Camionneur, un métier dépassé

Offert par Les Affaires

Publié le 26/02/2018 à 06:06, mis à jour le 26/02/2018 à 06:24

Camionneur, un métier dépassé

Offert par Les Affaires

Publié le 26/02/2018 à 06:06, mis à jour le 26/02/2018 à 06:24

Les camions Komatsu de Suncor sont 100% autonomes... Photo: Suncor.

Suncor Énergie a lancé une bombe. La pétrolière canadienne a annoncé en janvier qu'elle allait supprimer au pays quelque 500 postes de camionneur au cours des six prochaines années, à mesure qu'elle allait se doter de camions 100% autonomes.

D'ici la fin de l'année, 150 de ces camions sillonneront 24h/24 la mine de sable bitumineux North Steepbank, non loin de Fort McMurray, en Alberta, et ce, à l'aide d'algorithmes leur permettant de suivre des itinéraires prédéterminés, de détecter le moindre obstacle et d'éviter tout accident. Cela se fera sous la supervision d'un centre de contrôle géré à distance par quelques humains. Au bout du compte, les camions autonomes Komatsu mettront toutefois bel et bien à pied 500 camionneurs.

« Les nouveaux camions sont nettement plus sécuritaires, plus productifs et moins coûteux », explique Mark Little, chef de l'exploitation chez Suncor, en soulignant que leur exploitation entraînera « la création d'une centaine de postes encore inexistants (programmation, etc.) ».

Bref, la robotisation couplée à l'intelligence artificielle amènera la pétrolière à sabrer sans vergogne sa masse salariale.

À n'en pas douter, ce qui se passe aujourd'hui chez Suncor préfigure ce qui se passera partout au Canada où l'on fait appel aux camionneurs. « Les changements à venir risquent vraiment de tourner au cauchemar, car le secteur du transport fournit actuellement du travail à 1,1 million de personnes au Canada », estime le récent rapport «Paver la voie : Technologie et futur du véhicule automatisé» du Comité sénatorial permanent des transports et des communications.

De fait, les avancées technologiques sont majeures en ce sens. À Blainville, le Centre de test et de recherche pour les véhicules motorisés (CTRVM) a expérimenté, en août 2017, ce qu'on appelle la « circulation en peloton » : un camion semi-automatisé est conduit par un être humain et celui-ci est suivi par une ribambelle de camions automatisés, espacés d'une distance prédéterminée. Sur l'autoroute, les voitures et les autres véhicules peuvent ainsi se glisser entre les camions de manière tout à fait sécuritaire.

« Nos tests ont montré qu'on pouvait effectuer des économies nettes de carburant de 14 % dans le cas où la distance entre les camions est courte (17,4 mètres) », dit Franck N'Diaye-Bonny, directeur général, du CTRVM. Jean-Marc Picard, directeur exécutif, de l'Association du camionnage des provinces de l'Atlantique, abonde dans le même sens : « Les économies en carburant peuvent même atteindre 20 % lorsqu'on circule en peloton de façon idéale », ce qui peut représenter pour l'industrie des économies annuelles se chiffrant à « plusieurs millions de dollars » d'après lui.

Ce n'est pas tout ! Un projet inédit a d'ores et déjà vu le jour, histoire de favoriser l'avènement des camions autonomes sur nos routes. Il s'agit de la création d'un couloir autoroutier nord-sud adapté aux véhicules automatisés, qui relierait le Canada au Mexique en passant par le centre des États-Unis. En plus des pelotons de camions automatisés, cette voie serait également utilisée par des drones autonomes, lesquels voleraient à basse altitude dans un couloir aérien situé juste au-dessus du bitume. Ce projet de la Central North American Trade Corridor Association est-il farfelu ? Aucunement. Un test grandeur nature en ce sens vient d'ailleurs d'être couronné de succès...

La start-up californienne Embark a vu en février son semi-remorque automatisé aller sans encombre de Los Angeles à Jacksonville, en Floride. Par souci de sécurité, un camionneur avait été placé dans la cabine de pilotage, mais celui-ci n'a jamais eu à intervenir durant le trajet autoroutier de près de 4.000 km.

Le camion en question était un modèle standard du constructeur Peterbilt. Embark l'avait équipé de cinq caméras, trois radars et deux détecteurs à laser, ce qui lui permettait de savoir tout ce qui se passait autour de lui. Puis, elle l'a doté d'une intelligence artificielle, à même de traiter en temps réel toutes les données ainsi recueillies et, le cas échéant, de réagir à tout imprévu en un clin d'oeil. Enfin, elle lui a indiqué le point de départ et le point d'arrivée. Et le tour était joué !

Embark n'a vu le jour qu'en 2016 et a pourtant déjà levé 17,2 M$ US auprès d'investisseurs comme Data Collective, Maven Ventures, AME Cloud Ventures et Y Combinator. Elle s'apprête maintenant à acheter 40 semi-remorques et à les faire sillonner les États-Unis afin d'apporter les preuves indiscutables de la supériorité des camions automatisés sur les camionneurs humains.

Il faut nous faire à l'idée que le métier de camionneur est en passe de devenir obsolète. Cela pourrait même se produire plus vite qu'on le pense : au Canada, l'industrie du camionnage s'attend à une pénurie de 25 000 à 30 000 camionneurs d'ici 2024. Or, quoi de plus facile que de contourner cet obstacle grâce au recours aux camions automatisés ?

Un signe ne trompe pas : même les lobbyistes de Teamsters Canada semblent baisser les bras, comme si le combat était perdu d'avance. L'anecdote est authentique : l'un d'eux, Phil Benson, a approché le Comité sénatorial pour attirer son attention sur un point, celui de... la retraite des camionneurs ! Il a indiqué que si les camions automatisés faisaient diminuer le nombre de camionneurs, alors le nombre de contributeurs aux régimes de retraite chuterait, et par suite, « la probabilité serait forte que ces régimes ne tiennent pas leurs promesses, en raison d'un sous-financement massif ».

M. Benson a raison, bien entendu, mais son combat ne vise qu'à atténuer l'impact de la défaite annoncée. Ce faisant, il trahit, en vérité, notre impuissance collective quant à l'irrésistible ascension de l'intelligence artificielle dans nos vies...

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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