Pourquoi subissons-nous le protectionnisme américain?

Publié le 07/10/2017 à 11:32

Pourquoi subissons-nous le protectionnisme américain?

Publié le 07/10/2017 à 11:32

Source image: Wellie Denoncourt

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – Imposition de droits sur le bois d’œuvre et le CSeries de Bombardier, sans parler du renforcement du Buy American et du Buy America… Le Canada subit comme jamais ces temps-ci les attaques protectionnistes des États-Unis. Et que faisons-nous? Pas grand-chose. Pourtant, une contre-attaque est possible.

Bien entendu, à chaque occasion, Ottawa et les provinces haussent le ton, nomment des négociateurs et contestent les mesures protectionnistes de Washington devant les tribunaux de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) ou de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC).

Le Canada l’a fait à maintes reprises dans l’épineux dossier du bois d’œuvre, mais sans grand succès. Car, les Américains nous ont à l’usure. Ils imposent d’abord des droits compensateurs et antidumping -ils s’élèvent à 27% dans le présent conflit du bois d’œuvre.

Mais puisque les délais administratifs sont interminables et que l’industrie canadienne pâtit, nos gouvernements reviennent à la table des négociations et concluent une entente qui restreint les exportations de bois d’œuvre aux États-Unis.

Mais dans le cas de Bombardier, la salve américaine dépasse l’entendement, affirment les spécialistes.

Les tarifs compensateurs et antidumping décrétés par le ministère américain du Commerce (DOC) sur le CSeries de Bombardier totalisent 300%.

Cela revient à multiplier par quatre le prix des 75 appareils que le transporteur américain Delta a commandé et qui commenceront à être livrés au printemps 2018.

Bien entendu, l’ampleur des droits temporaires exigés par Washington pour le CSeries s’inscrit dans la montée importante du protectionnisme à laquelle nous assistons chez nos voisins depuis l’élection de Donald Trump.

Attention, Trump n’a pas inventé le protectionnisme

Mais ceux qui croient qu’une victoire des démocrates à l’élection présidentielle de 2020 changerait radicalement la donne devront déchanter.

Le protectionnisme progresse aux États-Unis depuis la récession de 2008-2009 et l’élection de l’administration du démocrate Barack Obama.

Pas moins de 636 mesures commerciales discriminatoires ont été mises en place au sud de la frontière entre 2008 et la mi-octobre 2016, selon le Center for Economic Policy Research.

En décembre 2015, Obama a notamment signé le Fixing America’s Surface Transportation Act (FAST Act), qui fera passer graduellement le pourcentage de contenu américain dans le matériel de transport public de 60% à 70% en 2020.

En fait, le protectionnisme est une constante de l’histoire américaine.

Ses premières manifestations remontent aussi loin que dans les années 1790, selon le Wall Street Journal.

À l’époque, le premier secrétaire américain au Trésor Alexander Hamilton affirmait que les États-Unis devaient imposer des tarifs pour protéger ses industries naissantes (les «infanted industries») de la concurrence étrangère.

On l’oublie souvent, mais les États-Unis sont devenus un pays libre-échangiste uniquement après la Deuxième Guerre mondiale, quand leur économie dominait plus que jamais le monde, rappellent les historiens.

Mais que peut faire le Canada ?

Que peut faire le Canada dans ce contexte ? La situation est délicate, car Ottawa renégocie actuellement l’ALÉNA, un traité stratégique et vital pour l’économie canadienne.

Le Canada a néanmoins une marge de manœuvre, estiment des analystes.

Ottawa peut exercer un certain rapport de forces sur les Américains. Cette pratique est courante dans la diplomatie commerciale des grandes puissances, au premier chef en Europe et aux États-Unis.

Pour le CSeries, le premier ministre Justin Trudeau a d’ailleurs menacé de bloquer l’achat de chasseurs américains de Boeing par le Canada si l’avionneur américain ne retire pas sa plainte contre Bombardier.

Le magazine canadien Maclean’s a dénoncé cette pratique, l’assimilant à une politique digne des «républiques bananières».

Pourtant, le Royaume-Uni a aussi indiqué à Boeing qu’il risque de perdre des contrats avec la défense britannique, car 4 200 emplois sont à risque chez Bombardier en Irlande du Nord, où sont fabriquées les ailes du CSeries.

Exigeons la réciprocité

Pour contrer le protectionnisme américain, Ottawa pourrait aussi exiger la réciprocité économique avec les États-Unis.

En vertu de ce principe, le pays A accorde aux entreprises originaires du pays B le même traitement que ce dernier accorde aux sociétés du pays A. Si B ouvre ses marchés, A ouvre les siens. Par contre, si B ferme les siens, A doit faire de même.

En avril, les Manufacturiers et exportateurs du Canada (MEC) ont demandé à Ottawa d’exiger la réciprocité aux États-Unis en matière d’infrastructures.

Dans une lettre envoyée au ministre canadien de l’Infrastructure et des Collectivité, le président des MEC lui a demandé d’assurer aux manufacturiers du Canada un meilleur accès au marché américain des infrastructures, et ce, en adoptant le principe de réciprocité.

«Le gouvernement canadien doit être ferme dans ses positions à l’effet que si les États-Unis veulent un accès favorable au marché canadien des infrastructures, ils doivent exempter les manufacturiers canadiens de l’application de toutes les préférences de contenu local telles que le Buy America et le Buy American», affirmait le président Dennis A. Darby.

L’Ontario songe aussi à contre-attaquer afin de contrer le protectionnisme aux États-Unis.

En mai, la première ministre Kathleen Wynne a déclaré que son gouvernement pourrait «répondre avec une action forte» pour contrer le projet du Texas d’adopter une loi (le bill 1289).

Celui-ci étendrait les provisions du Buy American a pratiquement toutes les agences gouvernementales de l’État.

Si cette loi est adoptée, elle forcera les entreprises du Texas à acheter du fer et de l’acier de fournisseurs américains, selon le gouvernement ontarien.

Dans sa «réponse» au Texas, l’Ontario pourrait permettre aux ministères et aux agences gouvernementales de la province de réduire leurs achats auprès des entreprises américaines qui sont basées au Texas et dans les autres États ayant des politiques de Buy American.

Parallèlement à cette stratégie, le Canada doit continuer à diversifier ses marchés, même si les États-Unis demeureront notre principal partenaire commercial pour des raisons géographiques et économiques.

La diversification pourrait d’ailleurs aider Bombardier dans son bras de fer avec Boeing, selon la ministre de l’Économie, de la Science et de l’Innovation (MESI), Dominique Anglade.

Les États-Unis représentent 30% du marché mondial visé par le Cseries, selon BMO Marchés des capitaux. Il reste donc 70% du marché potentiel ailleurs sur la planète, principalement en Europe, en Afrique et en Asie.

En Asie, Bombardier négocie actuellement avec les trois plus grandes compagnies aériennes chinoises.

Ces négociations pourraient déboucher sur des contrats dans quelques mois, selon l'agence Reuters. Et un accord pourrait être annoncé lors d'une visite du premier ministre Justin Trudeau en Chine en octobre.

Le cas échéant, cela donnerait un peu d’oxygène à Bombardier, qui en a bien besoin.

Ces dernières années, le protectionnisme est devenu une politique bipartisane aux États-Unis. Et à moins d’un revirement de tendance inattendue, cette situation est là pour rester dans un avenir prévisible.

Le Canada devra donc s’y faire, et ajuster sa stratégie commerciale en conséquence.

Mais, surtout, contre-attaquer davantage.

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand