L'incroyable injustice des prix uniformes

Publié le 15/12/2017 à 06:06, mis à jour le 15/12/2017 à 06:55

L'incroyable injustice des prix uniformes

Publié le 15/12/2017 à 06:06, mis à jour le 15/12/2017 à 06:55

Une pratique, en vérité, illogique... Photo: DR

Prenez une chaîne de magasins, disons d'alimentation (non, je ne vais pas donner de nom). Comparez les prix d'un même produit, que le magasin soit situé sur le Plateau-Mont-Royal, à Hochelaga-Maisonneuve, à Québec ou encore à Saguenay. Que remarquez-vous ? Que tous ces prix sont sensiblement les mêmes !

Pour ceux qui en douteraient, je les invite à consulter la récente étude signée par les économistes Stefano DellaVigna et Matthew Gentzkow, respectivement de Berkeley et de Stanford, qui met au jour ce curieux phénomène selon lequel les prix sont, finalement, uniformes à l'échelle d'un pays. Pourquoi curieux ? Parce que la théorie veut qu'en toute logique, un commerçant s'adapte à la réalité économique de son marché : un Montréalais qui vit à HoMa n'a pas a priori les mêmes moyens financiers qu'un autre qui vit sur le Plateau, et pourtant les deux payent leur pot de beurre d'arachide à peu près le même prix.

C'est bien simple, la variation de prix n'est en général que de 0,72 % pour chaque tranche de 10 000 $ d'écart entre les revenus médians des consommateurs des deux localités comparées, selon l'étude. Ce qui est infime.

Mine de rien, les conséquences de cette uniformité des prix sont dramatiques :

> Une perte pour les commerçants

Les deux économistes ont calculé que les magasins situés dans les quartiers huppés pourraient augmenter leurs prix d'en moyenne 11 % pour les grandes surfaces, 18 % pour les magasins d'alimentation et 29 % pour les pharmacies, sans pour autant avoir à craindre une défection notable de leur clientèle habituelle. En fait, chaque commerçant sortirait gagnant d'un ajustement optimal de ses prix par rapport au marché dans lequel il évolue. Comme aucun ne le fait vraiment, les commerçants se privent d'un manque à gagner considérable.

> Une injustice pour les consommateurs défavorisés

Lorsqu'on considère la part du budget des ménages consacrée aux achats de la vie courante, on réalise alors que celle des plus défavorisés est plus grande que celle des plus aisés d'en moyenne huit points de pourcentage, selon la même étude. L'explication de cet énorme écart ? L'uniformité des prix, qui contraint les plus défavorisés à acheter au prix fort ce dont ils ont besoin pour vivre.

«D'une part, l'uniformité des prix exacerbe les inégalités, et ce, de manière profondément injuste : il en coûte de facto plus cher pour vivre à un pauvre qu'à un riche. D'autre part, elle accentue la fragilité économique des plus défavorisés, car au premier choc venu (inflation, récession...), ceux-ci en ressentent l'impact beaucoup plus durement que les autres», font remarquer MM. DellaVigna et Gentzkow.

La question saute aux yeux : comment se fait-il que personne n'aie encore eu conscience de tout cela et n'aie agi en conséquence pour corriger le tir ? Les deux économistes ont étudié différentes possibilités à ce sujet pour n'en retenir qu'une, la plus vraisemblable d'après eux : les commerçants jugent sûrement qu'ajuster sans cesse les prix serait pour eux une opération à la fois complexe et coûteuse, si bien qu'il leur semble plus simple de miser aveuglément sur l'uniformité des prix. Ce qui, soit dit en passant, illustre à merveille l'approche néokeynésienne des prix, qui veut que ceux-ci ne sont pas flexibles, mais «visqueux», c'est-à-dire naturellement résistants à l'équilibre rapide entre l'offre et la demande. Mais, ce faisant, les commerçants se trompent lourdement !

Fanlin Meng est chercheur en ingénierie à l'Université de Durham, en Grande-Bretagne. Avec l'aide de trois confrères, il a récemment regardé s'il y avait bel et bien moyen d'optimiser les prix en effectuant une segmentation de la clientèle. Pour s'en faire une idée, il a concocté un modèle de calcul économétrique à même de démontrer l'existence, ou l'absence, d'une telle optimisation théorique. Résultat ? Oui, cette optimisation existe, et elle est «efficace et faisable».

Pavel Kireyev, Vineet Kumar et Elie Ofek, trois chercheurs en marketing de Harvard et de Yale, sont allés plus loin en ce sens. Ils ont mis au jour le fait que l'ajustement des prix en fonction de la segmentation des consommateurs était «profitable» à plusieurs points de vue : cela permet non seulement d'engranger «des gains financiers conséquents», comme on l'a déjà vu, mais aussi d'améliorer «l'expérience des consommateurs» (un exemple : on sait combien les gens aiment les rabais. Or, l'avènement de prix flexibles sur tous les produits procurerait la sensation d'aubaines permanentes, ce qui inciterait sans nul doute les clients à effectuer des visites plus fréquentes en magasin).

Ce n'est pas tout ! Ils ont également découvert un effet inattendu de l'optimisation des prix, positif pour l'ensemble de la société : imaginez-vous que cela pourrait faire diminuer la surconsommation. Si, si... Tout bonnement parce que nombre de consommateurs finiraient par acquérir le réflexe de n'acheter un produit qu'au meilleur prix, et arrêteraient donc de faire les courses en empilant les affaires dans leur panier sans trop regarder. D'ailleurs, on pourrait très bien imaginer que des applications intelligentes soient dès lors mises au point, histoire de signaler à chacun si le prix proposé est vraiment intéressant pour lui, ou pas. Qui sait ?

«Les commerçants, les consommateurs, tout le monde a intérêt à ce que l'uniformité des prix prenne fin. Il convient par conséquent d'en faire une priorité aussi vite que possible», lancent les trois chercheurs, sans ciller. À l'heure où tout le monde crie à l'«apocalypse» du commerce de détail et à l'«effondrement» du pouvoir d'achat des gens, je me dis que cette voie inédite serait intéressante à explorer. Qu'en pensez-vous?

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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