Le lobby ukrainien à Ottawa nuit-il au commerce avec la Russie?

Publié le 21/04/2018 à 07:03

Le lobby ukrainien à Ottawa nuit-il au commerce avec la Russie?

Publié le 21/04/2018 à 07:03

Le président de la Russie Vladimir Poutine (source photo: Shutterstock)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE – Depuis 10 ans, les exportations du Canada en Russie ont fondu de moitié. Une chute qui tient au ralentissement de la croissance russe et à l’imposition des sanctions occidentales contre Moscou après l’annexion de la Crimée, une région de l’Ukraine, en 2014. Mais un autre facteur pourrait bien peser dans la balance, soit l’«ethnicisation» de la politique étrangère du Canada à l’égard de la Russie.

Dans un essai (Un selfie avec Justin Trudeau), Jocelyn Coulon, ancien conseiller politique de l’ex-ministre des Affaires étrangères du Canada Stéphane Dion (2016-2017), explique comment le lobby des 1,3 millions de Canadiens d’origine ukrainienne a de plus en plus d’influence sur la politique étrangère du Canada depuis l’élection des conservateurs de Stephen Harper en 2006.

La majorité de ces électeurs habitent dans l’Ouest canadien, une région où est située la base électorale des conservateurs et où les libéraux de Justin Trudeau ont plusieurs contés.

«L’Ukraine occupe une place disproportionnée dans la politique étrangère canadienne depuis une douzaine d’années, au point où elle empêche la définition et la mise en oeuvre d’une politique russe fondée sur la géopolitique et la défense des intérêts nationaux du Canada», affirme Jocelyn Coulon.

Chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM), cet ancien journaliste du Devoir spécialisé en relations internationales ne fait aucun lien dans son essai entre le lobby ukrainien à Ottawa et le déclin des exportations canadiennes en Russie – il n’a pas été possible de l’interviewer à ce sujet.

Un déclin qui est assez important, comme on peut le constater sur ce graphique publié sur le site du Parlement du Canada.

Les exportations des États-Unis en Russie sont aussi en déclin en raison du ralentissement de la croissance russe et de l’imposition des sanctions occidentales, sanctions auxquelles les Russes ont répliqué avec leur propres sanctions.

Une «extrême hostilité» à l’égard de la Russie

Dans le cas du Canada, l’influence du lobby ukrainien pourrait aussi peser dans la balance.

Car, à la lecture du chapitre 9 de l'essai de Jocelyn Coulon (Une politique russe influencée par l’Ukraine), il est légitime de se poser la question sur ce lien potentiel, d’autant plus que l’actuelle ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, qui a succédé à Stéphane Dion en janvier 2017, est d’origine ukrainienne.

Jocelyn Coulon n’est pas le seul à déplorer l’influence du lobby ukrainien à Ottawa, qui se traduit par une «extrême hostilité» à l’égard de la Russie, écrit l’ancien conseiller politique.

C’est notamment le cas d’Irvin Studin, directeur de la revue canadienne de politique étrangère Global Brief, dans une récente tribune intitulée Canada’s Four-Point Game. Part II.

«Une position canadienne qui prétend appuyer l’Ukraine ou défendre les intérêts canadiens en Ukraine par une hostilité franche et ouverte envers la Russie est […] un exercice d’idiotie stratégique : elle n’aide ni l’Ukraine (qui ne peut s’épanouir sans un réengagement de la Russie) ni les intérêts fondamentaux du Canada dans l’Arctique (et en Europe d’ailleurs)», écrit-il.

D’autres analystes estiment également que cette approche est risquée, car elle «ethnicise indûment la politique du Canada», affirme Joe Friesen, journaliste spécialisé dans les enjeux de démographie au Globe and Mail.

Jocelyn Coulon n’a porte pas de lunettes roses à propos de la Russie, qui est intervenue à quelques reprises dans son ancienne sphère d’influence.

En 2008, Moscou est intervenu militairement en Géorgie, une ancienne république de l’Union soviétique, qui voulait se rapprocher de l’Occident.

En 2014, la Russie a annexé la Crimée, une région que l’Union soviétique avait fait don à l’Ukraine en 1954, car le gouvernement ukrainien voulait aussi se rapprocher des Occidentaux.

C’est sans parler des accusations portées par la justice américaine contre des Russes pour ingérence dans l’élection présidentielle aux États-Unis, en novembre 2016.

