Rémunération : nous avons tout faux!

Publié le 14/10/2016 à 07:07

Rémunération : nous avons tout faux!

Publié le 14/10/2016 à 07:07

Les contrats liant employés et entreprises sont devenus obsolètes... Photo: DR

Vous le savez sûrement, le "prix Nobel" d'économie a été remis cette année au britannico-américain Oliver Hart, professeur d'économie à Harvard (États-Unis), et au Finlandais Bengt Holmström professeur d'économie et de management au MIT (États-Unis); et ce, pour leur contribution à la théorie des contrats. Bien. Mais ce que vous ne savez probablement pas, c'est à quel point leurs travaux sont révolutionnaires : si nous nous penchions vraiment dessus, notre quotidien au travail en serait véritablement bouleversé (pour le mieux, cela va de soi)!

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C'est ce que j'ai saisi en me plongeant ces derniers jours dans leurs principales études, et en particulier dans celles de M. Holmström, lui qui a consacré des années de sa vie à analyser les relations contractuelles existant au sein d'une entreprise, publique comme privée – par exemple, le lien unissant le manager à son employeur, ou encore, celui entre le PDG et son conseil d'administration. Son objectif consistait à identifier la forme de contrat optimale dans différents cas de figure, à savoir celle permettant à l'entreprise d'obtenir d'un employé qu'il s'investisse au mieux dans son travail; et donc, à regarder s'il n'y avait pas d'effets pervers à, disons, rémunérer un PDG de grande entreprise en fonction de la performance de la firme qu'il pilote, ou encore à déterminer la promotion d'un fonctionnaire de police en fonction notamment du nombre de procès-verbaux qu'il a dressés durant le trimestre.

Fascinant, n'est-ce pas? Et le plus beau, c'est que des réponses précises existent à toutes ces interrogations. Regardons ça ensemble...

 

Rémunération des PDG : un contrat absurde

C'est bien connu, la rémunération des PDG des grandes entreprises s'est envolée depuis les années 1990, et elle atteint aujourd'hui de tels sommets que leur seule divulgation dans les médias donne le vertige, voire scandalise. Certains vont même jusqu'à dénoncer haut et fort le fait qu'elles soient à présent complètement déconnectées de toute réalité tangible, en particulier de la performance des entreprises qu'ils dirigent – il suffit d'évoquer le phénomène des parachutes dorés offerts aux PDG risquant d'enregistrer de piètres performances pour hérisser le poil des uns et des autres.

Cela a, bien entendu, attiré l'attention de M. Holmström, qui s'est penché sur le problème. Sa conclusion est sans appel : nous faisons fausse route en récompensant les PDG à la performance de l'entreprise. D'après ses travaux, lorsqu'un PDG est payé en fonction, par exemple, de la hausse du titre boursier, ou lorsqu'on leur attribue des options d'achat d'actions (stock options, en anglais), cela le pousse inévitablement à chercher une performance élevée à brève échéance. Il va dès lors viser le court terme, sans se soucier un instant des impacts négatifs à moyen ou à long terme de ses décisions. Ce qui, inévitablement, va porter préjudice à l'entreprise.

Que conviendrait-il, donc, de faire? M. Holmström considère qu'il faut impérativement voir les choses autrement : le contrat liant le PDG et l'entreprise doit avant tout tenir compte... du secteur d'activités dans lequel ils oeuvrent! L'idée est simple :

> Plus les risques sont élevés dans le secteur d'activités en question, plus le salaire du PDG doit être fixe (primes à la performance minimes, voire inexistantes; etc.).

> Inversement, plus les risques sont faibles, plus il convient de faire miroiter des primes variables au PDG.

Bref, il nous faut faire l'inverse de ce que l'on voit trop souvent. Pour vous en rendre compte, je vous invite à considérer les types de primes qui sont offerts dans le privé en comparaison avec le public, dès lors qu'il s'agit de diriger une grande organisation. Vous voyez bien...

