Bientôt une île flottante et utopique au large de Tahiti?

Publié le 07/06/2017 à 13:43

Bientôt une île flottante et utopique au large de Tahiti?

Publié le 07/06/2017 à 13:43

Le projet Artisanopolis... Photo: DR

Ça y est! Me voilà à Tahiti...

Oui, la mer est émeraude, le sable fin et l'ombre des palmiers bienfaisante. Ce n'est pas un cliché, c'est bel et bien la réalité. Une réalité qu'on apprécie d'autant plus lorsqu'on a dû passer une vingtaine d'heures enfermé dans différents avions pour arriver jusqu'ici, de l'autre côté de la planète.

Curiosité de journaliste oblige, je me suis vite informé, ici et là, de l'actualité des lieux, des nouvelles qui font jaser les Tahitiens, ces temps-ci. Et c'est comme ça que je suis tombé sur une histoire fabuleuse...

Imaginez l'incroyable : la Silicon Valley qui s'installerait dans un paradis terrestre, comme Tahiti... Allons plus loin encore, et imaginez maintenant que la Silicon Valley en profite pour créer une toute nouvelle forme de société, où la démocratie aurait un tout autre visage, où le travail ne ressemblerait à rien de ce qu'on connaît, où même la façon de vivre serait inédite... Rêvez-vous éveillé? Eh bien non! Mille fois non! Ce que je viens de vous évoquer est bel et bien en train de voir le jour. Explication.

L'organisme californien Seasteading Institute a signé en janvier dernier une lettre d'intention exceptionnelle avec Édouard Fritch, le président de la Polynésie française, la collectivité d'outre-mer de la République française composée de cinq archipels regroupant 118 îles, dont Tahiti. Dans cette lettre, il est déclaré que le Seasteading Institute a la ferme intention de bâtir une île flottante au large de Tahiti. Celle-ci serait a priori formée d'une quinzaine de plateformes modulaires (10 d'une superficie de 6.250 mètres carrés et 5 de 1.000 mètres carrés), ancrées aux fonds marins et reliées à la côte. Elle serait capable d'héberger quelque 200 personnes en mesure de vivre en autarcie grâce, notamment, à l'aquaculture, à l'agriculture verticale et aux énergies solaire, éolienne et marémotrice.

L'idée est simple... Il y aurait des logements, des bureaux, des centres de recherche scientifique ainsi que des incubateurs de start-ups. Cette communauté à nulle autre pareille adopterait «l'économie bleue», un concept forgé par l'industriel belge Gunter Pauli – souvent surnommé le «Steve Jobs du développement durable» – qui préconise l'exploitation des ressources des mers et océans pour parvenir à une autonomie totale, sans aucun impact négatif sur l'environnement.

Cette dimension utopique du projet – pour mémoire, l'utopie est un terme inventé en 1516 par le penseur britannique Thomas More, désignant une société imaginaire idéale – est fondamentale. Elle est même soulignée à plusieurs reprises dans la lettre d'intention : «Les parties signataires comprennent qu'elles doivent agir dans le cadre d'une réglementation spéciale (...), l'Île Flottante devant être située dans une zone économique spéciale innovante», est-il notamment stipulé.

Une zone économique spéciale (ZES)? Il s'agit d'un territoire géographique où les lois économiques sont plus libérales, la plupart du temps plus avantageuses pour les entreprises (incitations fiscales, droits de douane allégés,...), que celles en vigueur dans le reste du pays; et ce, en général dans le but d'attirer des investissements étrangers, ou encore de créer des emplois. Il y en a aujourd'hui plusieurs milliers de par le monde, par exemple en Chine et en Inde.

Mais là, il est question d'une ZES «innovante». Qu'est-ce à dire? Mystère. Pour s'en faire une idée, il convient, je pense, de regarder qui est à la tête du Seasteading Institute...

L'organisme sans but lucratif a été fondé en 2008 par Wayne Gramlich, un consultant en informatique bien connu de la Silicon Valley, et Patri Friedman, un ex-ingénieur de Google qui se trouve être le petit-fils de Milton Friedman, l'un des économistes les plus influents du 20e siècle, dans le but de créer, un beau jour, une communauté vivant de manière autonome sur une plateforme marine située en-dehors des eaux internationales. Très vite, il a bénéficié du soutien financier du milliardaire Peter Thiel, cofondateur du système de paiement en ligne PayPal et investisseur précoce de Facebook.

