Nouvel ordre du monde et environnement d'affaires fractionné

Publié le 28/04/2023 à 18:00

Nouvel ordre du monde et environnement d'affaires fractionné

Publié le 28/04/2023 à 18:00

Le président chinois Xi Jinping et le président russe Vladimir Poutine célébrant le renforcement des liens entre leurs pays, lors d'un sommet à Moscou en mars. (Photo: Getty Images)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE. L’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 a ébranlé l’ordre international de l’après-guerre, qui était déjà du reste contesté par la Russie et la Chine. Plus rien ne sera comme avant. Un nouvel ordre international multipolaire est en gestation, qui forcera les États à s’adapter, mais aussi les entreprises occidentales actives aux quatre coins de la planète.

Voilà ce qui ressort de la lecture d’un essai majeur sur les relations internationales, Guerre en Ukraine et nouvel ordre du monde (publié aux Éditions de l’Observatoire, en février 2023) et de l’entretien accordé à Les Affaires par l’ex-ambassadeur français, Michel Duclos, qui a dirigé cet ouvrage collectif ayant fait grand bruit en Europe.

Et pour cause: il regroupe le regard de 22 experts en géopolitique issus d’horizons variés et de la plupart des régions du monde, et ce, des États-Unis aux Pays-Bas en passant par le Brésil, la Turquie, le Nigéria, l’Inde, la Chine, la Russie et l’Ukraine.

La diversité de tous ces points de vue apporte une perspective unique à ceux et celles qui s’intéressent à l’avenir et à la stabilité du monde — même si certains regards sont confrontants pour la plupart des Occidentaux.

Conseiller spécial à l’Institut Montaigne (un groupe de réflexion français qui s’est associé à la publication de cet essai), Michel Duclos est l’un des analystes les plus influents sur les questions internationales en France et en Europe. Il a notamment publié La France dans les bouleversements du monde (2021, aux Éditions de l’Observatoire).

 

La désoccidentalisation du monde

Une expression forte se dégage de Guerre en Ukraine et nouvel ordre du monde: nous assistons actuellement à une accélération de la «désoccidentalisation du monde». C’est l’expression que Michel Duclos a utilisée dans les nombreuses interviews qu’il a accordées depuis la publication du livre.

Un passage de la préface qu’il signe résume bien l’enjeu auquel est confronté l’Occident.

«Le conflit en Ukraine marque peut-être la fin de l’illusion de l’ordre libéral international, c’est-à-dire d’un ordre dominé par les puissances occidentales. Ce dernier n’aura pas empêché le retour de la guerre dans le continent le plus pacifique de la carte géopolitique du monde», écrit-il.

La désoccidentalisation du monde ne signifie pas la chute de l’Occident.

Elle signifie plutôt l’émergence d’un nouvel ordre international où des pays comme la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil et l’Afrique du Sud auront davantage leurs mots à dire sur l’organisation du monde, sans parler d’autres pays de ce qu’on appelle le Sud Global.

Bref, l’Occident sera toujours un acteur important sur l’échiquier géopolitique (sur les plans politique, économique, technologique, culturel et militaire), mais il y en aura d’autres.

Ainsi, en moins de 100 ans, nous aurons vécu trois paradigmes géopolitiques:

 

  • Un monde bipolaire durant la guerre froide (de 1945 à 1991) qui a opposé les États-Unis à l’ex-Union soviétique, jusqu’à la dissolution de cette dernière.
  • Un monde unipolaire dominé par les États-Unis après la chute du mur de Berlin, en 1989, et ce, jusqu’à aujourd’hui.
  • Un monde multipolaire, dont les historiens du futur fixeront sans doute les premiers pas à partir de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en 2022.

 

Les entreprises face à un monde fractionné

En entrevue avec Les Affaires, Michel Duclos souligne que la vie des entreprises occidentales et canadiennes sera aussi affectée par cette désoccidentalisation du monde. «Nous allons en effet vers un monde fractionné», affirme-t-il.

Il souligne qu’il y aura par exemple «plusieurs internets», c’est-à-dire plusieurs systèmes parallèles contrairement à l’internet global qui relie actuellement les réseaux d’ordinateurs dans le monde.

