Eh oui, l'IA tue nos jobs (prise 2)!

Publié le 14/01/2020 à 06:06

Eh oui, l'IA tue nos jobs (prise 2)!

Publié le 14/01/2020 à 06:06

Vers un monde déshumanisé... (Photo: Fabio Bracht/Unsplash)

CHRONIQUE. La semaine dernière, ma chronique intitulée «Eh oui, l’IA tue nos jobs! » a suscité de vives réactions. Plusieurs d’entre elles consistaient à me balancer à la figure des «vérités» sur les bienfaits du progrès technologique en guise de réaction face aux 775 employés de Loblaw qui venaient d’apprendre qu’ils allaient bientôt perdre leur job, étant sur le point d’être tous remplacés par des robots intelligents : «C’est le progrès, il est ridicule d’aller à son encontre, mieux vaut s’adapter que résister», «À long terme, l’intelligence artificielle (IA) créera plus d’emplois qu’elle n’en supprimera» et autres «On avait aussi paniqué lorsque l’ordinateur est arrivé dans les bureaux. Qui s’en plaint aujourd’hui?»

Des «vérités»? Vraiment? Hum, regardons ça d’un peu plus près:

– S’adapter au lieu de résister. Le hic? C’est que contrairement aux précédentes révolutions industrielles, la «robolution» actuelle va si vite que plus personne n’a le temps de s’adapter au changement. Transformer un magasinier en gestionnaire de robots ou en programmeur, ça prend du temps, et les probabilités sont fortes que cela soit même «Mission : Impossible». À cela s’ajoute que, dans le cas présent, ce ne sont pas les 775 licenciés qui vont tous pouvoir être «recyclés» au sein de Loblaw, les robots intelligents ne nécessitant pas autant d’êtres humains pour être gérés.

– Plus d’emplois créés que supprimés, à long terme. Le terme clé dans cette affirmation, c’est «à long terme». Lors de la première révolution industrielle, cela s’est vérifié «après trois générations», Oui, vous avez bien lu : une centaine d’années de souffrances et de misères (à l’époque, les Anglais qui avaient vu leurs jobs tués par les machines ont carrément vu leur espérance de vie chuter et se sont retrouvés contraints de faire travailler leurs enfants dans des conditions déplorables pour pouvoir survivre, selon les récents travaux de CB Frey!). Autrement dit, nous serions une génération sacrifiée sur l’autel du «progrès technologique», et peut-être même la suivante. Ce qui ne devrait pas enchanter les Y et les Z, j’imagine…

– L’avènement des ordinateurs de bureau. Il est vrai que plus personne, ou presque, ne peut aujourd’hui se passer d’ordinateur pour travailler. Mais la différence par rapport à l’IA, c’est que les ordinateurs ont mis des décennies à s’implanter dans nos bureaux. Oui, des décennies. Ce qui a laissé le temps à chacun de nous de se retourner sur le plan professionnel. Là, avec l’IA, le changement se fait du jour au lendemain. Sans préavis. Ceux qui perdent leur job au profit des robots intelligents doivent trouver un plan B pour leur carrière en un clin d’œil. Je souligne, en un clin d’œil. Bref, la situation est totalement inédite : l’être humain devient purement et simplement obsolète, plus besoin de lui, point final. Il n’est plus question de complémentarité, de coup de pouce à la productivité des employés, mais bel et bien d’adversité. Bye-bye l’humain, bonjour le robot!

Et ce n’est qu’un début…

La preuve? Walmart a annoncé hier qu’il allait tripler sa flotte de robots intelligents d’ici l’été prochain, aux États-Unis! Dans les six prochains mois, il entend s’équiper d’un total de quelque 1.000 robots Bossa Nova, hauts de deux mètres et dotés d’une quinzaine de caméras. Leurs missions : décharger les camions, scanner les produits installés sur les tablettes, passer des commandes en ligne, ou encore laver le plancher.

Doug McMillon, le PDG de Walmart, a lui-même indiqué que les robots intelligents permettaient de «réduire les coûts», d’«améliorer la performance» des magasins et de «gagner en crédibilité» face à la concurrence hyper technologique d’Amazon. Et d’indiquer à l’agence de presse Reuters, en guise d’exemple, que dans les magasins concernés plus personne ne s’occupe de l’inventaire des produits en rayon – ce qui équivalait auparavant à «environ deux semaines de coût en main-d’œuvre» par an –, que ce travail est désormais «une routine automatisée effectuée deux fois par jour».

C’est bien simple, les robots Bossa Nova font maintenant partie du paysage aux yeux des clients de Walmart. Lorsqu’ils sont apparus en 2016, le tout premier dans un magasin de Pennsylvanie, les gens se sont tout d’abord demandé à quoi ils pouvaient bien servir – surveiller les voleurs était alors l’explication la plus populaire –, puis l’accueil s’est graduellement fait chaleureux envers ces engins a priori lents et inoffensifs : certains se sont mis à leur parler (en vain), d’autres, les enfants, à leur faire des câlins (ce qui a posé un défi qui n’avait pas été anticipé : nettoyer les traces de doigts sur les caméras des robots!)

