Le tourisme, un bienfait économique? Hum, pas sûr...

Publié le 27/09/2019 à 06:06

Le tourisme, un bienfait économique? Hum, pas sûr...

Publié le 27/09/2019 à 06:06

Qu'apportent donc nos voyages à la nature? (Photo: Victor Vasquez/Unsplash)

CHRONIQUE. Lettres de Port-Cros (2/5). Le soleil vient de se lever et ses rayons se mettent à inonder de caresses chaudes le petit coin de planète sur lequel je me trouve. Me voilà, debout, les pieds dans le sable mouillé, le corps exposé à la brise marine, la tête vidée des derniers lambeaux de rêves restés accrochés à mon oreiller. Seul, tout seul sur la plage sauvage de la Palud de l’île de Port-Cros. Les yeux perdus dans le lointain bleu azur.

Je prends une bonne respiration, installe mes petites lunettes teintées et plonge d’un coup dans un autre univers…

Le silence m’enveloppe, apaisant, bienveillant. Ici, me susurre-t-il, tout est lustre, calme et volupté. Un sar à tête noire file devant moi, surpris par mon plongeon, et prend la direction d’un immense bouquet de posidonie, cette fleur sous-marine dont les longues tiges vertes servent de nourriture aux poissons et forment, échouées sur la plage, des languettes blanchâtres qu’on dirait en papier. Je le suis et découvre un serran écriture, éblouissant de taches rouge, jaune et bleu striées de larges rayures noires, en train de fouiller le sable de son museau, entouré d’une poignée de girelles mâles (le dos est marron) et femelles (le dos est vert électrique) prêtes à lui chiper ses trouvailles. Je sens un mouvement du coin de l’œil et tourne la tête pour voir venir vers moi un banc d’une trentaine de gros poissons d’un gris métallique rehaussé de fines bandes dorées si lumineuses qu’elles semblent projeter des étincelles; les saupes, grandes comme ma tête, avancent au ralenti, picorant de la nourriture à droite et à gauche, si bien que je me faufile au milieu d’elles sans que cela ne les dérange. Et je me mets à flotter au cœur des ondes, bercé par le léger roulis des vagues, par le doux déhanchement de mes compagnes, par la danse langoureuse des posidonies…

Enfin, je m’extirpe de la mer. Heureux et exténué. Pour apercevoir, là-bas, sur la terre ferme, l’arrivée des premiers touristes de la journée.

Cette semaine, le Spécial Environnement du journal Les Affaires

C’est que Port-Cros est un petit coin de paradis qui se mérite. L’île est un parc national français – et même le tout premier parc maritime européen – depuis 1963, si bien qu’il est interdit aux touristes d’y séjourner. Le seul moyen d’y accéder, c’est de prendre le ferry à Hyères pour une traversée d’une heure, puis de crapahuter pendant une demi-heure par des sentiers accidentés, parfois vertigineux, en portant tout son barda à l’épaule. Résultat : les plus motivés parviennent à la plage de la Palud vers 9h30, pas avant; et ils savent qu’il leur faudra repartir tôt puisque le dernier bateau pour le continent quitte l’île à 17h30.

Ce qui n’empêche pas les touristes de se ruer de plus en plus nombreux sur Port-Cros : l’été, la plage de la Palud – l’île en compte seulement trois, les deux autres étant celles du Sud et de Port-Man – est parfois si pleine de monde que les derniers arrivés ne peuvent pas y accéder et doivent soit squatter le bout de sentier où ils sont à l’arrêt, soit se résoudre à faire demi-tour. Chaque jour, un millier de touristes posent ainsi le pied sur l’île, les pics de fréquentation quotidienne flirtant, en août, avec la barre des 2.000 visiteurs, selon les données du Parc national. Ce qui est ahurissant lorsqu’on sait qu’il n’y a qu’une vingtaine de résidents permanents à Port-Cros – je suis hébergé par la famille de l’un d’eux. Ce qui est, tout simplement, trop.

De nos jours, le surtourisme est devenu un véritable fléau. Un fléau économique, social, environnemental. Un fléau dont souffrent en premier lieu les petits bijoux de nature à la Port-Cros, victimes innocentes de leur formidable «instagrammabilité» : les gens passent en coup de vent sans regarder où ils posent les pieds, tassent ce qui les dérange pour prendre une belle photo, et filent vite ailleurs, sans se soucier une seconde de la cannette de soda qu’ils ont jetée par terre, ni du désarroi des locaux à qui ils n’ont même pas dit bonjour, et encore moins acheté quoi que ce soit (artisanat, cuisine maison,…). Oui, un fléau qui gagne en puissance dans le «tourisme bleu».

Le tourisme bleu? Il s’agit du tourisme marin et côtier, lequel est actuellement à l’origine de catastrophes que nous nous refusons à voir tant elles sont, en vérité, horribles. Un récent rapport de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) montre, entre autres, que «le tourisme bleu provoque des dégâts considérables, en particulier une artificialisation massive des sols – 70% du littoral entre Barcelone et Gênes [là où se situe Port-Cros] est urbanisé –, laquelle est une des causes de l’effondrement de la biodiversité». Autrement dit, à force d’avoir bâti hôtel après hôtel tout le long de la côte française de la Méditerranée, on a massacré son fragile écosystème, et avec lui, sa beauté naturelle. À l’exception, il est vrai, de quelques perles rares comme Port-Cros, mais pour combien de temps?

Il se trouve que chaque site touristique a sa propre «capacité de charge», c’est-à-dire une capacité maximale de touristes qui, si elle est dépassée, entraîne une dégradation du milieu naturel telle que celui-ci n’est plus en mesure de se régénérer. «Si l’on ne fait rien, ou trop peu, lorsqu’un lieu touristique flirte avec sa capacité de charge, vous laissez se détruire son environnement et, in fine, son attractivité», indique le rapport, en soulignant qu’en fin de compte «la facture économique, sociale et environnementale risque fort d’être salée».

D’ailleurs, le tout dernier rapport du Fonds mondial pour la nature (WWF) vient de mettre au jour le fait que la politique européenne de sanctuaires marins européens – dont fait partie Port-Cros – n’avait malheureusement aucune efficacité. L’objectif officiel est d’ainsi protéger 10% de l’espace marin d’ici 2020, mais pour l’instant ce n’est le cas que pour… 1,8% de l’espace marin européen. Pis, les environs des espaces protégés en Méditerranée souffrent de multiples maux – «surpêche, chalutage de fond, forage de pétrole et de gaz, vibration des pieds d’éoliennes plantés à même la côte,…» –, ce qui a des répercussions «directes et graves» pour les zones a priori protégées : sous l’eau, il n’y a pas de barrière physique, tout communique, c’est une évidence. Comme quoi, Port-Cros est bel et bien en péril…

Que faire? Recourir à une forme de «protectionnisme touristique», et empêcher à tout prix les touristes de nuire aux lieux visités? S’inspirer du Machu Picchu, ce sanctuaire inca du 15e siècle qui fait partie des Sept Merveilles du monde, qui reçoit 6.000 visiteurs par jour pour une capacité maximale de 2.500 et qui a décidé de limiter chaque visite à quatre heures? Imiter le Népal, qui vend des permis d’ascension de l’Everest au prix de 11.000 $ US et en délivre moins de 400 par an? Ou encore, copier Angkor, au Cambodge, qui a doublé en 2017 le prix du billet d’entrée, qui limite à 300 le nombre de personnes pouvant accéder quotidiennement au Phnom Bakheng, d’où l’on peut admirer l’incroyable coucher du soleil sur le temple Angkor Vat, et qui interdit carrément toute nourriture sur le site?

Oui, la solution passe-t-elle par l’interdiction, la canalisation et même l’immunisation? Je ne crois pas…

«Plus qu’un protectionnisme, c’est une politique durable du tourisme qui doit être mise en place, a confié l’économiste française Nathalie Fabry au magazine Pour l’Éco. Celle-ci doit être fondée sur la résilience des destinations et des parties prenantes (les commerçants, les résidents…) ainsi que sur l’évolution des comportements des touristes eux-mêmes.»

Autrement dit, les deux mots-clés sont «résilience» et «comportement». D’une part, les lieux concernés – et leurs acteurs – doivent s’adapter à la nouvelle donne touristique; d’autre part, les touristes doivent apprendre à «consommer» autrement les endroits qu’ils visitent. Les deux vont de pair.

Résilience? Je pense à un coup de génie, celui du «Serment de Palaos». En 2017, le petit coin de paradis qu’est Palaos, en Micronésie, a réalisé que sa mer turquoise, ses coraux multicolores et ses poissons tropicaux attiraient les touristes comme des mouches, à un point tel que sa capacité de charge était en voie d’être explosée. Or, Palaos est une république indépendante, si bien que chaque touriste doit présenter son passeport et y faire apposer un tampon de la douane. D’où l’idée d’ajouter systématiquement un autre tampon, qui, lui, présente le serment que doit faire le détenteur du passeport, en le signant sous les yeux du douanier. Ce serment est le suivant:

Enfants de Palaos,

Je fais le serment

De préserver et de protéger votre île aussi belle qu’unique.

Je jure de marcher avec légèreté, d'agir avec bonté et d'explorer avec respect.

Je ne prendrai pas ce qui n'est pas donné.

Je ne ferai pas de mal à ce qui ne me nuit pas.

Les seules traces que je laisserai seront celles qui ne se voient pas.

Le texte – tenez-vous bien! – a été conçu et rédigé par les enfants de Palaos. C’est ce qui lui procure, je pense, une telle puissance. Et même, une telle poésie.

Il n’y a là aucune brimade, aucun coup de bâton. Rien de tout ça. Juste une prise de conscience intelligente, et le tour est joué! Subtil, n’est-ce pas?

