Vive le chaos!

Publié le 28/04/2016 à 07:38

Vive le chaos!

Publié le 28/04/2016 à 07:38

Le chaos est cher aux punks, il devrait l'être aussi pour nous tous... Photo: DR

La catastrophe est là, qui nous attend avec une impatience incroyable, dans une immobilité telle qu'on finit par l'oublier. Et elle frappe sans prévenir, pile à l'instant où l'on se dit que tout va bien dans le meilleur des mondes possibles. Ce qui lui procure justement sa force dévastatrice.

Ça, je l'ai appris quand le hasard a fait que deux de mes amies, à quelques mois d'intervalles, ont vu leur appartement ravagé par un incendie. L'une a perdu toutes ses affaires dans les flammes, en particulier son chien adoré; même chose pour l'autre, à ceci près que, par miracle, son bien le plus précieux à ses yeux en est sorti indemne, à savoir ses livres. Toutes les deux en ont été dévastées à un point que vous ne pouvez pas imaginer : c'est un peu comme si, d'un coup sec et brutal, on vous retirait tout un pan de votre vie, pis, tout un pan de vous-même, et que rien - non, rien du tout - ne pouvait remédier à cela...

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Mes deux amies ont-elles joué de malchance? Eh bien, j'ai appris que non, pas vraiment. C'est que les catastrophes sont nettement plus fréquentes qu'on l'imagine, ou du moins, que je l'imaginais. En effet, 2 Canadiens sur 5 ont déjà vécu une «situation d'urgence majeure», soit plus de 12,4 millions de personnes, selon une récente étude de Statistique Canada. C'est-à-dire qu'elles ont été confrontées à une catastrophe telle que cela a bouleversé leur quotidien : une inondation ou un incendie qui a endommagé leur logement; une tempête de neige ou un orage qui leur a fait perdre une journée de travail; une panne de courant prolongée qui les a empêché de se nourrir normalement et de dormir au chaud; etc.

Le tiers des victimes d'une catastrophe ont subi des répercussions financières ou des pertes matérielles. Et 1 personne sur 10 a souffert de séquelles psychologiques.

Ce n'est malheureusement pas tout! Pour la grande majorité des victimes d'une catastrophe (85%), cela leur a pris environ deux semaines avant d'être en mesure de remettre les pieds au travail. De plus, pour 6% de ceux qui ont essuyé des pertes financières et pour 23% de ceux qui ont subi des séquelles psychologiques, il leur a fallu plus d'une année pour se rétablir complètement de ces conséquences-là. Plus d'une année, je le souligne.

C'est clair, le coût des catastrophes est phénoménal. Et pourtant, qui d'entre nous en tient vraiment compte? Qui pense véritablement être le prochain à être frappé, par exemple dans l'heure qui vient? Hein? Soyons honnêtes, personne. À tort, car c'est bel et bien en raison du fait que nous n'anticipons pas la catastrophe à venir qu'elle nous paraît être un tsunami au moment où elle nous tombe dessus, d'après le penseur libano-américain Nassim Nicholas Taleb spécialisé en épistémologie des probabilités et en mathématiques financières.

Celui-ci a mis au point le concept de «cygne noir» pour caractériser les catastrophes totalement inattendues et aux conséquences dramatiques que, l'air de rien, nous connaissons à un rythme effréné sans même le réaliser. Exemples : les attentats du 11-Septembre; la naissance de Google; l'invention d'Internet; etc. «Il s'agit d'événements qui, sur le coup, passent inaperçus ou, au mieux, paraissent anodins, mais qui, en vérité, changent radicalement la donne dans le secteur concerné à court ou moyen terme. Des événements imprévus, qui sont de véritables catastrophes pour le statu quo», dit-il dans un article qu'il a signé en 2012 dans le Wall Street Journal.

Ces cygnes noirs sont, l'air de rien, le sel de notre quotidien, ce qui lui donne toute sa saveur. Le hic, c'est que nous faisons l'erreur de l'ingurgiter d'un coup - à l'instant-même où la catastrophe nous saute aux yeux dans toute sa hideur - et que cela nous fait tirer la grimace, alors que la sagesse voudrait qu'on en prenne tout le temps, mais à très petites doses.

C'est ce qu'explique M. Taleb dans son article, titré Apprendre à embrasser la volatilité. Il y indique que la meilleure façon d'aborder les cygnes noirs est de faire preuve d'antifragilité, c'est-à-dire de ne surtout pas chercher à leur résister, mais plutôt d'accepter de plier provisoirement, pour ensuite en ressortir grandi.

Pour ce faire, le penseur libano-américain préconise d'agir avec méthode, en trois temps :

1. Prise de conscience. Si la plupart de nous sommes dans le déni face au cygne noir lorsque nous y sommes confrontés, c'est essentiellement parce que nous détestons ce genre de situation, caractérisée par «l'adversité, l'incertitude, le désordre et le stress». Il nous faut avoir le cran de regarder la réalité en face, aussi effrayante soit-elle. Tout commence donc par une nécessaire prise de conscience.