Or, les trois s'affichent ouvertement comme des libertariens, c'est-à-dire comme des adeptes du libertarianisme, cette philosophie politique qui prône la liberté individuelle en tant que droit naturel. D'après celle-ci, l'État doit être réduit à sa plus simple expression, voire à sa disparition totale en tant que système fondé sur la coercition, pour laisser place à une

coopération libre et volontaire entre les individus. Autrement dit, chacun est libre de faire ce qu'il entend, tant que cela ne nuit en rien à autrui. La liberté est ainsi la clé de voûte des rapports sociaux, des échanges économiques et du système politique.

On le voit, bien, l'objectif est ici éminemment politique. Il est ni plus ni moins de créer une toute nouvelle sorte de société, voire de nation. Et ce, en droite ligne avec l'esprit libertaire de la Silicon Valley.

Est-ce là un bien? Un mal? Difficile à dire. À Tahiti, cela soulève autant l'enthousiasme que l'inquiétude...

John Hawkins, un consultant américain en recrutement établi à Shanghai (Chine), a été mandaté pour analyser l'impact économique potentiel de l'Île Flottante, à partir des maigres données actuellement disponibles. Il en a récemment dévoilé les faits saillants :

> Phase de construction : un impact de 100 à 150 millions de dollars et la création de 200 à 300 emplois;

> Phase d'opérations préliminaires : création de 150 à 200 emplois;

> À terme : création de 400 emplois directs ou induits (services aux entreprises, comme la comptabilité, le conseil et la gestion immobilière; recherche technique et scientifique; maintenance; restauration; hôtellerie; etc.).

> Revenus fiscaux générés par le surcroît d'activité pour les entreprises locales : entre 20 et 30 millions de dollars par an.

En conséquence, nombre d'acteurs économiques locaux applaudissent à tout rompre l'arrivée d'un projet aussi novateur qu'audacieux. Il faut savoir que le taux de chômage à Tahiti est de 21,8%, selon les données de l'Institut de la statistique de la Polynésie française (ISPF)...

Mais quelques voix s'élèvent tout de même, terriblement inquiètes. À l'image de celle de Jacques Rougerie, un architecte océanographe membre de l'Institut de France : «Je ne cerne pas bien le projet du Steasteading Institute. Surtout, je ne suis pas sûr qu'il tienne compte de la complexité de la Polynésie, à ses spécificités économiques, culturelles, humaines et environnementales. Je m'inquiète notamment d'un risque de "communauté fermée", coupée de la culture polynésienne», a-t-il récemment confié à France Info.

Même son de cloche chez Cécile Gaspar, une vétérinaire spécialisée en écologie marine : «Pour l'instant, ce projet n'est pas encore assez clair pour que nous puissions le

comprendre. Sans parler du fait que la population polynésienne semble très critique à son égard», a-t-elle ajoutée.

Voilà pourquoi le Seasteading Institute ne cesse de dépêcher sur place ses membres, leur but étant de rassurer la population. Ainsi, on peut aisément y croiser : Joe Quirk, qui se présente comme un "seavangelist" et agit comme porte-parole du Seasteading Institute; Greg Delaune, un expert en développement durable qui agit, lui aussi, comme porte-parole de l'organisme californien; ou encore Karina Czapiewska, la vice-présidente, développement, de Blue Frontiers, la société créée par l'organisme pour concrétiser le projet d'île flottante.

Ce n'est pas tout. Il y a deux semaines de cela, le Seasteading Institute a organisé à Tahiti une série de conférences, avec pléthore de vedettes internationales comme Rachel Murch (une consultante en changement organisationnel établie à Las Vegas), Tom Bell (un expert en législation des ZES) et Tony Hsieh (PDG de Zappos et star de la Silicon Valley). Mission : faire passer le message comme quoi il n'y a pas matière à inquiétude, mais plutôt à enthousiasme.

Le message passera-t-il auprès de la population? Cela reste à voir. Pour l'heure, chacun doit se contenter des minces informations divulguées à droite et à gauche, comme, entre autres, les esquisses d'architectes effectuées dans le cadre d'un concours international. ces dernières donnent une vague idée de ce à quoi pourrait ressembler l'île flottante, à l'image du 1er prix, Artisanopolis, signé par Gabriel Sheare, Luke et Lourdes Crowley ainsi que Patrick White (voir le vidéo ci-dessous).

L'île flottante verra-t-elle, donc, le jour? Il est trop tôt pour le savoir. Les Tahitiens devraient en avoir une idée un peu plus juste d'ici la fin de l'année : la lettre d'intention indique que le Seasteading Institute s'est engagé à prouver avant le 31 décembre la faisabilité et la viabilité du projet, études à l'appui.

À suivre, donc...

(Ce carnet de route a été rendu possible grâce à l'invitation du Tahiti Congrès Management & Ressources humaines 2017.)

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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