous pourriez aisément la réduire à néant. Comment? Vous pourriez, par exemple, organiser des navettes de transport pour aller chercher les uns et les autres à leur domicile, payer le taxi, rembourser l’essence, ou encore inciter financièrement à prendre le Bixi ou son vélo. Prenez le temps d’y penser, ou mieux, de demander aux principaux concernés ce qui serait la meilleure solution pour eux à ce sujet, et adaptez-vous. Oui, innovez. Ce qui, en vérité, n’est pas si sorcier que ça à accomplir.

Voilà. La FCEI, et avec elle nombre d’employeurs, se plaignent que trop d’employés aient l’outrecuidance de dire «non» à un retour au travail. Mais c’est là, en vérité, le signe de graves manquements de la part des employeurs, des seuls employeurs. Des manquements qu’il est, pourtant, relativement aisé de pallier.

Donc, chers employeurs, arrêtez de dénoncer la paille dans l’oeil des employés et prenez conscience de la poutre qui est dans le vôtre! Et agissez en conséquence pour l’ôter au plus vite, même si cela peut vous paraître a priori douloureux. Car vous verrez dès lors nettement mieux la situation dans laquelle nous nous retrouvons tous, et, à n’en pas douter, cela facilitera grandement la relance de notre économie. À bons entendeurs, salut!

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À propos de ce blogue

EN TÊTE est le blogue management d'Olivier Schmouker. Sa mission : aider chacun à s'épanouir dans son travail. Olivier Schmouker est chroniqueur pour le journal Les affaires, conférencier et auteur du bestseller «Le Cheval et l'Äne au bureau» (Éd. Transcontinental), qui montre comment combiner plaisir et performance au travail. Il a été le rédacteur en chef du magazine Premium, la référence au management au Québec.

Olivier Schmouker

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