Les nouveaux exploités


Édition du 19 Mai 2018

Les nouveaux exploités


Édition du 19 Mai 2018

Uber, TaskRabbit, Airbnb... L'économie du partage a aujourd'hui le vent dans les voiles : par exemple, 7 % des Québécois ont d'ores et déjà pris l'habitude de recourir au partage de voiture pour se déplacer, une proportion qui grimpe à 23 % chez les 18-24 ans, selon les données du Cefrio. Et avec elle, la promesse de lendemains qui chantent pour ceux qui vont oser se transformer en « micro-entrepreneurs », comme le suggère notamment la rhétorique d'Uber pour inciter les gens à se lancer dans l'aventure : chacun pourra désormais travailler « quand bon lui semblera » et « où bon lui semblera » ainsi que devenir « son propre boss ».

Mais voilà, s'agit-il d'un chant de sirènes, trop enjôleur pour être vrai ? Ce que j'ai découvert lors du CHI 2018, un événement qui a réuni en avril, à Montréal, quelque 3 300 chercheurs et entrepreneurs intéressés par l'interaction entre l'être humain et la technologie, m'en a convaincu. Explication.

Ning Ma est doctorante en science de l'information et technologie à l'Université d'État de Pennsylvanie (États-Unis). Avec trois autres chercheurs universitaires, elle a analysé en profondeur plusieurs forums de discussion utilisés par des chauffeurs d'Uber, histoire de sonder les véritables joies et souffrances de leur quotidien au travail. Il en ressort, de toute évidence, que leur vie n'est pas rose :

> Pas de vraie autonomie. En général, les chauffeurs déplorent le fait qu'ils ne sont pas aussi autonomes qu'espéré : à leurs yeux, l'algorithme d'assignation des courses ne tient aucun compte, entre autres, de leurs préférences (ex. : horaires de travail privilégiés, distances et trajets de prédilection, etc.). Ils manquent donc de contrôle sur leur travail.

> Pas de rétroaction efficace. Nombre de chauffeurs trouvent également « opaque » et « confus » le système de notation mis à la disposition des clients, voire « inutile », en ce sens qu'il ne donne aucune indication sur les améliorations à apporter à leur service. Ils souhaiteraient que ceux-ci puissent s'exprimer sur la propreté de leur véhicule ou la pertinence du trajet choisi, par exemple. Ils oeuvrent donc dans l'incertitude.

Mine de rien, tout cela a, de l'aveu des chauffeurs, un impact négatif sur leur « engagement » et sur la « qualité du service rendu à la clientèle » (ex. : courses annulées de leur part au dernier instant, même si cela prolonge indûment le temps d'attente des clients). « L'absence de supervision humaine sape le moral des chauffeurs, parfois même au point de les dégoûter du micro-entrepreneuriat. Ce qui est visiblement récurrent sur nombre de plateformes d'économie du partage », a souligné Mme Ma.

De fait, Shagun Jhaver, doctorant en informatique au Georgia Institute of Technology à Atlanta, aux États-Unis, a dévoilé au CHI 2018 une toute nouvelle maladie propre aux travailleurs de cette économie-là : « l'anxiété algorithmique ». Il l'a mise au jour en se penchant sur le quotidien d'hôtes d'Airbnb, empreint - tout comme celui des chauffeurs d'Uber - de manque de contrôle (ex. : l'hôte ajuste sans cesse ses prix face à la concurrence) et d'incertitude (ex. : l'hôte passe son temps à modifier sa page web, dans l'espoir utopique de stimuler son offre dans les calculs de l'algorithme, ne sachant même pas comment celui-ci fonctionne). « Les hôtes souffrent tous d'une même angoisse, celle de l'enfer de la page 6 du moteur de recherche d'Airbnb, là où personne ne trouvera jamais leur offre, a-t-il dit. Et ça leur pourrit la vie. »

Ming Yin et deux autres chercheurs de Microsoft l'ont réalisé, quant à eux, lorsqu'ils ont étudié le comportement des travailleurs à la demande, ces personnes qui accomplissent en ligne des tâches simples, mais fastidieuses, en échange d'une modeste rémunération (ex. : saisie de données). À leur grande surprise, ils ont vu que plus les gens avaient de flexibilité dans leur travail, plus ils prenaient en main de tâches, plus il leur fallait de temps pour les mener à bien et moins ils prenaient de pauses pour souffler un peu. Autrement dit, la flexibilité n'améliorait pas leur qualité de vie, mais la détériorait. « La flexibilité est présentée comme l'atout numéro 1 de l'économie du partage. Le hic, c'est qu'elle transforme aisément la vie des travailleurs en cauchemar, en les noyant sous le travail algorithmisé », a dit Mme Yin.

Pis, le fléau se montre particulièrement virulent à l'égard des plus vulnérables sur le plan économique, comme en témoigne une étude de Jacob Thebault-Spieker, doctorant en informatique à Virginia Tech (États-Unis). Ce dernier s'est demandé si la géographie avait le moindre impact sur des plateformes comme celle d'UberX, et a ainsi noté qu'à Chicago, les travailleurs n'étaient pas tous logés à la même enseigne. Certains réussissaient à tirer leur épingle du jeu, à savoir ceux qui avaient un statut socioéconomique élevé et qui vivaient à proximité du centre de la mégapole. Et d'autres en arrachaient, ceux qui avaient un statut socioéconomique faible et qui vivaient en banlieue.

Pourquoi ça ? Parce que les désavantagés d'UberX devaient faire plus de route et d'heures de travail pour gagner autant que les avantagés, et donc empiéter grandement sur leur vie privée. « C'est bien simple, l'économie du partage avantage les avantagés et désavantage les désavantagés », a résumé M. Thebault-Spieker.

Et Ming Yin de conclure, tonitruante : « Les travailleurs de l'économie du partage se font aujourd'hui exploiter, faute de s'unir face aux diktats des algorithmes. Il faut que ça change, sans quoi nous courons à la catastrophe ! »

Comme quoi, pile deux cents ans plus tard, Karl Marx et sa théorie du prolétariat sont plus actuels que jamais...

 

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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