Comportement? C’est à chacun de nous – touristes en puissance – de veiller désormais à mieux faire, voyage après voyage. Quelques suggestions qui me semblent intéressantes:

– Partir moins souvent, mais plus longtemps. Lorsqu’on prend l’avion, il convient de respecter un ratio entre la distance parcourue et la durée du séjour : un jour sur place par heure de vol A/R. Par exemple, si le vol dure six heures à l’aller et sept heures au retour, il nous faut demeurer sur place au moins 13 jours. C’est du moins ce que recommande l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe).

– Éviter les voyages en groupe. Débarquer dans un pays avec une poignée de chums, c’est courir le risque de se refermer sur soi, de ne se contenter que des interactions du groupe. Quid dès lors des échanges – toujours fascinants – avec les locaux? D’où l’intérêt de partir désormais en petit comité, ou mieux, seul, histoire de s’ouvrir à toutes sortes de rencontres…

– Limiter sa consommation de ressources naturelles. À l’étranger plus qu’au Québec, l’eau est une denrée rare, et donc précieuse. Y avoir accès est parfois même difficile et limité. Or, les touristes ont tendance à consommer plus d'eau qu’à l’habitude (douche…). Voilà pourquoi il serait bon de limiter de vous-même votre consommation d’eau, en particulier votre consommation «inconsciente» : évitez, par exemple, les gros hôtels avec piscine, ou encore bannissez les parties de golf sur des greens verdoyants, en pleine sécheresse.

– Sortir des sentiers battus. En roulant sur des petites routes au lieu des autoroutes, vous roulerez moins vite, et donc consommerez moins d’essence. Ce qui est bon pour la planète. Et propice à des découvertes inoubliables, qui feront tout le sel de votre voyage.

– Refuser les activités polluantes. On vous propose du jet-ski? Optez plutôt pour le paddle. Une excursion en 4x4? Choisissez plutôt la sortie à cheval. On voit mieux le paysage, on a tout autant de fun et on nuit nettement moins à la planète.

Bref, jouons de résilience et de bienveillance, et tout ira pour le mieux à l’avenir. Le surtourisme ne sera peut-être plus le fléau qu’il est aujourd’hui, et deviendra une simple multiplication des rencontres inattendues, dont certaines déboucheront sur l’inespéré. Et les petits coins de paradis éparpillés sur notre Terre pourront perdurer…

Je suis là, debout, les pieds dans le sable mouillé, en train de retirer mes petites lunettes teintées. L’eau salée dégouline le long de mon corps, emportant avec elle la joie pure de baigner dans un univers empreint de beauté et de bonté. Me voilà de retour sur terre, les yeux fixés sur les points noirs que forme au loin la nuée de touristes qui se rue sur la plage de la Palud, à l’image d’une interminable colonne de fourmis.

Dois-je haïr ces envahisseurs? Me mettre à souffrir, moi aussi, de turismofobia, ce mal insidieux qui ronge les Barcelonais qui manifestent par milliers contre les «hordes de touristes» à l’assaut de leurs rues et leurs vies? De cette xénophobie qui gangrène à présent Venise, Amsterdam, ou encore Lisbonne?

Oui, dois-je afficher ma répulsion envers ceux qui débarquent dans «mon» petit coin de paradis? Leur faire comprendre qu’ils sont plus une nuisance qu’autre chose? Les sermonner lorsqu’ils déballent leurs gadgets électroniques (cellulaires, radios…) et détruisent la beauté du paysage à coups de décibels?

Me viennent alors deux pensées de l’écrivain méridional Jean Giono…

«La vie, c’est de l’eau. Si vous mollissez le creux de la main, vous la gardez. Si vous serrez le poing, vous la perdez», a-t-il écrit dans Rondeur des jours.

Comme quoi, la bienveillance doit toujours primer. En toutes circonstances. Car la moindre brusquerie, aussi infime soit-elle, peut nous faire tout perdre.

«L’univers nous appartient dans la mesure où nous lui appartenons», a-t-il noté dans Le Poids du ciel.

Comme quoi, la résilience est la clé de la vie bonne. Chacun de nous détient autant qu’il est détenu. Et si jamais on cherche à acquérir plus que ce qu’on doit, cela se fait au détriment de l’écosystème dans lequel nous devons pourtant chercher à évoluer de manière harmonieuse.

Le premier venu me frôle, en sueur, chargé comme un baudet. Il est intrigué de me voir là, sur la plage depuis bien plus longtemps que lui, le gagnant de la ruée, mais il est surtout pressé de prendre pour lui seul le meilleur endroit, ensoleillé le matin, à l’ombre l’après-midi. Il brûle de convoitise, sans se rendre compte de la vulgarité de son attitude.

Je lui souris, puis me contente de lui dire : «Bienvenue dans un monde meilleur…»

Qui sait? Peut-être, un jour, percevra-t-il le privilège extraordinaire que nous avons tous de jouir de ce petit bout de Terre…

Cette semaine, le Spécial Environnement du journal Les Affaires

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