Bref, les relations sont très tendues entre la Russie est les Occidentaux.

Ottawa avait un dialogue avec les Russes durant la guerre froide

Mais ce n’est pas la première fois.

Les tensions étaient également très tendues durant la guerre froide (1945 à 1990), quand la rivalité entre les Américains et les Soviétiques (et leurs alliés respectifs) a souvent mené à des crises, dont la fameuse crise des missiles à Cuba en 1962.

Or, même durant la guerre froide, le Canada a toujours gardé des contacts avec Moscou malgré la nature autoritaire du régime en place, rappelle Jocelyn Coulon.

Dans un discours prononcé à l’Université d’Ottawa en mars 2016, le ministre des Affaires étrangères Stéphane Dion a souligné que cet esprit d’ouverture a notamment permis d’inviter Mikhaïl Gorbatchev au Canada, en 1983, soit deux ans avant qu’il ne prenne le pouvoir en Union soviétique (de 1985 à 1991).

«C’est en Ontario et en Alberta qu’il a constaté pour la première fois l’inefficacité considérable dub système agricole soviétique comparativement au nôtre», avait souligné Stéphane Dion.

Une visite au Canada -alors que les Russes occupaient pourtant l’Afghanistan- qui a d’ailleurs alimenté «un désir» et «qui a provoqué une véritable révolution démocratique en Russie», selon Jocelyn Coulon.

Une fois au pouvoir, Mikhaïl Gorbatchev a amorcé la fin de la guerre froide tout en lançant en Union soviétique une libéralisation économique, culturelle et politique. Nous connaissons ces réformes sous les noms de perestroïka et de glasnost.

Aujourd’hui, un tel dialogue avec Moscou est pratiquement impossible, surtout depuis que Chrystia Freeland est ministre des Affaires étrangères, affirme Jocelyn Coulon.

«Depuis le congédiement de Dion en janvier 2017, les relations avec la Russie se détériorent rapidement. Devenue ministre des Affaires étrangères, Mme Freeland prend un malin plaisir à décrire la Russie comme l’épouvantail numéro un sur la scène internationale.»

Lors d’un discours prononcé en juin 2017, la ministre Freeland a même «mis sur le même pied d’égalité les terroristes de l’État islamique et la Russie», déplore-t-il. Or, les présidents américain et français rencontrent le président russe Vladimir Poutine, souligne l’ancien conseiller politique.

Le potentiel de la Russie malgré ses difficultés

Revenons maintenons au commerce international du Canada.

On le voit bien, dans le climat actuel à Ottawa, on voit mal comment le Canada pourrait se rapprocher de la Russie dans un avenir prévisible.

Car, à moins d’une surprise de taille, Moscou ne rendra jamais la Crimée à l’Ukraine et tentera par tous les moyens de garder l’Ukraine à l’extérieur de la sphère d’influence des Occidentaux, affirment les spécialistes en relations internationales.

Bref, c’est le «new normal» ou la nouvelle donne géopolitique.

Pourquoi faut-il se préoccuper de nos relations avec la Russie?

Après tout, la Russie ne fait pas partie des 10 principaux marchés d’exportation du Canada.

En 2017, les exportations canadiennes en Russie ont totalisé 671 millions de dollars canadiens, soit cinq fois moins que nos exportations en Belgique, notre neuvième marché d’exportation à 3,5 milliards de dollars, selon Statistique Canada.

Cela dit, la Russie est un pays du BRIC de 144 millions d’habitants. C’est un pays qui a une main-d’œuvre qualifiée, une classe moyenne émergente et des secteurs de haute technologie comme l’aérospatiale.

Un potentiel qui n’échappe pas aux entreprises européennes, au premier chef les allemandes et les françaises, qui continuent à brasser des affaires en Russie, car ce pays du BRIC est une économie qui a du potentiel malgré ses difficultés.

Or, les entreprises et les investisseurs canadiens pourraient bien avoir de la difficulté à en profiter en raison de la politique étrangère du Canada qui limite au minimum les relations diplomatiques avec la Russie.

À moins d’un changement dans la nature et la définition de la politique étrangère du Canada, qui s’appuierait davantage sur les intérêts supérieurs politiques, économiques et culturelles du pays à l’égard de la Russie.

 

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand