Justin Trudeau est-il le pire cauchemar de l'économie souterraine?

Publié le 01/03/2016 à 08:45

Justin Trudeau est-il le pire cauchemar de l'économie souterraine?

Publié le 01/03/2016 à 08:45

Si Justin Trudeau réussit à tenir certaines promesses électorales, alors là... Photo: Bloomberg

Son travail fait, le gars se frotte les mains pour enlever un peu de poussière, l'air pas mal fier de lui-même. Et il lance, comme si de rien n'était : «Alors, comme ça, ça vous dirait de sauver 15% sur tout ce que ça va vous coûter?» Cette scène est vécue. Par moi, par vous aussi : l'idée, vous le savez bien, c'est de s'entendre en douce pour ne pas payer les taxes. Ni vu ni connu.

Mais ce que vous ne savez peut-être pas, c'est à quel point nous sommes prompts à entrer dans ce genre de combine, même si nous savons très bien que c'est illégal. Un récent sondage réalisé par le cabinet-conseil en impôt H&R Block a mis au jour le fait que 53% des Canadiens sautent sur l'occasion de ne pas payer les taxes quand l'offre leur est faite. Oui, vous avez bien lu, 1 sur 2 d'entre nous! Et ce, même si 58% des Canadiens ont parfaitement conscience que le paiement au noir est «une erreur».

Quand j'ai découvert ces chiffres, l'interrogation m'a sauté aux yeux : «Le montant des taxes qui s'évaporent ainsi est-il vraiment conséquent, ou pas tant que ça?» Alors j'ai creusé pour le savoir...

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Tout d'abord, l'économie souterraine regroupe trois formes d'activités économiques :

- Le travail au noir, c'est-à-dire non déclaré;

- L'évasion fiscale (subertuges pour ne pas payer les taxes, fausse déclaration au fisc, etc.);

- Les activités illégales et criminelles (vente de stupéfiants, recel, etc.).

On pourrait croire que puisqu'elle est souterraine, il est quasiment impossible de savoir quoi que ce soit sur elle. Mais fort heureusement il existe plusieurs moyens de se faire une idée assez juste de son importance, dont voici les trois principales :

- Statistiques. On peut regarder les divergences dans les statistiques officielles. Comme, dans les comptes nationaux, le total des revenus doit être égal aux dépenses, tout excès de dépenses par rapport aux revenus peut fournir une indication de la taille de l'économie souterraine;

- Monnaie. On peut aussi regarder la monnaie, et surtout les espèces, qui sont nécessaires aux transactions souterraines. Car si l'offre de monnaie croît davantage que ce que semble justifier le niveau officiel des transactions, la différence servira à estimer la valeur des transactions souterraines.

- Mimic (pour Multiple Indicators Multiple Causes). Plus complexe, cette approche économétrique considère plusieurs indicateurs économiques (population active, monnaie, etc.). Elle vise à construire un modèle de calcul donnant un indice de l'évolution de l'économie souterraine.

C'est en recourant à la méthode Mimic combinée à une approche monétaire que Friedrich Schneider, professeur d'économie, de l'Université Johannes-Kepler à Linz (Autriche), a évalué en 2010 l'importance de l'économie souterraine dans 162 pays. Il ressort de cette étude que cette économie-là représente au Canada à peu près 16% du produit intérieur brut (PIB), un chiffre constant depuis le tournant du millénaire. Autrement dit, quelque chose comme 315 milliards de dollars par an, si l'on applique cette donnée à 2015.

Un chiffre astronomique, n'est-ce pas? Pour vous donner un ordre d'idée, 315 milliards, ça correspond à : 198 équipes de hockey du Canadien de Montréal; 117 Cirque du Soleil; ou encore, 38 Bombardier. Vous voyez...

Quant aux taxes, M. Schneider a étudié en décembre dernier ce qu'il en était pour plusieurs pays membres de l'OCDE. Il n'a malheureusement pas effectué le calcul spécifiquement pour le Canada, mais en regardant des pays comparables en matière de PIB et d'importance de l'économie souterraine, on peut raisonnablement estimer que les pertes se chiffrent à environ 9,5% de l'ensemble des taxes. Autrement dit, je force à peine le trait en disant que c'est pas loin de 10% des taxes qui s'évaporent au Canada à cause de l'économie souterraine.

Maintenant, il est logique de se demander ce qui fait que l'économie souterraine est si forte au Canada. Eh bien, les principales causes sont triples, et représentent toutes une forme d'obstacle aux échanges économiques :

> Le fardeau fiscal. «Le fardeau fiscal explique 34% de la variance de la taille de l'économie souterraine», indique dans une étude Pierre Lemieux, professeur d'économie, de l'Université du Québec en Outaouais. Et de souligner : «La fiscalité n'influence pas seulement l'allocation du travail entre l'économie souterraine et l'économie officielle, mais aussi les achats de biens et services par les consommateurs». Autrement dit, il arrive qu'un particulier s'arrange avec son contracteur pour ne pas payer les taxes requises parce que, l'un comme l'autre, estiment qu'ils en payent déjà trop.

