Souffrons-nous du syndrome de l'île de Pâques?

Publié le 13/08/2016 à 08:53

Souffrons-nous du syndrome de l'île de Pâques?

Publié le 13/08/2016 à 08:53

Les fameuses statues Moaï de l'île de Pâques, dans le Pacifique Sud (source illustration: Shutterstock)

ANALYSE DU RISQUE– Chaque année, nous consommons plus de ressources que la Terre peut reconstituer, et cet écart se creuse sans cesse, selon l'ONG Global Footprint Network. Si la planète était une entreprise, elle serait condamnée à la faillite. Mais que faisons-nous pour redresser Planète inc.? Pas grand-chose, du moins pas suffisamment. Souffrons-nous du syndrome de l'île de Pâques?

L'île de Pâques est située dans l'océan Pacifique Sud. Elle est célèbre en raison de l'effondrement de sa civilisation au 18e siècle, et ce, en raison de la surpopulation, de la surexploitation des ressources, sans parler de l'introduction de maladies par les Européens. L'insouciance des élites locales a probablement aussi pesé dans la balance.

Aux yeux de plusieurs spécialistes, l'effondrement de la civilisation de l'île de Pâques représente une métaphore– bien qu'imparfaite– de la civilisation sur la Terre.

La population ne cesse d'augmenter et nous surexploitons les ressources de la planète. Et nous sommes collectivement assez insouciants, malgré les données scientifiques qui nous démontrent les dommages –certains irréversibles– que nous infligeons à la Terre.

Cette année, c'est depuis le lundi 8 août que l'humanité a commencé à vivre «à crédit» jusqu'au 31 décembre, car elle a déjà consommé la totalité des ressources que la planète peut renouveler en un an, selon le Global Footprint Network.

Si la planète était une entreprise, les actionnaires et les créanciers monteraient aux barricades pour réclamer des changements draconiens, voire virer la direction.

Avez-vous noté une telle urgence d'agir de la part des élites politiques et économiques lorsque le Global Footprint Network a publié son rapport au début du mois?

Pour calculer ce point de déséquilibre, l'ONG utilise notamment l'empreinte carbone, les ressources consommées pour la pêche, l'élevage, les cultures, la construction et l'utilisation d'eau.

En 2015, le «jour du dépassement» - Earth overshoot day, en anglais - était survenu le 11 août.

Et cette date arrive de plus en plus tôt dans l'année, comme on peut le constater sur ce graphique produit par le Huffington Post à partir des données du Global Footprint Network.

Même si le rythme de l'arrivée du jour du dépassement a ralenti ces dernières années, il reste que la tâche est colossale pour tenter de revenir un jour au point d'équilibre qui prévalait avant les années 1970.

Deux questions s'imposent:

1. Pourrons-nous y arriver?

2. Aurons-nous surtout la volonté de le faire?

Parlons d'abord de notre capacité à changer les choses.

Il faut supprimer la dette écologique

C'est mathématique, pour assurer la prospérité et la qualité de vie des futures générations de la Terre nous devrons un jour consommer les ressources de la planète au même rythme que leur taux de renouvellement.

Bref, il faut supprimer la dette écologique.

Et pour y arriver, il faut revoir de fonds en comble notre manière de consommer les ressources.

Au rythme actuel, il nous faudrait l'équivalent de 1,6 planète Terre pour répondre aux besoins de l'humanité.

Mais la situation est pire dans les pays développés.

Par exemple, si tous les humains avaient le mode de vie des Australiens (les champions de la consommation de ressources naturelles), il faudrait 5,4 planètes.

C'est dire l'ampleur des défis qui nous attendent si nous voulons vivre collectivement selon nos moyens.

Selon plusieurs experts, il faudrait carrément révolutionner notre système économique.

Certains analystes affirment que la décroissance (une réduction graduelle du PIB mondial et un meilleur partage de la richesse) est la seule solution réaliste, puisqu'une croissance infinie dans un monde fini est impossible, voire une utopie.

Et si la solution passait notamment par le «capitalisme naturel», un système qui va beaucoup plus loin que le développement durable et qui est plus réaliste à imposer politiquement que la décroissance.