«Pensons aux feux de forêt, qui sont une catastrophe pour la faune et la flore en place, mais qui sont vitaux pour la régénération de la nature. Cette dernière a littéralement besoin de ces catastrophes-là, pour ne pas dire du désordre et du chaos, pour pouvoir se développer au mieux. C'est bien simple, la nature est antifragile par excellence, et nous gagnerions à l'avoir toujours à l'esprit», dit-il.

Et d'ajouter : «Sur le plan économique, on peut notamment penser à l'industrie de la restauration. Le taux de fermeture de restaurants est toujours élevé en Occident, ce que certains déplorent faute de voir que c'est bel et bien grâce à l'avènement incessant de cygnes noirs que nous ne sommes pas contraints de manger dans des cafétérias dignes de l'ère soviétique».

2. Compréhension. Comment fonctionne une catastrophe, au juste? Et de manière générale, qu'est-ce que le chaos? C'est à condition d'avoir une image juste de cela que l'on peut réussir à s'y frotter sans casser.

«Quand on y regarde bien, ce qui est petit est léger, et surtout efficace, alors que ce qui est grand est lourd et inefficace. Pensons à la souris et à l'éléphant... Ce dernier se casse une patte à la moindre chute tandis que la souris, elle, ne se soucie même pas de tomber de plusieurs fois sa hauteur. C'est d'ailleurs ce qui explique en partie pourquoi, sur la planète, il y a beaucoup plus de souris que d'éléphants», illustre M. Taleb.

«En conséquence, il nous faut comprendre que nous avons tout à gagner à voir petit, et non pas grand. Nous devons distribuer les centres décisionnels, au lieu de les centraliser. Parce que cela amoindrit l'impact des catastrophes, puisque si certains centres décisionnels sont détruits, il en demeure tout de même d'autres en mesure de continuer de fonctionner. Et parce que cela permet de dissoudre les erreurs, lesquelles sont atténuées à mesure qu'elles passent d'un centre décisionnel à un autre, à l'image d'une série de filtres consécutifs», poursuit-il.

3. Action. Tout ce qui est antifragile aime le hasard et l'incertitude, mieux, il les chérit. Pourquoi? «Parce que ce qui est antifragile ne grandit et ne s'améliore que dans l'adversité», dit M. Taleb.

D'où la nécessité de chercher en permanence l'inconfort, pour ne pas dire le danger. «À force de marcher en ville dans des chaussures confortables, nos plantes des pieds deviennent molle et notre musculature des jambes s'atrophie. Il nous faut impérativement nous aventurer sur des terrains accidentés avec de moins bonnes chaussures si l'on entend nous endurcir, surtout si on a l'ambition d'atteindre, un beau jour, un sommet», dit-il.

«Bref, nous devons multiplier les occasions de nous trouver dans des situations asymétriques, où le coût occasionné par l'échec est finalement ridicule comparé au gain potentiel. Oui, nous devons apprendre à jouir du chaos», résume-t-il.

Le chaos, donc. Apprendre à l'apprécier, un peu à l'image des punks, qui en ont fait une oeuvre d'art et de vivre dont s'inspirent toujours nombre de créateurs, à l'image du designer de mode français Jean-Paul Gaultier. Ni plus ni moins.

L'économiste autrichien Joseph Schumpeter avait concocté au 20e siècle le concept de «destruction créatrice», qui voulait que l'innovation portée par les entrepreneurs était la véritable force motrice de la croissance économique sur le long terme. Il recourait alors à l'image de «l'ouragan perpétuel», histoire de faire comprendre que le mouvement incessant de l'innovation entrepreneuriale balayait tout sur son passage, du moins, tout ce qui était obsolète.

En ce début de 21e siècle, il semble par conséquent qu'il convient de passer à l'étape suivante, celle du «chaos créateur». Plus besoin d'attendre que l'ouragan perpétuel frappe, il nous suffit de prendre conscience qu'il fonce sur nous, même si aucun signe ne nous l'annonce, de comprendre son fonctionnement, puis d'en tirer profit, en faisant preuve d'une incroyable agilité, acquise grâce à l'expérience découlant de la multiplication des prises de risques. Et le tour sera joué!

Revenons à présent à mes deux amies, si vous le voulez bien. Que sont-elles devenues depuis les incendies? Chacune, comme je l'ai déjà dit, a été secouée, ce qui est on ne peut plus compréhensible. Et chacune a pris la décision de... changer son quotidien! Comment? En déménageant dans un autre quartier de Montréal, et donc, en se frottant à une nouvelle réalité. Je croise maintenant les doigts pour que, comme le veut le concept de l'antifragilité de Nassim Nicholas Taleb, cela donne à chacune un nouvel élan dans la vie.

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire, en alternance dans Les affaires et sur lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.