Autopsie de la fermeture de la chaîne Argent

Publié le 19/04/2016 à 20:16

Autopsie de la fermeture de la chaîne Argent

Publié le 19/04/2016 à 20:16

La chaîne Argent cessera bientôt d'émettre. Autopsie d'une triste nouvelle.

Pendant quelques années, j'ai eu l'occasion de m'occuper de cette chaîne, avec la complicité d'une solide équipe de dirigeants et d'artisans.

Le miracle est par définition un accomplissement extraordinaire et, partant, extrêmement rare. La grande majorité d'entre nous n'y sera jamais exposée. Pourtant, au cours de cette période, il m'en fut présenté au quotidien.

Argent était une petite équipe, d'une douzaine d'employés (techniciens inclus), qui, la journée durant, réussissait à occuper l'antenne et à livrer les développements de l'actualité et son analyse en continue. "Quand on va dans des rencontres de télédiffuseurs et qu'on raconte comment cette station opère, les gens ont de la difficulté à nous croire. C'est sans doute la chaîne la plus productive d'Amérique du nord", m'avait un jour dit un cadre de TVA.

Comment expliquer alors que ça n'ait pas fonctionné?

On l'a dit, certainement pas en raison de la force des talents en place. Une petite anecdote, pour bien établir cette force et ouvrir ensuite sur la cause de l'échec.

Au procès de Vincent Lacroix, dans l'affaire Norbourg, toutes les télés d'information (LCN, RDI et Argent) avaient couvert en direct le verdict. Ce jour-là, Argent avait fini dernier dans les cotes d'écoute. Un jour de fortes réjouissances. Finir dernier à ce niveau de cotes d'écoute, c'était une victoire morale. Détail important pour la suite, RDI l'avait emporté haut la main sur LCN.

Vint le jour de la sentence de Vincent Lacroix. Un quiproquo fit en sorte que LCN fut forcée de se brancher sur le signal d'Argent pour ne pas échapper l'affaire. C'est la couverture d'Argent qui passait donc à LCN. Cette fois, LCN (en réalité la petite Argent) battit à plate couture RDI dans les cotes d'écoute.

Malgré une énorme satisfaction, c'est à ce moment que j'en vins au constat qu'il n'y avait rien à faire avec la chaîne télé, et que, si jamais elle ne réussissait plus à s'insérer dans les forfaits offerts par les distributeurs (câblos et telcos), ses jours étaient comptés.

Il n'y avait tout simplement pas de signal économique possible sans courir le risque de se déshabiller soi-même. Aujourd'hui, on avait fait la barbe à RDI, mais qui disait que ce serait toujours RDI? Les vases étaient trop communicants.

On pouvait certes choisir de voir les choses du bon côté. Pendant un temps, la part de marché d'Argent approcha parfois le 0,5% (elle a ensuite périclité). Ce n'était pas très loin de CNBC, aux États-Unis, dont la part de marché était justement à ce 0,5%.

Malheureusement, si 0,5% d'un auditoire de 300 millions d'individus permet de bien vivre, c'est nettement insuffisant dans un marché de 5 millions d'auditeurs. Les cotes d'écoute étaient faméliques, avec des cases horaires souvent à zéro auditeur, et l'on n'était pas sûr si, à 10$ du spot publicitaire, nos tarifs n'étaient pas un peu trop élevés. Un cadre de l'époque, qui m'en a beaucoup appris en télé, m'avait un jour fait remarqué que si un annonceur nous arrivait avec une campagne de 250 000$, nous aurions de la difficulté à l'accueillir. Il aurait rempli tous les espaces publicitaires pendant très longtemps.

Pour redresser Argent, et espérer la mette à l'abri d'un retrait des forfaits des télé-distributeurs, il aurait fallu investir massivement dans sa programmation, avec une approche plus grand public encore. Un projet comme celui de Dans l'Oeil du dragon, à Radio-Canada, a déjà été considéré. Mais ces projets coûtent cher à produire. Sur une chaîne spécialisée, à la part de marché inexistante, l'émission n'aurait assurément pas eu la portée qu'elle connaît à Radio-Canada et ne se serait pas autofinancée. Il n'y avait en outre, rien d'assez fort pour prendre le relais et conserver l'auditeur sur une programmation à moindre coût une fois l'heure de diffusion passée.

Des investissements colossaux auraient été nécessaires pour espérer construire une grille à bon potentiel de cotes d'écoute. Et ç'aurait été coupe-gorge. On l'a vu, la chaîne sœur LCN aurait été à risque de perdre certaines parts de marché. Et même si l'opération avait été neutre pour la chaîne sœur, elle aurait assurément échoué au plan financier. L'histoire du réseau TQS à l'époque où il faisait de l'information parle d'elle-même.

Pendant des années, Québecor a soutenu Argent en recourant notamment aux forfaits télé de Vidéotron. D'autres chaînes spécialisées auraient pu être insérées à la place d'Argent dans des forfaits de distribution plus populaires. Leurs cotes d'écoute auraient sans doute été meilleures, tout comme leurs revenus publicitaires par le fait même. Pierre Karl Péladeau aimait et croyait en l'information économique. Certains autres membres du conseil de Québecor Media aussi. D'autres distributeurs ont parfois imité Vidéotron et placé Argent dans des forfaits intéressants, pour des raisons qui sont moins apparentes à nos yeux. Le phénomène s'est malheureusement raréfié ces dernières années. La multiplication des chaînes spécialisées a amené les distributeurs à inclure les chaînes les plus regardées dans leurs forfaits et à délaisser les moins regardées pour contenir les prix d'abonnement.

On en a moins parlé mardi, mais la refonte du site web d'Argent, à l'automne, a peut-être aussi contribué à accélérer la décision. Les statistiques de comScore des derniers mois font voir une chute marquée des visiteurs uniques depuis celle-ci, ce qui n'a pas dû aider financièrement.

Combinée à la récente décision du CRTC favorisant le choix à la carte, c'était cependant de toute façon une autre goutte d'eau dans un vase qui débordait déjà.

Bonne chance aux talentueux artisans pour la suite des choses. Argent n'aura pas été une histoire à succès, mais en est assurément une de mérite.

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À propos de ce blogue

Diplômé en droit de l'Université Laval, François Pouliot est avocat et commente depuis plusieurs années l'actualité économique et financière. Il a été chroniqueur au Journal Le Soleil, a collaboré au Globe and Mail et dirigé les sections économiques des différentes unités de Quebecor Media, notamment la chaîne Argent. Au cours de sa carrière, il a aussi fait du journalisme d'enquête ce qui lui a valu quelques distinctions, dont le prix Judith Jasmin. La Bourse Southam lui a notamment permis de parfaire son savoir économique à l'Université de Toronto. François a de même été administrateur de quelques organismes et fondation. Il est un mordu des marchés financiers et nous livre son analyse et son point de vue sur diverses sociétés cotées en bourse. Québec inc. sera particulièrement dans sa mire.

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