> La réglementation du marché du travail. «La réglementation du marché du travail explique 54% de la variance de la taille de l'économie souterraine», ajoute-t-il, en précisant que «les pays caractérisés par une réglementation du travail moins sévère, comme les États-Unis et le Royaume-Uni, affichent en général une économie souterraine moins importante que dans les pays très réglementés, comme l'Islande et la Grèce». Autrement dit, il arrive qu'un employeur fasse travailler une personne au noir parce qu'il considère que la paperasserie à remplir pour le faire dans les règles de l'art est trop coûteuse en temps et en efforts.

> Les prohibitions. «Les prohibitions constituent un autre facteur causal de l'économie souterraine», dit-il également, en spécifiant qu'elles sont surtout pertinentes «en ce qui concerne les biens et services de consommation». Autrement dit, il arrive qu'un particulier achète des produits interdits par la loi justement parce qu'ils sont prohibés.

On le voit bien, ces trois déclencheurs de l'économie souterraine ont un point en commun : l'État. Oui, c'est lui qui décide du fardeau fiscal, c'est lui qui règlemente le marché du travail, c'est lui encore qui décrète les prohibitions. «En fait, la qualité des institutions de l'État explique les deux-tiers de la variance de la taille de l'économie souterraine d'un pays», résume dans un article de la SAIS Review Dominik Enste, professeur d'économie, de l'Université de science appliquée de Cologne (Allemagne).

La qualité des institutions de l'État, donc. Qu'est-ce que ça signifie, au juste? Que toute la subtilité réside dans la perception que les citoyens ont de leurs instances gouvernantes : là où l'État est perçu comme un obstacle aux échanges économiques - à causes de réglementations sévères, de taxes considérables, etc. -, les gens ne vont pas hésiter longtemps avant de frauder en douce, lorsque l'occasion se présente; en revanche, là où l'État est perçu comme un facilitateur des échanges économiques - réglementations souples, taxes allégées, etc. -, les gens vont y réfléchir à deux fois avant de prendre le risque, par exemple, de frauder le fisc.

«La clé, c'est d'établir un lien de confiance entre l'État et les citoyens. C'est ce qu'a compris, entre autres, le Danemark, qui s'est mis à adopter des réglementations moins sévères, ce qui a eu pour effet de diminuer la taille de l'économie souterraine. Au contraire de, par exemple, l'Italie, qui intensifie les contrôles et la répression, ce qui se traduit par un développement notable de son économie souterraine», dit M. Enste.

D'après le professeur d'économie allemand, il convient de changer notre regard sur l'économie souterraine, si l'on souhaite vraiment y remédier avec efficacité. Si les gens y ont recours, c'est parce qu'ils pensent qu'ils n'ont guère d'autre alternative : ils mettent un doigt, puis toute la main, dans l'illégalité parce que c'est, à leurs yeux, une question de survie. Ni plus ni moins.

«Il est grand temps qu'on comprenne enfin que l'économie souterraine n'est rien d'autre qu'une bouilloire : quand la pression est trop forte pour les gens, la soupape se lève et siffle. Les politiciens devraient entendre ce sifflement, au lieu de sans cesse se cacher les oreilles avec les mains», lance-t-il.

Que faire, dès lors? C'est simple, adopter des politiques visant à minimiser la probabilité que deux personnes s'accordent pour faire affaires en-dehors des marchés légaux. Soit en modernisant les lois et les institutions, de telle sorte que les citoyens aient le sentiment de bénéficier de davantage de libertés et de moins souffrir de répressions. «En théorie, ce genre de mesures pourraient parvenir à réduire d'un tiers la taille de l'économie souterraine d'un pays», indique M. Enste.

Or, il est question de ce genre de mesures depuis l'arrivée au pouvoir de Justin Trudeau. Rappelons-nous certaines de ses promesses électorales :

- Baisser le taux d'imposition de la deuxième tranche d'impôts (revenu imposable de 44.700 à 89.401 dollars) à 20,5%. Ce qui permettrait d'alléger le sentiment de fardeau fiscal qui pèse sur les épaules de nombre de citoyens.

- Investir 300 millions de dollars de plus dans la Stratégie emploi jeunesse afin de créer 40.000 emplois pour les jeunes durant chacune des trois années à venir. Ce qui inciterait nombre d'employeurs à ne plus faire appel au travail au noir, préférant dès lors miser sur des jeunes pouvant représenter la relève dont ils ont besoin à court terme.

- Légaliser la marijuana en retirant sa consommation et sa possession du Code criminel. Ce qui atténuerait les prohibitions en vigueur au Canada.

- Etc.

On le voit bien, si le nouveau premier ministre du Canada réussit à tenir ses promesses électorales en lien avec le fardeau fiscal, la réglementation du travail et les prohibitions, cela aura pour conséquence directe de porter un méchant coup à l'économie souterraine. Et par suite, d'apporter un vent de fraîcheur aux marchés légaux, pour ne pas dire à l'ensemble des citoyens.

Croisons par conséquent les doigts pour que Justin Trudeau tienne le cap! Car il est bel et bien le pire cauchemar de l'économie souterraine du Canada.