La vérité cachée derrière l'idée de supprimer le papier-monnaie!

Publié le 05/05/2016 à 07:18

La vérité cachée derrière l'idée de supprimer le papier-monnaie!

Publié le 05/05/2016 à 07:18

Derrière la facilité de paiement se cache un danger pour nous tous... Photo: DR

Ça m'a frappé la dernière fois que j'ai pris mon abonnement mensuel à la Société de transport de Montréal (STM) : il y avait deux files gigantesques devant les deux guichets automatiques permettant de charger sa carte Opus avec une carte bancaire, si longues qu'elles avoisinaient les 15 minutes d'attente; en revanche, il n'y avait absolument personne au guichet "non-automatique", qui ne prend que du cash, si bien que je suis passé en un temps éclair (j'ai toujours du liquide sur moi...). Autrement dit, c'est le monde à l'envers : le paiement numérique est supposé faire gagner du temps à la clientèle, alors que c'est exactement le contraire qui se produit, et ce, mois après mois!

Cette anecdote m'est revenue en mémoire lorsque je me suis penché sur les dernières déclarations fracassantes de sommités de la Banque Nationale (BN). C'est qu'en avril le président et chef de la direction Louis Vachon a publiquement souhaité la disparition de l'argent papier et des chèques au Canada, en spécifiant même un horizon de cinq ans. Et ce, notamment «parce qu'il est difficile d'être rapide et efficace [pour une banque] avec des billets de banque et des chèques qui se promènent», a-t-il expliqué.

C'est aussi qu'en février Claude Breton, le vice-président aux affaires publiques de la BN, a invité le gouvernement du Québec à imiter des pays comme la Suède et le Danemark à accélérer le virage vers la monnaie exclusivement électronique. Et ce, notamment «parce que cela permettrait d'assurer une meilleure traçabilité des transactions, de lutter contre l'évasion fiscale et de réduire les coûts de transaction des différents acteurs économiques, du simple fait d'éliminer l'argent dans sa forme physique, le papier-monnaie», a-t-il dit.

Supprimer carrément le papier de toutes nos transactions financières, donc. Une bonne ou une mauvaise idée?

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A priori, nombre de facteurs semblent donner du crédit à une telle décision, aussi radicale soit-elle. En voici les principaux, d'après une récente étude de Desjardins :

> La lutte contre l'économie souterraine. «L'argent liquide est un mode de paiement de choix pour ceux qui réalisent des transactions illicites et ceux qui cherchent à éviter l'impôt et autres taxes. Et sa disparition pourrait fortement compliquer la vie de ceux-ci», y dit Hendrix Vachon, économiste sénior, de Desjardins.

En conséquence, les fraudeurs et autres criminels de tout poil auraient des bâtons dans les roues si l'on supprimait le papier-monnaie.

> La réduction des coûts de transaction. «Entre 2007 et 2011, les coûts d'utilisation de l'argent liquide ont représenté 0,47% du produit intérieur brut (PIB) des États-Unis, selon une étude du cabinet-conseil McKinsey. Ce qui représentait une facture de 490 dollars américains par ménage», poursuit-il.

En conséquence, banques, commerçants et consommateurs feraient tous des économies substantielles si l'on supprimait le papier-monnaie.

> Une plus grande efficacité de la politique monétaire. Au cours des dernières années, plusieurs banques centrales ont dû adopter des politiques monétaires basées sur des taux d'intérêt directeurs négatifs, étant arrivées à court de moyens pour stimuler l'économie et l'inflation. Le hic, c'est que si les taux d'intérêt directeurs étaient abaissés au point que les taux d'intérêt proposés aux épargnants devenaient eux-mêmes négatifs, cela inciterait les gens à retirer leur argent des banques : en théorie, chacun serait alors payé pour retirer de l'argent de son compte en banque.

«En éradiquant l'argent liquide, les taux d'intérêt pourraient plus facilement être abaissés en territoire négatif», indique-t-il. De fait, il ne serait alors plus possible pour les gens de vite retirer leur cash de leur compte en banque pour le cacher sous leur matelas.

En conséquence, les banques centrales auraient les coudées plus franches si l'on supprimait le papier-monnaie.

Voilà. Trois facteurs qui semblent plaider de manière imparable en faveur de la suppression des billets de banque et des chèques. Mais, trois facteurs qui méritent, en vérité, d'être un peu plus creusés pour y voir un peu plus clair dans le jeu de ceux qui défendent cette idée...

> Contre-argument à la lutte contre l'économie souterraine. Prenons l'argument de la lutte contre l'économie souterraine... Tient-il vraiment debout? Car qui croit encore que, de nos jours, les grands fraudeurs de ce monde voyagent dans des paradis fiscaux avec des valises bourrées de liasses de billets? Le scandale des «Panama Papers» l'a clairement mis au jour, si besoin était : tout se fait aujourd'hui par des transferts électroniques cryptés. D'ailleurs, les premiers ministres de l'Islande comme de l'Ukraine, qui ont dû démissionner en raison du scandale, n'ont jamais mis les pieds au Panama.

