Vous ne serez jamais riches! Et c'est tant mieux!

Publié le 16/03/2016 à 06:35

Vous ne serez jamais riches! Et c'est tant mieux!

Publié le 16/03/2016 à 06:35

L'air de rien, ce petit jeu peut vous ruiner à votre insu... Photo: DR

Vous comme moi, nous avons tous, dans un coin de notre cerveau, l'idée qu'un jour nous serons riches. Parce que notre salaire va forcément aller croissant. Parce que nous allons finir par toucher un héritage. Parce que la chance va nous sourire et nous faire gagner le gros lot de 60 millions de dollars. Bref, parce que, nécessairement, les probabilités vont tourner à notre avantage.

OK. Mais regardez attentivement autour de vous. Et demandez-vous combien de vos connaissances sont vraiment riches. Allons plus loin, demandez-vous combien de personnes que vous connaissiez sont mortes en cédant une fortune à leurs héritiers. Hum... Vous voyez?

La question saute aux yeux : «Comment se fait-il que vous ne connaissiez personne (ou presque) de riche?», et surtout «Comment se fait-il que vous ayez toujours ce rêve de devenir, un beau jour, riche alors que les probabilités sont clairement contre vous?»

La réponse - tenez-vous bien -, je l'ai! Et elle est - tenez-vous encore mieux - carrément renversante. Je pèse mes mots. Car elle met à mal toute la science économique telle que nous la connaissons aujourd'hui! Et donc, la réalité telle que nous la percevons!!!

(Je vous rassure tout de suite, je n'ai pris aucune substance hallucinogène au moment d'écrire cette chronique. Je sais parfaitement ce que je dis. Je vous invite réellement à un voyage extraordinaire, un peu comme si nous pénétrions dans une toute nouvelle dimension.)

Pour commencer, je vous propose un petit jeu...

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Prenons ensemble une pièce, et jouons à pile ou face. D'accord? La règle est simple :

> Si c'est face, on augmente de 50% votre mise de départ;

> Si c'est pile, on retire 40% de votre mise de départ.

> On joue aussi longtemps que vous le souhaitez.

C'est tout. Alors, ça vous tente? Et si oui, quelle mise de départ êtes-vous prêt à mettre en jeu? 100 dollars? 1.000 dollars? 1 million de dollars? Allez-y, dites-le moi.

Un rapide calcul de probabilités montre que vous ressortirez forcément gagnant de ce petit jeu. Et pourtant, une petite voix vous a dit, en en prenant connaissance, qu'il valait mieux se montrer prudent, qu'il y avait sûrement anguille sous roche. Pas vrai?

Pas de panique, cette réaction est normale : nous nous mettons toujours à y réfléchir à deux fois avant de jouer à pile ou face un montant élevé, par exemple de 1.000 dollars. Nous songeons alors au fait qu'il y a 1 chance sur 2 de perdre d'un coup 40% de notre argent, soit, en l'occurrence, 400 dollars.

Il s'agit là de ce qu'on appelle le paradoxe de Saint-Pétersbourg. Le mathématicien suisse Nicolas Bernoulli l'a énoncé en 1713 comme une curiosité mathématique : en dépit du fait qu'un individu sait qu'il a toutes les chances de sortir gagnant d'un pari, il va rechigner à le faire si l'enjeu est considérable à ses yeux. Sans le savoir, il avait alors mis en évidence le fait que l'être humain n'est pas toujours rationnel, comme l'ont pourtant postulé les tout premiers économistes de l'Histoire.

Vous ne le savez peut-être pas, mais le paradoxe de Saint-Pétersbourg a fait s'arracher les cheveux par poignées à nombre d'économistes, ces derniers siècles. Personne n'est parvenu à le résoudre de manière satisfaisante jusqu'au... 2 février dernier! Oui, jusqu'au jour historique où Ole Peters, chercheur au London Mathematical Laboratory, et Murray Gell-Mann, prix Nobel de physique, ont dévoilé une étude révolutionnaire, intitulée Evaluating gambles using dynamics. Explication.

La rencontre de deux génies

En 2010, Ole Peters donnait une conférence sur la crise financière survenue aux États-Unis en 2008, qui avait résulté sur une mauvaise appréciation du risque de la part d'institutions financières dont c'était pourtant le métier. Son approche de mathématicien sur le sujet a séduit l'une des personnes qui y assistait, le prix Nobel de physique de 1969 connu pour avoir mis au jour l'existence des quarks (ces particules élémentaires inobservables qui sont pourtant l'un des constituants fondamentaux de la matière observable). M. Gell-Mann est allé le voir à la fin de sa conférence, et de cette rencontre est né le projet de chercher ensemble ce qui coinçait dans la science économique, ce qui faisait que, trop souvent, la réalité ne coïncidait pas avec la théorie économique. Rien de moins.