 

Rémunération des managers : un contrat bancal

Passons aux managers, maintenant. Dans son étude intitulée Managerial incentive problems: A dynamic perspective datant de 1999, M. Holmström a découvert quelque chose de contre-intuitif : offrir une prime à un manager peut, dans certains cas, l'amener à se démotiver, ou encore l'inciter à prendre des risques de fou, quitte à mettre en danger son entreprise. Pourquoi ça? Parce que, ce faisant, on ne tient pas compte d'une variable cruciale : le talent de manager. Explication.

Vous souvenez-vous de Jérôme Kerviel? Cet opérateur de marché de la banque française Société générale avait réussi à prendre des positions à hauteur de 50 milliards d'euros (73,2 milliards de dollars) qui, lorsqu'elles ont dû être liquidées en janvier 2008, ont entraîné des pertes de 4,9 milliards d'euros (7,2 milliards de dollars). La banque a eu un mal fou à s'en remettre, comme on l'imagine bien. À votre avis, pourquoi avait-il agi ainsi? À l'époque, il avait expliqué que la concurrence entre les opérateurs de marché était si féroce au sein de la Société générale qu'il avait voulu montrer à tout le monde qu'il était le meilleur de tous, alors qu'il n'était considéré que comme un sous-fifre.

Or, que disait M. Holmström dans son étude? Tenez-vous bien, ceci : «Un manager dont le talent est sous-estimé par la haute-direction sera prompt à prendre des risques démesurés afin d'apporter la preuve éclatante de son talent», dit M. Holmström dans son étude. Troublant, n'est-ce pas? C'est comme s'il avait vu venir le drame qui allait secouer la Société générale...

Donc, là encore, il convient d'aborder la rémunération des managers d'un oeil neuf. D'après le "prix Nobel" finlandais, le contrat unissant un manager à son employeur doit veiller à concilier le «capital humain» du manager (son talent, si vous préférez) et le «capital financier» de l'entreprise (sa quête de profits, si vous préférez).

«La pierre d'achoppement du succès des entreprises réside dans le fait que lorsque l'employeur présente un contrat à un nouveau manager, il ne met en avant que la rémunération et le système de primes et d'avantages sociaux en vigueur, alors que l'idéal serait d'oublier ces systèmes de rémunération variable pour privilégier le soutien au développement personnel de l'individu dans le cadre de son quotidien au travail», explique-t-il en substance dans son étude.

Bref, il faudrait trouver le moyen de faire converger les intérêts personnels du manager et ceux de l'employeur; et ce, en considérant sur un même pied d'égalité le «capital humain» et le «capital financier».

«C'est tout bête, mais ça revient à considérer vraiment l'offre et la demande sur le marché du travail. À les considérer dans leur globalité, et non pas seulement à travers le prisme de la rémunération et des primes. Et par conséquent, à trouver ensemble de nouvelles formes de contrats, adaptées à notre époque», a dit M. Holmström lors d'une conférence donnée à Cambridge, dans le Massachusetts. Et d'ajouter : «Force est de constater que nous en sommes encore loin, aujourd'hui. Ce qui m'inquiète passablement, tant les systèmes actuels de rémunération sont, en général, des éléments déclencheurs de la frustration et de l'anxiété des employés».

La conclusion saute aux yeux : il est maintenant plus qu'urgent de prendre conscience de la toxicité de nos systèmes standards de rémunération pour l'ensemble des gens (les PDG comme les managers et les simples employés). Et de retrousser nos manches pour nous attaquer au fléau. Ce que M. Holmström appelle de tous ses voeux : «J'aimerais tellement voir naître, de mon vivant, une société meilleure à ce sujet...», a-t-il lâché, dans un soupir, lors de sa conférence.

Qui sait? Peut-être la génération montante, celle des milléniaux, réalisera-t-elle son rêve plus tôt qu'on ne pense, dès qu'elle aura pris les rênes de nos entreprises. Un peu à l'image de ce qui se produit à Montréal-même, chez GSoft en particulier, la firme de Simon De Baene qui a entrepris une petite révolution managériale. Ni plus ni moins.

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Un rendez-vous hebdomadaire sur Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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