Mais voilà, la donne est en train de changer du tout au tout : l’armada de robots intelligents de Walmart est en passe de prendre la place des êtres humains, même si la direction de la multinationale s’en défend. Inévitablement. Irrésistiblement. Inéluctablement. Même s’il est encore trop tôt pour en voir la concrétisation massive dans les rangs de Walmart.

J’en veux pour preuve une étude du cabinet-conseil McKinsey & Company divulguée en mai dernier. Celle-ci a mis au jour le fait qu’aujourd’hui même 1 emploi sur 2 dans le commerce de détail nord-américain pouvait être pleinement effectué par un robot intelligent existant. Oui, 1 sur 2. Plus précisément:

– 47% des vendeurs peuvent être dès à présent remplacés par des robots intelligents;

– 49% des magasiniers et des passeurs de commandes;

– 61% des employés de l’administration;

– 81% des caissières;

– 86% des camionneurs chargés de livrer les magasins en semi-remorque.

«À mesure que les entreprises vont se doter en robots intelligents, on va voir le nombre d’emplois fondre comme neige au soleil dans le secteur du commerce de détail, notent les auteurs de l’étude. Ce qui sera positif pour ceux qui parviendront à conserver un poste : leur salaire devrait être boosté, ayant à assumer d’autres tâches nécessitant des talents plus étendus et plus développés que ceux qu’ils ont actuellement. Ce qui, par ailleurs, posera un tout nouveau défi aux sociétés dans lesquelles sont implantées les entreprises robotisées : que faire pour permettre aux «mis-de-côté» de renouer avec le marché du travail?»

C’est que ces derniers seront devenus, comme on l’a vu, obsolètes. Leurs compétences seront dépassées par celles des robots intelligents. À tout jamais. Car ils auront beau aller de formation en formation, ils trouveront toujours un robot sur leur chemin, sans cesse plus compétent qu’eux. De toute évidence, il est impossible de rivaliser avec un travailleur hyper efficace qui travaille 24h/24, 7j/7, sans jamais dormir, sans jamais prendre de pause, sans jamais rechigner, sans jamais se syndiquer et – surtout – sans jamais être payé...

Les journalistes de Reuters ont fait une découverte on ne peut plus intéressante… Des employés de Walmart partagent en ligne informations et humeurs sur un site externe au groupe. Et il se trouve que nombre de commentaires concernent les robots intelligents, alors présentés comme des «voleurs de jobs». On le voit bien, la crainte est présente, de plus en plus présente même, et l’étude de McKinsey & Company abonde dans le même sens : les employés du commerce de détail ont du mouron à se faire quant à leur avenir professionnel. Il suffit de voir ce qui se passe en ce moment même chez Loblaw et chez Walmart…

Que faire, donc? Baisser les bras et laisser les «mis-de-côté» se compter par milliers, puis par millions? Et se frotter les mains en se disant que grâce à tout ça la vie sera moins chère, Loblaw et autres Walmart se lançant, en toute logique, dans une course aux prix les plus cassés puisqu’ils n’ont plus guère de coûts de main-d’œuvre?

Ou ne ferions-nous pas mieux de nous interroger collectivement – employeurs, employés, syndicats, gouvernements, etc. – sur le futur du travail en cette ère annoncée de l’IA? Par exemple, ne gagnerions-nous pas à nous poser des questions concernant la «pollution sociale» des entreprises, qui se contentent de refiler la facture à la société dès lors qu’elles prennent la décision de remercier massivement du personnel? Et donc, à réfléchir à une réglementation concernant l’adoption de l’IA par les entreprises?

Hein? Qu’en pensez-vous? Ne serait-il pas sage de tenter de prévenir plutôt que de se retrouver dans l’impossibilité prévisible de ne plus pouvoir guérir? Ou pis, d’assister, impuissants, à une réaction de la population aussi vive que brutale, furieuse de se retrouver dans une impasse professionnelle, avec tous les troubles politiques et socioéconomiques que cela peut entraîner…

Je dis ça comme ça, mais je me permets de vous signaler qu’il ne s’agit pas là d’une dramatisation de la situation de ma part. Loin de là. Rappelez-vous, en 2013, des milléniaux de San Francisco se sont mis à lancer des cailloux sur des Gbus – les navettes gratuites d’employés de Google, qui les prennent et les ramènent à domicile tout au long de la journée –, histoire de protester contre l’impact économique du personnel de la multinationale sur l’immobilier local : leurs salaires «démesurés» faisaient bondir les prix du marché, si bien que les jeunes ne pouvaient plus suivre le rythme et devaient se résoudre à partir, changer de quartier, changer de vie. Ce qui les avait mis en colère au point de mener des opérations commando contre «l’élite googlienne».

Qui sait? La colère populaire pourrait bel et bien renaître de ses cendres. Plus terrible que jamais. À moins, bien entendu, qu’une saine réaction ne voie le jour sans tarder, initiée – rêvons tout haut – par les employeurs et par les acteurs de l’IA eux-mêmes. À bon entendeur, salut!

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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