Chronique d'une extinction annoncée

Publié le 30/09/2019 à 06:06

Chronique d'une extinction annoncée

Publié le 30/09/2019 à 06:06

Une véritable hécatombe... (Photo: Mathew Schwartz/Unsplash)

CHRONIQUE. Lettres de Port-Cros (3/5). Midi. Le soleil cogne à en tordre le bambou de la pergola. Nous sommes tous attablés sur la terrasse de la maison d’Éric et Sylvie, une dizaine d’adultes et d’enfants fous de joie à la vue du festin qui nous attend : poulet cari, lentilles, jambon de Parme, tapenade, maïs, tomates, pêches, abricots… Les plats pullulent sur la nappe, chacun étant libre de picorer ce qui lui chante. Et ce, avec force rasades d’eau fraîche, de jus de fruits et – bien entendu – de rosé.

D’autres que nous jubilent tout autant : les guêpes. Elles vrombissent tout autour de nous, ne craignant ni les coups de fourchette ni les verres prêts à être retournés pour les capturer. Elles se posent ici et là sans vergogne, comme si tout cela était pour elles, rien que pour elles. Mais c’était sans compter le plaisir sadique qu’ont les enfants à leur donner de terribles coups de raquette électrique…

«Les guêpes, il y en a de plus en plus, été après été, explique Éric. Exactement le contraire du continent, où on n’en voit presque plus. À croire qu’elles sont venues se réfugier ici, sur l’île de Port-Cros…»

Et Sylvie d’ajouter : «C’est comme tous les autres insectes : on en a plein ici, de toutes les sortes, et de moins en moins de l’autre côté de la mer, dit-elle. Il suffit de rouler pour s’en rendre compte : quand on fait aujourd’hui Paris-Marseille par l’autoroute, on n’a plus besoin de nettoyer le pare-brise à l’arrivée, tellement on en percute peu; ce qui était loin d’être le cas auparavant.»

Un papillon ressemblant furieusement à un Monarque se pose sur le rebord de mon ballon, ce qui amène les enfants à me chuchoter : «Regarde ce qu’il va faire…» Tranquillement, il ajuste sa position, puis il déplie sa trompe qu’il plante dans mon rosé et… boit. Quelques secondes plus tard, il redécolle difficilement et se met à virevolter en tous sens, fin saoul, ce qui déclenche l’hilarité générale.

Je ferme alors les yeux un instant, le temps de songer un peu à tout ça…

Cette semaine, le Spécial Environnement du journal Les Affaires

Ce papillon saurait-il ce qu’est l’ivresse sans l’intervention des êtres humains? Et de manière plus générale, n’aurions-nous pas sur les insectes un impact aussi dramatique qu’insoupçonné? Sur leur vie, voire sur leur survie?

Une méta-analyse de 73 études menées en Europe et en Amérique du Nord est récemment parue dans la revue scientifique Biological Conservation, mettant au jour le fait qu’à présent 40% des espèces d’insectes y sont carrément menacées d’extinction au cours des prochaines décennies. Ni plus ni moins.

Prenons le cas des guêpes – et, tant qu’à y être, celui de tous les autres hyménoptères (abeilles, frelons, fourmis…). D’une part, leur population risque fort de diminuer de moitié dans les prochaines années, selon la méta-analyse. D’autre part, aucune autre sorte d’insectes ne semble en profiter pour prendre leur place : des espèces envahissantes comme le bourdon fébrile et la fourmi de feu, plus résistants que leurs congénères, ne croissent pas pour autant, ont noté les chercheurs.

Autrement dit, nous assistons bel et bien à une hécatombe. Et les conséquences dépassent l’entendement:

– Oiseaux. Le premier impact du déclin des insectes concerne, de toute évidence, leurs prédateurs, à commencer par les oiseaux. Or, une étude de la revue Science vient de dévoiler que l’Amérique du Nord avait perdu le quart de ses oiseaux depuis 1970, à la suite de la disparition de 3 milliards d’entre eux. Pas moins de 90% des pertes concernent 12 familles d’oiseaux, dont celles des bruants, des parulines et des chardonnerets. Ces données corroborent celles issues d’une autre étude qui montrait que 30% des oiseaux avaient disparu des champs de France entre 1989 et 2017.

– Pollinisation. Un autre impact concerne les plantes, en particulier celles qui servent de nourriture à l’être humain : 75% des variétés de plantes que nous mangeons sont liées à la pollinisation. Si d’aventure les insectes – trop peu nombreux – ne parvenaient plus à fertiliser ces plantes-là, alors tout notre système agricole s’effondrerait.

La cause du massacre? Étude après étude, un responsable est montré du doigt par les scientifiques : l’agriculture moderne. Non seulement l’agriculture intensive détruit les habitats naturels des insectes et des petits animaux comme les oiseaux, mais aussi elle pollue l’environnement en propageant pesticides et engrais.

Résultat? La biomasse des insectes diminue actuellement d’en moyenne 2,5% par an à l’échelle de la planète, selon la méta-analyse : «Si rien n’est fait pour enrayer ce phénomène, cela aura des conséquences catastrophiques pour les écosystèmes de la planète, et donc pour la survie de l’humanité», y est-il souligné par les chercheurs Francisco Sánchez-Bayo, professeur de biologie à l’Université de Sydney (Australie), et Kris Wyckhuys, professeur de biologie à l’Université du Queensland, à Brisbane (Australie).

On ne peut être plus clair…

Maintenant, comment peut-on corriger le tir? Une idée saute aux yeux : passer radicalement au bio, ou à tout le moins à une agriculture nettement plus respectueuse de l’environnement. «Les changements cosmétiques auxquels nous assistons aujourd’hui ici et là ne suffisent plus, estime dans une chronique Robert Watson, le président de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques. Nous n’avons plus d’autre choix que de radicalement transformer nos processus agricoles afin de produire les aliments dont nous avons besoin sans en faire payer le prix à la biodiversité. Il nous faut massivement adopter l’agroécologie : moins de produits chimiques, d’engrais, de pesticides, et plus de protection des sols et des pollinisateurs. Il en va tout bonnement de la pérennité de l’humanité…»

Marie-Joëlle Brassard, chercheuse au Centre d’innovation sociale en agriculture (Cisa), abonde dans le même sens : «Nos gouvernements devraient soutenir à fond les jeunes agriculteurs qui souhaitent produire autrement, m’a-t-elle confié. Ils veulent changer le monde, un champ à la fois, mais les terres sont hors de prix, les banques ne veulent même pas les écouter, les soutiens font défaut. Ici, au Québec, nous en voyons plein qui pourraient vraiment changer les choses, et qui malheureusement jettent l’éponge, faute de soutien étatique.»

Les gouvernements, donc. Mais nous aussi, sûrement. Chacun de nous. Une pensée de l’entomologiste français Jean-Henri Fabre me revient à l’esprit : «Pour réussir, la première condition, c’est la patience», a-t-il noté dans ses Souvenirs entomologiques. Autrement dit, il convient, pour améliorer les choses à notre modeste échelle individuelle, d’apporter des changements dans notre environnement qui donneront davantage de chances de vivre aux insectes. Jour après jour, semaine après semaine, mois après mois.

Quels changements, au juste? Une suggestion : et si nous cultivions mieux nos jardins…

Connaissez-vous ainsi le concept d’hôtel à insectes? Il s’agit d’installer dans votre jardin ou sur votre balcon une structure décorative en matériaux naturels dont raffolent les insectes, que ce soit pour s’en servir de nid, pour y trouver leur nourriture, ou encore pour y hiberner. Ces abris possèdent de nombreuses cachettes de différentes tailles qu’il suffit de remplir, par exemple, de paille, de foin ou de feuilles sèches. Placé à l’ombre, il ne manquera pas d’attirer l’attention des insectes qui traînent dans le coin, et le tour sera joué! À noter que si votre hôtel est astucieusement conçu, il sera possible de l’ouvrir sans trop déranger tout ce qui se trouve à l’intérieur, ce qui fera le ravissement des enfants, toujours curieux des petites bibittes…

Même chose, si vous vous sentez l’âme d’un paysagiste, vous pouvez aménager chez vous une spirale à insectes. Il s’agit cette fois-ci d’un parterre surélevé en spirale, lequel peut avoir 2 mètres de diamètre pour une hauteur approximative de 1 mètre. La structure est faite en général de pierres sèches, liées avec de la terre argileuse. Son intérêt pour les insectes? C’est simple, une telle structure accumule la chaleur et tempère les variations de température; la pente crée un microclimat plus chaud que les alentours, ce qui est irrésistible pour eux.

Je rouvre les yeux, et réalise que la terrasse sur laquelle nous mangeons tous ensemble est justement installée au sommet d’une sorte de spirale à insectes : le sentier en pente qui mène au jardin et à la plage de la Palud forme une boucle, et toutes les plantes aménagées aux alentours doivent sûrement contribuer à offrir le microclimat que chérissent les insectes. La structure est involontaire, j’imagine, mais certainement efficace.

Je prends une gorgée de rosé, puis me dis que notre salut réside peut-être bien dans cet amour que les gens ont pour leurs jardins, tout comme Éric et Sylvie se dépensent sans compter pour les plantes qui embellissent leur quotidien… comme celui des insectes.

Du coin de l’œil, j’aperçois un infime mouvement : un lézard vient de gober un insecte au pied du mur. Sa langue pourlèche ses lèvres. Et vif comme l’éclair, il file se réfugier derrière un volet.

«Plongeons plus avant dans l’avenir, notait Jean-Henri Fabre. Un jour viendra, tout semble le dire, où, de progrès en progrès, l’homme succombera, tué par l’excès de ce qu’il appelle la civilisation. Trop ardent à faire Dieu, il ne peut espérer la placide longévité de la bête.»

Espérons que nous finirons par le faire mentir…

Cette semaine, le Spécial Environnement du journal Les Affaires

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