À ses yeux, les chaînes d’approvisionnement répondront aussi davantage à «des critères géopolitiques qu’économiques».

 

La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine s’est amorcée sous l’administration républicaine de Donald Trump, mais elle s’est renforcée sous celle du démocrate Joe Biden. (Photo: 123RF)

On le voit déjà par exemple dans la guerre des semi-conducteurs que se livrent les États-Unis et la Chine, comme le soulignait récemment dans une note Angelo Katsoras, analyste géopolitique à la Banque Nationale.

Michel Duclos indique aussi que les entreprises occidentales évolueront dans un environnement d’affaires «incertain et arbitraire», alors que l’on assiste à un durcissement des régimes autoritaires dans le monde.

«Ce sera plus difficile pour les entreprises, avec aussi, notons-le, des effets de concurrence brutale entre l’Amérique et l’Europe, comme on l’a vu avec l’Inflation Reduction Act (IRA)», insiste le spécialiste en relations internationales.

L’IRA est la législation phare de l’administration de Joe Biden. Elle vise à stimuler l’économie américaine, en favorisant la fabrication de produits manufacturiers et leurs composants aux États-Unis, notamment pour les batteries de voitures électriques.

Si des choses sont appelées à changer pour les entreprises à l’international, d’autres en revanche ne devraient pas changer dans un avenir prévisible, fait remarquer Michel Duclos.

C’est notamment le cas de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le chien de garde du fonctionnement juste et équitable des échanges internationaux, dont le siège social est en Suisse.

Avec la mise en place graduelle d’un nouvel ordre international, on pourrait croire que la montée en puissance de la Chine fasse en sorte qu’il soit plus difficile de régler des différends commerciaux à l’OMC — qui connaît des difficultés depuis quelques années.

Or, ses déboires actuels dépendent avant tout des Américains.

«Pour l’instant, les difficultés de l’OMC ne viennent pas de la Chine ou des pays du Sud, mais… des États-Unis. L’administration Biden a suivi la pratique de l’administration Trump consistant à bloquer la nomination des panels d’appel. Cela paralyse tout le système de règlement des différends», affirme le conseiller de l’Institut Montaigne.

 

Les standards technologiques demeurent occidentaux

Les standards internationaux dans les technologies — qui sont essentiellement américains et européens — sont un autre domaine où l’influence de la Chine et des autres grandes économies émergentes ne s’est pas encore vraiment fait sentir.

«Là aussi, étrangement, les Occidentaux continuent à dominer. La Chine, sur papier, dépose beaucoup de brevets, mais peu sont utilisés hors de Chine», souligne-t-il.

En revanche, les Chinois exercent une influence grandissante au niveau de la 5G dans les télécommunications. Cette situation pourrait même provoquer «une rupture stratégique», car cette technologie dame le pion aux Américains et aux Européens, estime Michel Duclos.

L’invasion de l’Ukraine en février 2022 a créé une onde de choc dont on arrive encore à peine à cerner toutes les conséquences géopolitiques à long terme.

La lecture de Guerre en Ukraine et nouvel ordre du monde permet de prendre conscience de plusieurs positions politiques à l’égard de ce conflit, et d’une «spectaculaire prise de distance du Sud Global» vis-à-vis de l’Occident, insiste Michel Duclos en entrevue.

«Ce qui rassemble ces différentes positions, c’est le ressentiment contre l’Occident, la volonté de remettre en cause l’ordre libéral international dominé par les États-Unis et leurs alliés ainsi que le constat que l’Occident n’est plus économiquement ou sur d’autres plans assez fort pour imposer sa volonté, même à des pays réputés proches de lui.»

À ses yeux, c’est la raison pour laquelle la guerre en Ukraine «nous tend ainsi le miroir de la désoccidentalisation du monde».

Certes, nous assistons à une transformation du monde en profondeur. 

En revanche, cette transformation du monde a quand même ses limites, dit-il, en raison du fonctionnement réel de l’économie mondiale, qui est encore largement influencé par l’Occident.

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand