Une fête bêtement gâchée

Publié le 15/01/2018 à 06:06, mis à jour le 15/01/2018 à 06:37

Une fête bêtement gâchée

Publié le 15/01/2018 à 06:06, mis à jour le 15/01/2018 à 06:37

Il est toujours frustrant de devoir payer plus cher que le prix régulier... Photo: DR

Montréal est une fête, une fête permanente, avec ses innombrables festivals, ou encore ses concerts de vedettes internationales. Cela rayonne sur l'ensemble de l'économie de la province : le marché québécois des spectacles est aujourd'hui évalué à 278 millions de dollars, selon les plus récentes données de l'Institut de la statistique du Québec. Le hic ? Ce marché est... déficient. À tel point que ça gâche carrément la fête. Explication.

Avez-vous récemment tenté d'acheter une bonne place à un spectacle susceptible d'attirer les foules ? Du genre Sting, Drake ou Adele ? Ça y est, vous avez saisi où je veux en venir : il est impossible de trouver une bonne place, du moins au prix régulier. Elles s'envolent toutes en l'espace de quelques minutes, comme par magie. La seule solution, c'est de se tourner vers ce qu'on appelle le «marché secondaire», c'est-à-dire vers les sites web où des scalpers revendent les meilleures places, et au gros prix bien entendu. Ce qui nous donne la fâcheuse impression de nous être fait avoir (sans trop savoir comment).

La question saute aux yeux : comment s'y prennent les scalpers pour doubler tout le monde et, par suite, pour en tirer de juteux profits ? Le pot aux roses a été mis au jour à la fin de 2017, grâce au Consortium international des journalistes d'investigation qui s'est penché sur les Paradise Papers, cette tonne de documents confidentiels issus du cabinet d'avocats Appleby qui concernent différentes sociétés offshore. C'est que le nom d'un Bouchervillois de 30 ans y figurait : Julien Lavallée, présenté dans les médias comme le «scalper millionnaire». Celui-ci est à la tête d'une entreprise de revente de billets de spectacles qui a affiché en 2014 des revenus de quelque 8 M$, selon les Paradise Papers.

Il semble que cette fortune provienne d'un système qu'il a mis en place pour acquérir les meilleures places de spectacles avant tout le monde, lequel recourt à des robots intelligents : à l'instant même où la vente démarre en ligne, il se porte acquéreur des meilleures places, ne laissant aucune chance aux êtres humains qui doivent pianoter péniblement sur un clavier pour effectuer la transaction, alors que les robots intelligents, eux, le font en un clin d'oeil.

M. Lavallée n'est qu'un exemple parmi tant d'autres de scalpers férus de technologie. Il symbolise, en vérité, la déficience actuelle du marché des spectacles : la compétition entre les acheteurs se fait maintenant en fonction de la vitesse (et à ce petit jeu, les robots intelligents l'emporteront toujours sur les êtres humains), alors qu'elle se faisait auparavant - de manière efficiente - en fonction du prix (tout le monde pouvait obtenir une bonne place, à condition de payer le prix exigé par les organisateurs du concert).

Mine de rien, cette déficience a bouleversé l'industrie : en Amérique du Nord, un billet de spectacle sur quatre est aujourd'hui vendu sur le marché secondaire, selon les données du site américain Statista. En conséquence, on peut raisonnablement estimer que ce marché pèse quelque 70 M$ au Québec. Ce qui est énorme. On comprend mieux, dès lors, à quel point les fans vont de frustration en frustration, de nos jours.

Maintenant, faut-il nous habituer à vivre avec cette déficience économique ou sommes-nous encore en mesure de corriger le tir ? Eh bien, en creusant la question, imaginez-vous que je suis tombé sur des travaux d'économistes qui montrent qu'en vérité, il n'y a rien de plus simple que de rendre à nouveau efficient ce marché ! Regardons ça ensemble...

Aditya Bhave est économiste à la Bank of America Merrill Lynch, à New York, et Eric Budish est professeur d'économie à l'Université de Chicago. Ils ont regardé ce qui se passerait si les bonnes places de spectacles étaient vendues en ligne non pas à un prix déterminé, mais aux enchères. Résultat ? Le marché redeviendrait d'un seul coup efficient. En effet, la compétition se ferait sur le prix, et non plus sur la vitesse. De surcroît, les acheteurs paieraient, en général, le juste prix, les enchères ne dépassant que très rarement le prix qui aurait été exigé par les organisateurs.

Mais voilà, il y a tout de même un problème : les participants à l'expérience ont détesté les ventes aux enchères. Ils ont trouvé ça «stressant» et «intimidant», et ont dit ne pas vouloir revivre ça. La solution n'est donc pas là.

M. Budish n'a pas pour autant baissé les bras. C'est que le problème lui tenait à coeur : spécialisé dans le design des marchés, il s'était auparavant penché sur une déficience similaire, celle du marché boursier, en raison du courtage à haute fréquence (les transactions financières à très grande vitesse effectuées par des algorithmes), et avait agi comme conseiller sur ce point auprès du président américain Barack Obama, mais sans avoir trouvé de solution définitive pour rectifier la situation. C'est tout récemment que lui est venue une idée d'une géniale simplicité : bannir la revente de billets, exactement comme cela se fait pour les billets d'avion. Il suffit d'imprimer le nom de l'acheteur du billet et de vérifier l'identité des spectateurs à l'entrée, et le tour est joué. Cette méthode permettrait aux acheteurs de se faire rembourser (en totalité ou en partie), comme lorsqu'on doit annuler notre voyage.

Demeure toutefois une interrogation : l'industrie du spectacle est-elle vraiment prête à rayer d'un coup le marché secondaire, source de juteux profits pour nombre de joueurs du milieu ? Je me permets d'en douter : le marché financier, quant à lui, ne jure aujourd'hui que par les transactions à très grande vitesse, pour le plus grand bénéfice des gros joueurs...

*****

Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

Découvrez les précédents billets d'Espressonomie

La page Facebook d'Espressonomie

Et mon dernier livre : 11 choses que Mark Zuckerberg fait autrement