Rona: a-t-on eu peur d'un bluff de Lowe's?

Publié le 03/02/2016 à 19:47

Rona: a-t-on eu peur d'un bluff de Lowe's?

Publié le 03/02/2016 à 19:47

(Photo: Bloomberg)

Rona passe-t-elle en des mains étrangères parce que son conseil d'administration a simplement eu peur d'un bluff majeur de Lowe's?

C'est la question avec laquelle on est ressorti mercredi de la conférence de presse.

En conférence téléphonique en matinée, la direction américaine de Lowe's a indiqué que son objectif était de doubler le bénéfice de ses activités canadiennes sur un horizon de cinq ans.

Or, les activités de Lowe's au Canada sont actuellement déficitaires. Sans Rona, il n'est pas clair que le géant américain puisse un jour parvenir à la rentabilité. La direction américaine a elle-même concédé sur l'appel conférence qu'elle avait de la difficulté à trouver de bons emplacements immobiliers au Canada.

Faut-il comprendre que Lowe's a besoin que Rona double pratiquement son bénéfice sur cinq ans pour que le quincaillier américain puisse atteindre son objectif?

Et si Rona peut presque doubler son bénéfice sur cinq ans, le quincaillier ne devrait-il pas demeurer indépendant et continuer à voler de ses propres ailes?

La question a été posée à la direction de Rona.

-Quelle était votre objectif de croissance du bénéfice sur cinq ans de façon indépendante?

"Dans un contexte où Lowe's aurait ouvert 20-30 magasins au Québec, ç'aurait été la décroissance. Nous avons pris cela en considération", a répondu le chef de la direction, Robert Sawyer.

-Et si Lowe's bluffait et n'allait pas ouvrir ces 20-30 magasins en raison d'un marché saturé?

 "Il est difficile de projeter la rentabilité sur cinq ans", a dit monsieur Sawyer, sans vouloir aller plus loin. Une réponse pleine de vérité, mais décevante dans le contexte où Lowe's fait ce type de projection (bénéfice doublera) et la qualifie même de "prudente".

Le conseil a-t-il eu trop peur?

Apparemment c'est le conseil d'administration qui a demandé un scénario de rentabilité en fonction de l'arrivée de nouveaux Lowe's au Québec.

Le CA a-t-il eu trop peur?

La question est ouverte et l'on n'aura jamais la réponse. Lowe's aurait peut-être effectivement encore forcé le jeu pour un temps en ajoutant des magasins dans l'espoir de convaincre Rona d'enfin répondre oui à ses sollicitations (aux 6 mois apparemment, depuis trois ans). Elle aurait peut-être aussi finalement fini par abdiquer, en quittant totalement le Canada, et en redonnant de l'élan à la rentabilité des Canadian Tire, Home Depot et Rona (pour les activités à l'extérieur du Québec). Il y a des précédents. Target en est un. En Australie, Lowe's s'est aussi retirée il y a quelques semaines d'un joint-venture (1/3 de Woolworths) où elle perdait de l'argent.

L'offre est malheureusement plus qu'alléchante

Cela dit, il faut reconnaître que l'offre de Lowe's est fort alléchante.

Le bénéfice par action attendu pour Rona en 2015 est de 0,93$ par action. En présumant un profit qui double, c'est un bénéfice de 1,86$ par action dans cinq ans. Au multiple historique de 14,5 de Rona (selon Canaccord Genuity), c'est un titre qui se négocierait à ce moment à 27$. Peut-être 30$ en forçant un peu le multiple pour reconnaître la performance.

Le proverbe dit:"un tien vaut mieux que deux tu l'auras". Avec une offre à 24$, et cinq ans à courir pour peut-être avoir 30$, force est de reconnaître qu'il était difficile pour le conseil de ne pas la recommander à ses actionnaires. Et ce, même si Lowe's ne faisait que bluffer et allait un jour se retirer du Canada.

Que gagne le Québec?

Quoiqu'en dise la direction, on voit mal en quoi le Québec gagne.