C'est du moins ce que proposent Paul Hawken, Amory Lovins et L. Henter Lovins, les auteurs de Natural Capitalism, un essai publié en 1999 qui a fait grand bruit (il n'a toutefois pas été traduit en français).

Et si la solution passait notamment par le capitalisme naturel?

Pour le pratiquer, les entreprises, les organisations et la société devront procéder à des mutations majeures dans leurs pratiques industrielles et commerciales, selon Paul Hawken, Amory Lovins et L. Henter Lovins.

Voici les quatre piliers du capitalisme naturel:

- Accroître radicalement la productivité des matières premières: Il faut rendre beaucoup plus efficaces les processus industriels, les transports et les immeubles. Ces gains de productivité réduiraient aussi les coûts des entreprises.

- Pratiquer le biomimétisme: si nous imitons la nature, nous pourrions éliminer jusqu'à l'idée même de produire des déchets. Tout produit en fin de vie deviendrait un élément nutritif pour l'écosystème ou pour la fabrication d'un autre produit.

- Instaurer une économie de services et de location: l'idée est de migrer d'une économie de biens et d'achats à une économie de services et de location. Une fois son utilisation par le consommateur terminée, le bien serait repris en charge par l'entreprise pour le louer à une autre personne ou le recycler.

- Investir dans le capital naturel: aucune société ne peut prospérer (voir survivre) à terme si son environnement se dégrade. C'est pourquoi il est urgent de réinvestir dans la restauration, le maintien et l'accroissement des écosystèmes de la planète, car ils fournissent des services essentiels (production d'eau et d'oxygène, filtration de l'eau et de l'air, régulation du climat, protection contre l'érosion, etc.).

Le capitalisme naturel permettrait-il à l'humanité de vivre selon ses moyens? Difficile à dire avec certitude.

En fait, il faudrait sans doute en faire encore beaucoup plus pour réduire la ponction de ressources naturelles, estiment certains spécialistes.

Un enjeu qui nous amène à tenter de répondre à la deuxième question: aurons-nous la volonté de faire le nécessaire?

Aucun dirigeant n'osera le dire, mais pour y arriver (une consommation mondiale véritablement durable), il faudrait sans doute que les citoyens des pays riches réduisent le niveau de vie afin de permettre à ceux des pays émergents d'augmenter le leur.

Êtes-vous prêts à réduire votre niveau de vie?

Vous avez bien lu: réduire notre niveau de vie.

Prenons l'exemple de l'automobile.

Selon plusieurs économistes et environnementalistes, il faut réduire leur nombre au minimum dans les pays développés, et ce, en favorisant le transport en commun, les déplacements en vélo et la marche.

Cela permettrait à des citoyens de pays émergents d'avoir un véhicule quand c'est la seule option à leur disposition pour se déplacer.

Et la voiture électrique? Il s'agit d'une fausse bonne solution. Car si elle réduit les émissions de gaz à effet de serre (à la condition qu'il s'agisse d'énergie renouvelable), l'enjeu des ressources pour la construire demeure entier.

Êtes-vous prêt à réduire radicalement votre consommation et votre niveau de vie?

Êtes-vous prêts à vous limiter à une seule voiture dans votre ménage, voire l'éliminer complètement si vous habitez en milieu urbain ou semi-urbain, comme le font déjà plusieurs personnes?

Et ce n'est qu'un exemple.

On le voit bien, le virage que l'humanité devra prendre pour assurer un véritable développement durable représente tout un défi.

Jared Diamond, l'auteur du classique Effondrement (Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie), a peut-être mieux que quiconque cerné le défi auquel nous sommes tous confrontés.

En 2012, dans en entretien au quotidien Le Monde, il posait ainsi crûment le choix auquel l'humanité est confrontée à l'avenir, alors que la population mondiale continue de croître et que les besoins économiques, en ressources et en énergie, progressent sans cesse.

«L’humanité est engagée dans une course entre deux attelages. L’attelage de la durabilité et celui de l’autodestruction. Aujourd’hui, les chevaux courent à peu près à la même vitesse, et personne ne sait qui va l’emporter. »

 Saurons-nous choisir le bon attelage?

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand