Lettre à mon ami entrepreneur qui s'est enlevé la vie

Publié le 31/01/2022 à 07:00

Lettre à mon ami entrepreneur qui s'est enlevé la vie

Publié le 31/01/2022 à 07:00

«Malgré ces épreuves, tu as quand même réalisé que ton savoir et tes expériences pouvaient servir la société autrement.» (Photo: Sasha Freemind pour Unsplash)

Un texte de Dimitri Gauthier-Arapoglou, directeur général de la division canadienne, Latécoère


COURRIER DES LECTEURS. Lettre à Stéphane Leblanc (20 septembre 1966 – 10 octobre 2021), mon ami entrepreneur qui s’est enlevé la vie.

Salut Stéphane, j’ai pris la décision de t’écrire cette lettre après avoir lu l’article d’Anne Marcotte intitulé Mourir peut attendre, publié sur le site de Les Affaires le 26 novembre 2021. Ce texte, qui semble de toute évidence parler de toi, a été mis en ligne un peu plus d’un mois après ton suicide. Il m’a paru très important d’y apporter un autre point de vue, considérant l’ampleur de tes réalisations qui méritent d’être soulignées, et afin de sensibiliser les gens à ce qui pourrait expliquer ta détresse, ton impasse.

Des milliers de personnes ont été bouleversées par ton départ soudain, autant celles qui t’ont côtoyé sur le plan personnel, de manière professionnelle chez Bombardier, chez Volvo, et par la suite dans le cadre de l’entreprise que tu as fondée. Ton décès a également beaucoup marqué Anne Marcotte qui était l’une de tes amis entrepreneurs. On retrouve dans son texte des échanges entre vous relatant la noirceur qui t’habitait, des appels à l’aide que tu lui as transmis par textos, à elle ainsi qu’à d’autres personnes. Tu t’es enlevé la vie huit jours après avoir échangé ces textos, malgré la bonne intention de Anne Marcotte de t’aider. Mais, au stade où tu étais rendu, tu ne pouvais t’arrêter et remettre, toi-même, ta mort à plus tard.

Le cheminement de ta carrière est digne de celui des grands gestionnaires, un parcours qui a marqué l’histoire aéronautique du Québec, de Bombardier, et qui a contribué à la révolution en leadership que connaissent actuellement certaines organisations.

À tes débuts chez Bombardier, ce qui remonte au début des années 1990, il y régnait une culture de durs à cuire. Avec le temps, tu as réussi à sortir de ce moule. Au milieu des années 2000, tu as su faire ta place alors que tu dirigeais le programme d’avions d’affaire Challenger 605. Nous avions développé des relations avec un nouveau client, un dénommé Thomas, qui est devenu l’un des plus importants acheteurs d’avions d’affaires Bombardier. En 2008, à l’âge de 42 ans, tu étais nommé vice-président du Centre de finition de l’avion Global. Début 2011, tu as pris en charge l’entièreté du programme d’avions Global. En devenant vice-président et directeur général, tu mobilisais alors plus de 3000 personnes et le programme générait plus de 2,5 milliards de dollars de revenus par année.

Du haut de tes 6 pieds 3 pouces, tu paraissais imposant, mais, au fond, tu étais un géant au cœur tendre. On comprend que cela a fini par «t’hypothéquer», Stéphane. Surtout que cela faisait près de 5 ans que tu maintenais un rythme de vie hors du commun en livrant environ 54 avions Global par année et, chaque fois, tu devais négocier avec «les plus grandes fortunes de ce monde».

En 2012, un élément personnel a bousculé ta vie et t’a mené à une grosse dépression. Quelques mois ont passé avant que tu reviennes, en 2013, dans un nouveau rôle à titre de vice-président directeur général des programmes d’avions Challenger. Mais, en 2014, changement de garde avec l’arrivée d’Éric Martel comme président, Avions d’affaires. Pris dans les coupes budgétaires, ton poste fut aboli, tout comme celui de milliers d’autres.

Le même sort attendait Eric quelques mois plus tard. Ces évènements t’ont profondément blessé. Tes idées suicidaires, en dormance depuis des dizaines d’années, étaient maintenant réveillées. Heureusement pour toi, en 2015 un nouvel épisode allait s’écrire chez Volvo BUS Amérique du Nord où tu as œuvré comme vice-président, Opérations. L’aventure chez Volvo a duré un peu plus d’un an pour se terminer en 2016. Deuxième perte d’emploi en peu de temps, suivie d’une autre dépression.

Malgré ces épreuves, tu as quand même réalisé que ton savoir et tes expériences pouvaient servir la société autrement. En mars 2017, tu as démarré ton projet d’entreprise en créant le Centre international du leadership conscient, qui s’était donné pour mission d’agir comme catalyseur pour la transformation des leaders et l’élévation de la conscience dans les organisations. Les portes ne se sont pas ouvertes instantanément, et tes démons intérieurs se tenaient aux aguets, attendant le bon moment pour sauter sur ton âme affaiblie.

Un jour, alors que tu te croyais vaincu, le téléphone sonna. L’appel de BRP pour un premier contrat arriva juste à temps. Ainsi ton projet d’entreprise prit son envol. Anne Marcotte a même été présidente d’honneur de l’un de tes ateliers sur le leadership tenu en janvier 2021. Cet atelier démontrait l’importance d’avoir des organisations équilibrées entre hommes et femmes. Ingénieur diplômé de Polytechnique en 1989 — année de la tragédie de Poly — toi et les autres étudiant(e)s ayant gradué cette année-là aviez compris. Certaines des victimes étaient tes consœurs de classe.

Au sein de ton entreprise tu as aussi accueilli, comme conférencier, ton ancien chef Éric Martel, à l’époque devenu président d’Hydro-Québec et aujourd’hui président de Bombardier. Il y a eu d’autres invités de renom comme Guy Cormier, le PDG du Mouvement Desjardins. Au fil des années, tu auras organisé des centaines d’évènements et rassemblé plusieurs milliers de personnes. Mais tes démons étaient toujours là. Le virus qui cause la COVID-19 a laissé le champ libre pour qu’ils se multiplient. Ton entreprise, principalement basée sur l’évènementiel, fut durement touchée. Tu as lancé des appels à l’aide, mais ta souffrance intérieure était trop grande.

Aujourd’hui je réalise que tu n’as pas fait un choix, tu t’es retrouvé face à un manque de choix. Tu as atteint les limites de ta tolérance à la souffrance. 

Tu as su nous embarquer dans ton avion, Stéphane, pour un voyage par moment turbulent, mais ô combien passionnant. Une chose est certaine: on n’oubliera jamais ce voyage mémorable fait en ta compagnie.

Repose en paix, Stéphane, et que ta mission te survive.

 

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