Certes, la situation aurait été plus à risque si l'offre était venue d'un Canadian Tire ou d'un Home Depot. Ces sociétés ont déjà des bureaux chefs à Toronto. Il y aurait assurément eu plus de pertes d'emplois de haut niveau à Boucherville. Le fait est cependant qu'il y en aura quand même.

Les bannières Rona seront maintenues au Québec. Ce n'est pas un gain. La réaction de la direction de Lowe's a en outre été pour le moins décevante lorsqu'une consoeur a demandé si l'on verrait plus de bannières Lowe's au Québec. Il y avait là l'occasion de faire une affirmation forte que l'on voulait vraiment appuyer le rayonnement futur sur le symbolique nom de Rona. La réponse a plutôt été que ce n'était pas dans les plans, mais que ce n'était pas non plus écarté.

Le seul argument qui milite un peu en faveur de la transaction est celui d'un marché qui pourrait s'ouvrir pour quelques fournisseurs québécois grâce au réseau tentaculaire du géant américain. Malheureusement, en conférence de presse, l'argument a été amené par le président du conseil de Rona, Robert Chevrier, et n'a pas vraiment été repris par la direction de Lowe's. Le communiqué parle d'ailleurs de "potentiellement accroître les liens avec les fournisseurs et fabricants canadiens". Le mot "potentiellement" n'est pas un engagement très fort et il est contré par la menace de disparition de certains fournisseurs. Lowe's veut en effet entrer plus d'électroménagers dans les magasins. On peut se demander ce qui devra être sorti pour leur faire de la place.

L'un dans l'autre, les actionnaires gagnent, mais le Québec perd assurément avec cette transaction.

Un potentiel de destruction important pour Québec inc.

Malheureusement, le scénario risque de se répéter dans les prochains mois. Parce que l'économie américaine tourne bien et que l'économie canadienne est au ralenti, les multiples des grandes sociétés américaines sont souvent plus élevés. La valeur de Rona était de 13 fois son bénéfice. Lowe's prend le bénéfice généré par Rona et sait qu'il est probable que le marché américain lui appliquera éventuellement son multiple de 20. Détenue par Rona chaque tranche de 100$ de profit vaut 1300$. Cette même tranche, cette fois détenue par Lowe's, vaut 2000$. C'est une situation qui facilite les acquisitions.

S'ajoute la faiblesse du dollar canadien. Il remontera un jour, lorsque le pétrole se remettra éventuellement en route. Les bénéfices des filiales canadiennes donneront alors plus de dollars US lorsqu'on convertira la devise, et les bénéfices des sociétés mères américaines augmenteront comme par magie.

Ce double effet levier a un fort potentiel de destruction des sièges sociaux de Québec inc.

SUIVRE SUR TWITTER: F_POULIOT

À propos de ce blogue

Diplômé en droit de l'Université Laval, François Pouliot est avocat et commente depuis plusieurs années l'actualité économique et financière. Il a été chroniqueur au Journal Le Soleil, a collaboré au Globe and Mail et dirigé les sections économiques des différentes unités de Quebecor Media, notamment la chaîne Argent. Au cours de sa carrière, il a aussi fait du journalisme d'enquête ce qui lui a valu quelques distinctions, dont le prix Judith Jasmin. La Bourse Southam lui a notamment permis de parfaire son savoir économique à l'Université de Toronto. François a de même été administrateur de quelques organismes et fondation. Il est un mordu des marchés financiers et nous livre son analyse et son point de vue sur diverses sociétés cotées en bourse. Québec inc. sera particulièrement dans sa mire.

Blogues similaires

Encore trop tôt pour sauter dans l’arène

Édition du 14 Juin 2023 | Dominique Beauchamp

ANALYSE. Les banques canadiennes pourraient rester sur le banc des pénalités quelque temps encore.

Shopify: prochaine victime de la malédiction boursière canadienne?

BLOGUE INVITE. Shopify est-elle différente des Nortel, Research in Motion, Valeant, Barrick Gold et autres?