Oui, le capitalisme est bel et bien en train de muter!

Publié le 15/06/2016 à 08:38

Oui, le capitalisme est bel et bien en train de muter!

Publié le 15/06/2016 à 08:38

Son nouveau visage a de quoi faire peur à ceux qui en mènent large aujourd'hui... Photo: DR

La crise économique perdure depuis 2008 et personne ne semble voir le bout du tunnel : les banques centrales ont beau faire tourner les planches à billets sans discontinuer et descendre leurs taux en-dessous de zéro, rien n'y fait, aucun signe de franc redémarrage ne pointe à l'horizon. À cela s'ajoute le fait que nombre d'industries se font, comme on dit maintenant, "ubérisées", c'est-à-dire que leurs principaux acteurs se font supplanter par des start-ups technologiques d'une audace folle — des industries comme, entre autres, l'hôtellerie ou le taxi.

Que se passe-t-il? Les dieux du capitalisme sont-ils tombés sur la tête? Assistons-nous même, impuissants, à leur pénible agonie? Voire, au contraire, à une lutte sans merci entre eux?

Eh bien, il semble que l'explication soit, en vérité, on ne peut plus simple : non, le capitalisme n'est pas en train de mourir; en revanche, oui, le capitalisme est en train de muter!

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Une mutation, donc. Mais en quoi, au juste? Il va de soi que de plus en plus d'économistes s'interrogent à ce sujet, ces temps-ci. Et plusieurs d'entre eux soupçonnent que nous assistons à l'émergence d'une troisième voie, entre capitalisme et socialisme. Cette voie porte d'ores et déjà un nom, que je vous donne en mille : le distributisme.

Le quoi? Le distributisme. Si, si...

Pour saisir de quoi il s'agit, il convient de remonter dans le temps. Au début du 20e siècle, deux écrivains engagés ont entamé ensemble une réflexion sur le capitalisme et le socialisme pour en arriver à la conclusion que ni l'un ni l'autre ne pouvait répondre pleinement aux besoins des êtres humains. L'anglais GK Chesterton et l'anglo-français Hilaire Belloc, tous deux fervents catholiques, ont alors eu l'idée de regarder ce à quoi ressemblerait une alternative basée sur la doctrine sociale de l'Église catholique romaine issue notamment des encycliques des papes Léon XIII et Pie XI.

Résultat? Un tout nouveau système politique qu'ils ont dénommé le distributisme, dont voici les principaux fondements :

> Extension de la propriété privée. La propriété des moyens de production doit devenir aussi large que possible, au lieu d'être sous le contrôle d'une bureaucratie (socialisme) ou d'une poignée de riches personnes (capitalisme). GK Chesterton disait à ce sujet : «Le problème du capitalisme n'est pas qu'il y a trop de capitalistes, c'est qu'il n'y en a pas assez : ceux qui n'ont pas de capital doivent dès lors se contenter d'un salaire». Voilà pourquoi il conviendrait d'encourager les individus à être les propriétaires de leurs moyens de production, un peu à l'image d'un plombier qui détient ses outils de travail.

De nos jours, nous assistons à un tel phénomène : de plus en plus de personnes optent pour le travail autonome, à tel point que certains pensent qu'il est réaliste d'estimer qu'un beau jour — peut-être même de notre vivant — nous verrons la fin du salariat.

> Développement du mouvement coopératif. À partir du moment où chacun de nous serait maître de ses moyens de production, nous aurions le réflexion de nous connecter à ceux qui oeuvrent comme nous. Et ce, de manière très large, sous la forme de «guildes» : il s'agirait de regroupements de personnes composés d'éléments de toutes sortes, autant employés qu'employeurs, ayant intérêt à collaborer ensemble.

De nos jours, cela ressemble passablement aux différents mouvements coopératifs qui émergent ici et là — non pas, ne confondons surtout pas, aux syndicats qui, eux, sont organisés par classes sociales en vue de défendre les intérêts de leur seule classe. Un exemple lumineux : dans le milieu bancaire, cela se traduirait par la création d'une fédération de banques coopératives — un peu à l'image de Desjardins — en lieu et place des banques traditionnelles.

> Principe de subsidiarité. Le principe de subsidiarité veut que lorsqu'une action doit être entreprise, le mieux est qu'elle le soit par la plus petite entité possible — idéalement, l'individu. Le pape Pie XI disait d'ailleurs : «C'est une grande injustice, un mal indubitable et une grave perturbation de l'ordre pour une grande organisation que de s'arroger les fonctions pouvant être effectuées avec efficacité par des entités plus petites».

Cette approche a été popularisée en 1973 par l'économiste britannique EF Schumacher via son essai intitulé Small is beautiful. Il avait d'ailleurs, un temps, pensé lui donner le titre de Économie chestertonienne, tant il y faisait référence au distributisme et à son principe de subsidiarité. Il y soulignait notamment l'importance de l'échelle humaine, de la décentralisation et de l'auutosuffisance communautaire. Et ce, en reprenant le mot de GK Chesterton qui estimait que le distributisme était, au fond, «l'incarnation de la démocratie».

De nos jours, les start-ups fleurissent un peu partout, ce qui montre bien que de plus en plus d'entrepreneurs sont convaincus de la justesse de l'expression "Small is beautiful". Sans parler du fait que nombre de multinationales font aujourd'hui des pieds et des mains pour renouer avec «l'esprit star-up» de leurs débuts, histoire de parvenir à innover de nouveau.

Le distributisme n'est-il pourtant qu'une utopie? Il semble que non. Car les signes de son avènement surgissent à présent de toutes parts :

> Des économistes à l'image d'Alexander Salter, professeur à l'École de commerce Rawls à Lubbock (États-Unis), creusent actuellement la pensée du sociologue américain Christopher Lasch, qui s'est longuement penché sur le distributisme. Ce qui indique bien que celle-ci est d'actualité.

> Idem, des entreprises s'en inspirent, plus ou moins consciemment. L'une des pionnières est la coopérative espagnole Mondragon, née en 1956 : elle compte aujourd'hui 74 000 employés qui sont tous maîtres de leurs moyens de production. Et certains estiment qu'Airbnb et Uber, entre autres, en sont les descendants directs puisque chacun est propriétaire de sa source de revenus (appartement, voiture,...) et puisque le principe de subsidiarité est respecté.

À noter, enfin, le témoignage de Gene Callahan, professeur d'économie au Collège St-Joseph de Brooklyn (États-Unis), dans un récent article intitulé Distributism is the future paru dans la revue The American Conservative :

«Au tournant du millénaire, j'ai travaillé d'abord comme consultant, puis comme employé à temps plein, pour une firme new-yorkaise de courtage, OTA Limited Partnership. L'un des points qui m'a séduit, c'était que chaque employé figurait automatiquement parmi les propriétaires de l'entreprise. Et le jour où j'ai demandé à un collègue comment on faisait pour prendre des jours de congés, il a sourcillé et m'a dit qu'il n'y avait ici aucune politique de congé : «Tu es, comme nous tous, le propriétaire de la boîte, alors tu prends autant de congés que tu veux, quand tu le veux». C'est bien simple, pour la première fois de ma vie, je me suis senti comme un adulte sur le lieu de travail!»

Voilà. Le socialisme vascille depuis des décennies. C'est maintenant, semble-t-il, au tour du capitalisme. Et il semble bien qu'un tout nouveau système est en train de germer, le distributisme. Un système révolutionnaire, je me permets de le souligner, puisqu'il met — au contraire des deux autres — l'humain en son centre.

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire sur Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.