Ainsi, deux génies - l'un mathématicien, l'autre physicien - ont décidé de sonder les bases de la science économique. Quitte à détruire allègrement tout ce qui n'était pas si solide que ça d'un point de vue scientifique. Après une discussion avec Kenneth Arrow, le "prix Nobel" d'économie de 1972 considéré comme l'un des fondateurs de l'École néoclassique moderne, ils ont choisi de porter leur attention sur la prise de risque en matière de finance. Autrement dit, de s'intéresser aux réponses classiques des économistes à des questions comme : «Devrais-je miser de l'argent dans tel ou tel jeu de dés, ou pas?», et autres «Combien devrais-je accepter de payer chaque mois pour mon assurance-vie?»

Pour ce faire, ils sont revenus aux sources, en particulier à Bernoulli et son paradoxe de Saint-Pétersbourg. Et ils ont relevé quelque chose de curieux : les économistes abordent encore aujourd'hui les probabilités selon l'approche de Bernoulli, alors que les physiciens y ont renoncé depuis le 19e siècle pour adopter une approche nettement plus appropriée (et qui a fait ses preuves depuis, on s'entend)!

Je vais tenter de vous expliquer, même si c'est loin d'être évident. C'est maintenant, comme je vous l'ai annoncé tout à l'heure, que nous allons pénétrer dans une toute nouvelle dimension...

Allons-y pas à pas. Vous comme moi, lorsque nous effectuons des calculs de probabilité, nous construisons des mondes probables. Nous nous disons, par exemple, que l'avenir qui nous attend à 50% de chances de nous être favorable et 50% de chances de nous être défavorable. Et ainsi de suite, en fonction du nombre de fois où nous jouons à pile ou face. De plus en plus de mondes probables apparaissent ainsi devant nous, parfois à en donner le vertige.

Ça, c'est notre façon de voir les probabilités, à tout le moins d'imaginer ce que notre futur peut être. Et c'est en fonction du panorama de ces mondes probables que nous prenons la décision de jouer à ce jeu de pile ou face, ou pas : si nous sommes persuadés de gagner, nous nous prêtons au jeu, et pouvons même nous retrouver à miser gros; sinon, nous déclinons poliment l'invitation.

Ce que M. Peters résume comme suit : «Si une petite somme misée me donne toutes les chances de gagner, à plus fortes raisons, j'ai tout intérêt a priori à miser une grosse somme, car j'en sortirai riche. Le hic? C'est que si je me prêtais réellement à ce jeu-là, j'en sortirais en vérité totalement ruiné!»

L'arbre et la forêt

Quoi? Comment ça? Ruiné, vraiment? Impossible, me direz-vous. Eh bien, si. L'explication vient du fait que nous nous trompons lourdement en considérant les probabilités à travers le prisme de Bernoulli.

Les physiciens, eux, se refusent à imaginer des mondes probables. Ils ont considéré qu'il n'y avait qu'un monde, le monde réel, celui dans lequel nous vivons, vous et moi. Et donc, qu'au lieu de tenter de percevoir des mondes dans lesquels nos actions semblent se démultiplier d'elles-mêmes à l'infini, mieux valait regarder l'impact dans le temps de nos actions présentes, en évitant à tout prix d'échafauder des mondes irréels dont on ne sait, en fait, rien du tout. Bref, qu'il fallait arrêter d'avoir la tête dans les nuages et veiller à remettre les pieds sur terre dès qu'il est question de prise de risque.

Notre approche des probabilités suit, en vérité, ce qu'on appelle l'hypothèse ergodique, et c'est là le noeud du problème. Je vais prendre une image pour vous faire saisir ce point crucial...

L'hypothèse ergodique considère que cela revient au même, pour évaluer dans le temps la croissance d'un arbre situé dans une forêt composée d'une seule espèce, de :

> considérer le diamètre du tronc d'un des arbres tout au long de sa vie;

> considérer les diamètres de tous les troncs de la forêt à un moment donné.

Or, l'hypothèse ergodique ne se vérifie pas tout le temps, notamment lorsqu'il s'agit de grands ensembles. «Nous avons le réflexe de tirer une moyenne des données issues de ces grands ensembles, par exemple des mondes probables que nous imaginons pour visualiser les probabilités, et c'est là que nous commettons une erreur», dit M. Peters.

Les deux chercheurs ont ainsi regardé ce que donnait le jeu du pile ou face que je vous ai présenté plus tôt. Avec notre approche classique, qui suit l'hypothèse ergodique, nous en tirons la conviction que nous allons forcément gagner, et donc qu'il nous faut miser le plus possible pour empocher le plus d'argent possible. En revanche, la situation change du tout au tout dès lors qu'on adopte une approche non-ergodique : plus on joue, plus on se met à perdre, et donc plus on court à notre perte. Autrement dit, il nous faut arrêter de considérer la forêt dans sa globalité pour plutôt nous concentrer sur le tronc d'un seul arbre de la forêt.

«Notre étude a mis au jour le fait que la croissance multiplicative des gains probables souffrait, en réalité, d'une déficience. Il n'est pas vrai qu'en multipliant les jets de pièce a priori gagnants on démultiplie nos gains. Il y a un petit quelque chose qui grippe le mécanisme, et que le prisme de Bernoulli nous empêche de déceler», dit M. Peters.

L'air de rien, cette trouvaille est considérable. Prenons l'exemple du produit intérieur brut (PIB)... Disons qu'un communiqué de Statistique Canada nous indique qu'il est en hausse, durant le dernier trimestre, de 0,5%. On a alors tendance à se dire que tout va bien, que l'économie canadienne se porte mieux. Pourtant, il cache le fait que, oui, ça va mieux pour certains, mais non, ça ne va pas du tout mieux pour d'autres.

«Les chiffres le montrent sans ambiguité, seulement 1% des gens s'enrichissent, et cela se fait au détriment des 99 autres pourcents. Par conséquent, lorsqu'on nous dit que le PIB croît, cette grossière moyenne dissimule le fait que cette croissance ne concerne qu'une infime partie de la population d'un pays», explique M. Peters.

Et de souligner : «C'est d'ailleurs ce qui fait que les gens ont l'impression que les économistes et les politiciens ont, en général, des propos déconnectés de la réalité : les chiffres et les évaluations qu'ils avancent ne se vérifient pas dans leur quotidien à eux. Et ils ont raison. Là où c'est malheureux, c'est que ces mêmes économistes et politiciens sont de bonne foi, ne sachant pas que leurs calculs souffrent de l'ergodicité».

Une porte grande ouverte... au bonheur!

Que faire? Comment corriger le tir?

Pas facile à dire. Toutefois, il convient d'avoir le cran de reconnaître l'erreur monumentale que nous commettons tous dès lors qu'il nous faut faire un choix à partir de probabilités. Puis, d'agir en conséquence.

Qu'est-ce à dire, au juste? M. Peters, dans une entrevue accordée au site technologique Gizmodo, le dit froidement : «Notre perception de la réalité est aujourd'hui biaisée, à tel point que ce que nous ne pouvons plus nous fier à notre façon de considérer les probabilités. Exemple : nous cherchons sans cesse l'excellence dans chacune de nos décisions, en nous comparant plus ou moins consciemment à des modèles de réussite comme Bill Gates et Warren Buffett. Mais la réalité est tout autre. Chacun de nous est, en fait, moyen en presque tout, et donc très loin de l'excellence. Pour être franc, nous gagnerions à nous considérer plutôt comme des personnes fondamentalement médiocres, à l'exception d'un ou deux domaines près».

Oui, vous comme moi, nous sommes médiocres. Et - vous savez quoi? - c'est tant mieux!

Pourquoi? Parce que c'est là une porte grande ouverte... au bonheur! Deux illustrations parmi tant d'autres :

> Si je sais que je suis nul en calcul de probabilités, on ne m'y reprendra plus à prendre des risques financiers de fou à des jeux auxquels je suis destiné, en vérité, à perdre. Ce qui va peut-être m'éviter de me ruiner à court terme.

> Si je sais qu'il ne sert à rien de me comparer à des célébrités, je vais arrêter de courir après une performance impossible à atteindre pour moi, pour, à la place, mieux savourer l'instant présent. Et peut-être devenir un peu plus zen dans la vie.

Voilà. Je suis médiocre. Vous êtes médiocres. Nous sommes tous médiocres, à de rares exceptions près. À chacun de nous d'en tirer les leçons qui s'imposent, et par la même occasion, d'en tirer de grandes satisfactions à l'avenir.

Ce qui me fait songer à la pensée profonde de Montesquieu : «La médiocrité est un garde-fou».

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