La dette? Quelle dette?


Édition du 19 Août 2020

La dette? Quelle dette?


Édition du 19 Août 2020

Une femme d'affaires trifluvienne arrive le matin à une auberge tadoussacienne et réserve une chambre en donnant une avance de 50 dollars : «Si je rencontre tous mes "clients potentiels" ce matin, je reprends mon billet à midi et libère la chambre. Sinon, je reste ici une nuit.» (Photo: Toa Heftiba pour Unsplash)

CHRONIQUE. Le chiffre donne le tournis... Le dernier portrait budgétaire de Bill Morneau, l'ex-ministre fédéral des Finances, fait état d'un déficit extraordinaire - COVID-19 oblige - de 343 milliards de dollars pour l'exercice qui se terminera le 31 mars 2021. Que représentent 343 milliards ? Imaginez que vous colliez les uns sur les autres des billets de 20 dollars en une tour gigantesque et que vous finissiez par renverser cette tour par terre, le long d'une bande d'arrêt d'urgence sur une autoroute. Eh bien, vous couvririez alors une distance de 1 869 km, l'équivalent du trajet entre Québec et Thunder Bay (Ontario), ou entre Montréal et Atlanta (Géorgie).

D'un coup d'un seul, la dette du Canada est passée de 31 % à 49 % du produit intérieur brut (PIB). Ce qui signifie qu'il faudrait rassembler la moitié de notre richesse produite en une année pour rembourser la dette au complet.

Comment va-t-il être possible, un jour, de combler un tel trou ? Allons-nous passer notre vie à nous serrer la ceinture en la diminuant d'un cran tous les quatre ans, à force de subir politique d'austérité sur politique d'austérité ?

Pas de panique ! La dette n'est pas le monstre que vous croyez...

Pour un État, être endetté n'est pas un problème en soi. On peut même voir une dette étatique comme... un vecteur de richesse. Comme l'État dispose alors de plus de fonds, il peut, par exemple, moderniser les infrastructures routières, ce qui peut permettre aux entreprises de livrer leurs produits plus vite, et par suite de booster leurs revenus.

Mais voilà, l'important est de ne pas être «trop» endetté, en ce sens qu'il ne faut pas que les «marchés» perdent confiance en la capacité de l'État à rembourser sa dette. Les «marchés» ? Ce terme générique évoque ici ceux qui acceptent de prêter de l'argent au Canada. Il peut s'agir d'États étrangers, de fonds d'investissement, de banques et de compagnies d'assurance. Si ces créanciers se mettaient à douter de notre solidité financière, ils pourraient être tentés de retirer leurs billes, de crainte de ne jamais être remboursés, ou exiger des intérêts plus importants, en échange du risque qu'ils courent. Et c'est tout notre système financier qui menacerait de s'effondrer.

Fort heureusement, nous n'en sommes pas là. En effet, la crise étant mondiale, tous les États ont accru leur dette pour soutenir l'économie, et cette uniformité a permis de ne pas effrayer les marchés. La lauréate du «Nobel d'économie» Esther Duflo l'a souligné dès avril : «Les gouvernements peuvent emprunter sans difficulté ; ils sont là pour ça. Les gouvernements vivent longtemps, ils auront le temps de rembourser», a-t-elle dit.

Eh oui, nous avons bel et bien tout le temps voulu devant nous :

> Nous pouvons jouer la montre, car les taux d'intérêt sont actuellement si bas qu'il suffit d'un peu de croissance pour voir la dette baisser mécaniquement. Pour l'heure, les frais d'intérêts de la dette liée à la COVID-19 avoisinent le 1 %. Comme la croissance de notre PIB est en temps normal de 3 %, le rapport entre la dette et le PIB, qui mesure le poids de l'endettement, va diminuer de lui-même, sans qu'il soit nécessaire d'augmenter les impôts (pour accroître les recettes) ou d'effectuer des coupes budgétaires (pour réduire les dépenses).

> Nous pouvons suspendre une partie du remboursement, en décidant de «cantonner la dette liée au coronavirus, pour ne la rembourser que dans plus longtemps», comme l'a suggéré pour son pays François Villeroy de Galhau, le gouverneur de la Banque de France.

> Au pis aller, nous pouvons carrément décider d'annuler totalement ou partiellement la dette liée au coronavirus. Une pratique plus courante que ce qu'on croit : l'Allemagne l'a fait en 1953, la Pologne en 1991, l'Irak en 2003, l'Équateur en 2008, l'Islande en 2011 et l'Irlande en 2013. Chaque fois, il a été considéré que la dette était trop lourde, qu'il fallait l'annuler ou la restructurer pour permettre un nouveau départ économique.

Les Nations unies pourraient même décréter une annulation mondiale de la dette liée à la COVID-19. Si, si... J'ai d'ailleurs une petite histoire pour vous expliquer comment cela serait possible sans que personne n'y perde quoi que ce soit, l'histoire du billet de 50 dollars de Tadoussac :

Une femme d'affaires trifluvienne arrive le matin à une auberge tadoussacienne et réserve une chambre en donnant une avance de 50 dollars : «Si je rencontre tous mes "clients potentiels" ce matin, je reprends mon billet à midi et libère la chambre. Sinon, je reste ici une nuit», dit-elle. Le patron de l'auberge s'apprête à ranger le billet quand un ami venu lui dire bonjour lui rappelle une vieille dette de poker, justement de 50 dollars. Le billet change de mains. L'ami va faire un tour en ville et se souvient qu'il doit de l'argent au quincaillier, 50 dollars pour une hachette à fendre. Le quincaillier empoche le billet et file à l'auberge : il avait bu aux frais de l'aubergiste, l'autre soir, et tenait à régler les 50 dollars de consommation dès que possible. Arrivé pile à midi, il entre en même temps qu'une femme d'affaires de passage, donne son billet au patron de l'auberge, lequel le redonne aussitôt à la femme d'affaires, qui vient d'expliquer qu'elle ne resterait pas la nuit, finalement.

Morale ? Chacun a été payé, toutes les dettes ont été annulées, et pourtant personne n'a rien déboursé ! Magique, n'est-ce pas ? Croisons les doigts pour que cette petite histoire inspire nos chefs d'État...

*****

Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

Découvrez les précédents billets d'Espressonomie

La page Facebook d'Espressonomie

Et mon dernier livre : 11 choses que Mark Zuckerberg fait autrement