Pourquoi les PDG sont-ils politiquement timides ?

Offert par Les Affaires


Édition du 26 Août 2017

Pourquoi les PDG sont-ils politiquement timides ?

Offert par Les Affaires


Édition du 26 Août 2017

La vague de désertions des grands patrons américains, qui désavouent les positions de Donald Trump, ne devrait pas nous laisser croire à un soudain sursaut d’expression politique chez les PDG.

Le nombre et la stature des déserteurs ont pourtant de quoi impressionner : Merck, Under Armour, Intel, l'Alliance pour l'industrie américaine, sont les plus récents. Avec les démissions de Johnson & Johnson, United Technologies, Corning, entre autres, le Manufacturing Council n’est plus, dissous par le président. Ces désaveux font suite à ceux de Tesla et Disney, en juin, après le retrait des États-Unis de l’accord de Paris sur le climat; à ceux d'Apple et de Google, en janvier, suite à l’annonce d’un décret discriminatoire en immigration.

D’après une étude récente des firmes américaines Weber Shandwick et KRC Research, citée récemment par mon collègue François Remy, nous serions à l’aube de l’activisme des PDG.

J’aimerais bien.

C’est vrai que les patrons doivent maintenant répondre aux attentes élevées de leurs employés et de leur clientèle en matière de responsabilité sociale. D’après Weber Shandwick et KRC Research, quand on leur demande « Les entreprises devraient-elles exprimer une opinion ou agir au sujet d’enjeux controversés, comme la race, le genre, l’immigration ou l’environnement », les consommateurs canadiens sont mitigés, mais plutôt favorables : 37% répondent oui, 18% non, et 37%... ça dépend ! 

« Comment voulez-vous qu’un PDG ne dise rien face à un président comme Donald Trump ? Les entreprises doivent compter avec leurs clients et leurs employés. Une entreprise comme Walmart [qui a choisi de continuer à Donald Trump pour garder une influence sur les enjeux qui concerne l’industrie] a probablement la moitié de ses employés qui sont noirs, explique Thierry Pauchant, professeur à HEC Montréal et titulaire de la Chaire de management éthique. Ça devient indéfendable! »

C’est vrai aussi que les patrons sont poussés dans le dos par de jeunes leaders qui n’ont pas peur de faire les choses autrement, comme Mark Zuckerberg, qui n’a pas attendu le mois dernier pour prendre parti publiquement contre Donald Trump. Les chefs d’entreprise sont de plus en plus starisés, on attend d’eux qu’ils donnent le ton. Qu’ils prennent position.

Dans une entrevue accordée à notre chroniqueuse Diane Bérard, le PDG de L’Oréal, Jean-Paul -Agon, parle lui de montrer l’exemple. En 2016, toujours en entrevue avec Diane, le PDG français Michel-Édouard Leclerc affirmait que «Le PDG a le devoir de s'exposer publiquement pour démontrer qu'il croit à ce qu'il fait ».

Pourquoi ne sont-ils pas plus nombreux à le faire ? Pourquoi ne puis-je citer ici qu’une dizaine d’entreprises qui ont fait entendre leur dissidence sur la place publique ? Cette timidité politique contraste avec le courage managérial dont ne manquent pourtant pas nos dirigeants.

« Ce sont des questions de marchés, répond Thierry Pauchant. Si vous vous mettez dans la peau d’une entreprise, elle doit être le plus neutre possible, tout simplement pour éviter de se faire boycotter. Cela dit, vous pouvez avoir une politique d’entreprise qui va prendre le contrepied de la neutralité, par exemple The Body Shop, qui a sciemment créé une ambiance politique totalement différente. »

Et puis il y a ces entreprises qui soufflent le chaud et le froid. Prenons le cas de Google, qui a illustré avec fracas comment le parti pris politique d’une organisation peut être en porte à faux avec la diversité d’opinion de ses membres, quand un de ses programmeurs s’est fait publiquement remonter les bretelles (sinon renvoyé) par le PDG Sundar Pichai, pour avoir produit un mémo-fleuve remettant en question la place des femmes en technologies. Le PDG a-t-il bien fait de mettre le couvercle sur le débat ? « Ces entreprises [technologiques de la Silicon Valley] sont terribles sur ces sujets, observe pour sa part Thierry Pauchant. Elles vont vous dire qu’il faut être transparents, mais si vous parlez haut, elles vous mettent dehors. Elles jouent un double jeu, qui n’est pas franc. »

Alors, faut-il ou non afficher un parti pris sur des questions sociales, quand on est à la tête d’une entreprise ? « Moi, je suis partisan, répond le professeur, mais parce que je suis professeur en éthique. C’est certain que ma réponse, ça va être oui. Mais si ça place l’entreprise en difficultés, c’est certain qu’elle prendra la décision inverse. Il est impératif dans une entreprise de ne pas se faire hara-kiri. »

Chaque leader est imprégné d’une vision politique. On veut (presque) tous changer le monde pour le mieux, n’est-ce pas ? Comptant sur l’attractivité de cette perspective, le site Internet d’HEC Montréal accueille ses futures recrues par ces mots : “Incarnez le changement; Diverses possibilités d’engagements dans la communauté s’offrent à vous pour faire une réelle différence”. Ses diplômés risquent d’être fort déçus une fois aux commandes dans une grande entreprise. Pour l’immense majorité des dirigeants, sur les questions sociales, c’est motus et bouche cousue. Pas de politique, c’est mauvais pour les affaires.

Julie Cailliau
Rédactrice en chef, Groupe Les Affaires
julie.cailliau@tc.tc

À propos de ce blogue

Julie Cailliau est éditrice adjointe et rédactrice en chef du Groupe Les Affaires, dont l’équipe de journalistes chevronnés publie le journal Les Affaires, le site lesaffaires.com et le magazine Les Affaires Plus. Elle est également présidente du conseil d’administration de la Fondation des prix pour les médias canadiens. Diplômée de l’École supérieure de journalisme de Lille, en France, Julie a pratiqué le métier de journaliste au sein de plusieurs publications françaises et québécoises. Dans une vie précédente, elle a œuvré à titre d’ingénieure en biotechnologies. Son « why », c’est d’apprendre et d’informer afin de nous permettre de faire les bons choix. La prise de conscience de l’urgence environnementale et l’émergence de l’entrepreneuriat social comptent pour elle parmi les tendances les plus réjouissantes actuellement.