Quant au travail au noir et aux activités illégales (vente de stupéfiants, recel, etc.), il est vrai que la suppression des billets de banque pourrait embêter les «petits joueurs du crime», ceux qui vendent par exemple des comprimés de méthamphétamine à un coin de rues. Néanmoins, «il ne faut pas sous-estimer la capacité des gens à s'ajuster et à innover, surtout si un net avantage peut en découler», souligne M. Vachon dans son étude. Oui, ils sauront trouver un nouveau mode de paiement, un substitut à l'image d'une crypto-monnaie de type bitcoin ou, plus simplement, «l'utilisation de la monnaie papier d'un autre pays, comme le dollar américain».

Bref, le succès de cette parade-là aux fraudeurs de toutes sortes semble laisser à désirer.

> Contre-argument à la réduction des coûts de transaction. Prenons maintenant le deuxième argument, celui de la baisse des coûts de transaction... Il est vrai qu'il existe plusieurs coûts associés à l'utilisation de l'argent liquide : les coûts de fabrication, de manipulation et de distribution. «Ces coûts sont en grande partie assumés par les consommateurs, qui paient des frais au guichet automatique ou à leur institution financière pour effectuer des retraits», reconnaît M. Vachon. Et de souligner que la facture est réglée en partie aussi par les commerçants : «Un article de la Revue de la Banque du Canada a montré que les coûts d'une transaction en espèces d'un montant de 36,50 dollars pouvaient avoisiner 0,25 dollar pour le commerçant».

Cela étant, si l'on choisissait d'éliminer l'argent liquide, la banque centrale devrait vendre des titres pour rembourser les billets de banque qui lui seraient retournés. Or, pour l'année 2015, les revenus d'intérêts et de placements de la Banque du Canada (BdC) se sont établis à près de 1,8 milliard de dollars, dont les trois quarts étaient liés aux billets de banque en circulation. Par conséquent, «leur retrait pourrait engendrer un manque à gagner récurrent de plus d'un milliard de dollars par an, même en tenant compte des coûts économisés pour l'impression des billets», note l'économiste de Desjardins.

Bref, nous perdrions tous ensemble 1 G$ par an, le prix à payer pour réduire les coûts de transaction en espèces!

> Contre-argument à une plus grande efficacité de la politique monétaire. Dernier point, la politique monétaire... M. Vachon le dit carrément dans son étude : «Les épargnants paieraient vraisemblablement une note salée». Pourquoi? Parce que l'objectif des taux d'intérêt négatifs est finalement on ne peut plus simple : faire en sorte que les gens arrêtent d'épargner et se remettent à consommer, histoire de relancer le croissance économique.

Une petite explication s'impose... À partir du moment où un taux d'intérêt est négatif, il est plus intéressant pour les gens d'avoir du cash entre les mains que d'épargner, puisque mettre de l'argent de côté de rapporte plus rien. L'ennui, c'est que rien ne garantit que les gens vont consommer pour autant : il se peut très bien qu'un grand nombre d'entre nous, inquiets de la crise économique qui s'éternise, préfère planquer son argent liquide sous leur matelas plutôt que de le dépenser sans compter. Logique. À moins... Oui, à moins... d'empêcher les gens de retirer du cash! Comment? Eh bien, comme on l'a vu, en supprimant tout bonnement le cash.

Ainsi, il y a un obstacle de taille à la mise en place d'un tel scénario : l'existence de nos bons vieux billets de banque. Un obstacle que certains aimeraient renverser, purement et simplement. Et ce, même si cela devait nuire aux épargnants, en particulier à la catégorie des rentiers, soit ceux qui tirent leur fortune de biens immobiliers ou de placements financiers dont ils profitent de l'usufruit. «Les taux négatifs, c'est ni plus ni moins que l'euthanasie des rentiers», a même averti l'an dernier Mathilde Lemoine, économiste en chef, du groupe français Edmond de Rothschild.

Bref, l'efficacité accrue de la politique monétaire se ferait au détriment de nombre d'entre nous, soit les épargnants, et à plus forte raison, les rentiers.

On le voit bien, l'idée de supprimer le papier-monnaie et les chèques est, en vérité, une fausse bonne idée. Cela ferait vraisemblablement l'affaire des institutions financières, pour de multiples raisons, mais pas celle du reste de la population. Sans parler du fait que, moi, cela m'obligerait à faire la file avec les autres devant les guichets automatiques de la STM, le premier de chaque mois...

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire, en alternance dans Les affaires et sur lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

À propos de ce blogue

ESPRESSONOMIE est le blogue économique d'Olivier Schmouker. Sa mission : éclairer l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui. Ce blogue hebdomadaire présente la particularité d'être publié en alternance dans le journal Les affaires (papier/iPad) et sur Lesaffaires.com. Olivier Schmouker est chroniqueur pour Les affaires et conférencier.

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