La fin de la mondialisation heureuse

Publié le 29/10/2016 à 15:40

La fin de la mondialisation heureuse

Publié le 29/10/2016 à 15:40

ANALYSE DU RISQUE - La crise est terminée en Belgique. La Wallonie accepte l'accord de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne. Mais ne sabrons pas le champagne trop vite, car les Wallons avaient raison sur le fond. Certaines choses devront donc changer au chapitre du pouvoir des États, de la transparence, sans parler d'une meilleure pédagogie pour expliquer les bienfaits du libre-échange, disent des spécialistes.

Mais un petit survol des événements des derniers jours s'impose pour mettre la table.

Grosso modo, les négociations achoppaient sur la question des services publics, de l'agriculture et du mécanisme de règlement des différends.

Rapidement, on a accusé, au Canada et en Europe, les Wallons de faire preuve de protectionnisme, d'être contre le libre-échange. On a même pointé du doigt le populisme, qui progresse partout en Europe et aux États-Unis.

Pourtant, le ministre-président socialiste de la Wallonie, Paul Magnette, l'a bien expliqué: son gouvernement est pour le commerce, pour le libre-échange. Petite région de 3,6 millions d'habitants, la Wallonie ne peut tout simplement pas se fermer au commerce extérieur et aux investissements étrangers pour prospérer.



Bref, la Wallonie est en faveur du libre-échange avec le Canada, mais pas à n'importe quel prix.

Après d'âpres négociations, le gouvernement wallon a donc réussi à obtenir des garanties suffisantes pour changer son fusil d'épaule et donner son feu vert à l'accord qui avait été accepté par tous les autres pays de l'Union européenne.

Par conséquent, la Belgique - la Wallonie est l'un des États fédérés du pays - a désormais une position commune que l'Union examinera dans les prochains jours.

Qu'a donc obtenu la Wallonie? En fait, au-delà du débat des idées, ses gains tiennent essentiellement aux précisions qu'elle a obtenues à propos des fameux tribunaux d'arbitrage.

Ces entités - comme il y en a dans l'ALÉNA - permettent à des entreprises de poursuivre un gouvernement si elles estiment être lésées dans leur droit d'investisseur. Le cas classique est une expropriation directe (une nationalisation) ou une expropriation indirecte (l'adoption d'une loi qui provoque la baisse des revenus d'une entreprise).

C'est la notion d'expropriation indirecte qui pose problème.

En Europe, des analystes, des citoyens et le gouvernement wallon affirment que ce droit de poursuivre les gouvernements peut porter atteinte à la souveraineté des États d'adopter des lois.

Or, le compromis qu'a réussi à obtenir la Wallonie permet justement d'encadrer davantage l'expropriation indirecte.

«On a rappelé le droit de l'État de réguler pour protéger le bien commun», souligne Xavier Van Overmeire, avocat expert en commerce international chez Dentons et fellow au Centre d'études et de recherches internationales de l'Université de Montréal (CÉRIUM).

De plus, les juristes appelés à siéger à ce tribunal d'arbitrage seront nommés et payés par Ottawa et Bruxelles afin d'éviter les conflits d'intérêt potentiels. Et il y aura une procédure d'appel.

À l'origine, ces tribunaux d'argitrage ont été créés dans les années 1960 et 1970.

Ils visaient à protéger les droits des investisseurs dans les pays en voie de développement, et non pas dans les pays développés, explique Bernard Colas, avocat spécialisé en droit du commerce international et de la propriété intellectuelle chez CMKZ, à Montréal.

«L'accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis n'avait d'ailleurs pas de tribunal d'arbitrage. C'est lorsqu'on a intégré le Mexique avec l'ALENA qu'un tribunal a été créé», précise-t-il.

L'ex-premier ministre du Québec Bernard Landry, aujourd'hui professeur d'économie internationale à l'ESG UQAM, croit que ces tribunaux sont inutiles entre les pays développés.

À ses yeux, les litiges commerciaux entre le Canada et l'Union européenne - deux entités dotées d'un État de droit impartial et prévisible - devraient se régler devant les tribunaux nationaux, et non pas auprès d'un tribunal d'arbitrage.

Plus de transparence pour sauver le libre-échange

Le ministre-président de la Wallonie a aussi soulevé des principes philosophiques.

Par exemple, si le libre-échange est si bon que l'affirment Ottawa et Bruxelles, pourquoi les négociations n'ont-elles pas davantage lieu sur la place publique?

La question est légitime. Elle mérite qu'on s'y arrête, d'autant plus que cette image d'opacité - en partie fondée - nourrit malheureusement le scepticisme à l'égard des accords de libre-échange, même dans une nation commerçante comme le Québec.

Or, le libre-échange est pourtant «bon» pour l'économie québécoise, qui exporte près de la moitié de son PIB, rappelle Bernard Landry.

Ce graphique montre d'ailleurs l'explosion des exportations du Québec aux États-Unis à partir de l'entrée en vigueur de l'Accord de libre-échange canado-américain, en 1989.

Mais revenons à la transparence entourant le libre-échange entre le Canada et l'Union européenne.

Depuis le début des négociations, les gouvernements des deux côtés de l'Atlantique ont fait certains efforts pour partager des informations avec leurs citoyens. Par exemple, des fiches explicatives sont disponibles sur internet.

Au Québec, le négociateur en chef du gouvernement, l'ex-premier ministre Pierre-Marc Johnson, avocat-conseil chez Lavery, a donné plusieurs conférences pour parler de l'accord. Il a même témoigné en commission parlementaire, à Québec, devant des élus.

Or, à l'exception des spécialistes (juristes, économistes, etc.) et des gens d'affaires, force est de constater que l'accord de libre-échange demeure globalement mystérieux pour l'ensemble des Québécois, des Canadiens et des Européens.

Pourquoi? Parce que les négociations de libre-échange demeurent malgré tout confidentielles. Elles se font souvent derrière des portes closes, sans que l'on connaisse la nature des tractations entre les négociateurs (j'ouvre mon marché X à la condition que tu ouvres ton marché Y).

Or, cette pratique est une tradition que les États perpétuent depuis des décennies, sans se demander si elle est toujours justifiée.

Bernard Colas croit que les négociations devraient être beaucoup plus transparentes, d'autant plus que les informations supposément stratégiques sont de toute façon du domaine public.

Par exemple, sur internet, il est facile de savoir dans quels secteurs le Canada affiche un déficit commercial avec les pays de l'Union européenne, et vice-versa. Une information qui permet de déduire assez facilement les domaines dans lesquels les négociateurs demanderont un meilleur accès pour leurs entreprises nationales.

C'est la même dynamique pour les secteurs que les gouvernements veulent protéger de la concurrence étrangère. Ce sont souvent des secteurs en difficulté, peu rentables, peu productifs, et qui emploient beaucoup de personnes.

Là aussi, il n'est pas très sorcier d'identifier les secteurs potentiels au Canada et en Europe, si l'on se donne la peine de faire une recherche exhaustive.

Bon, il y a un peu de caricature dans tout cela, mais vous comprenez le principe.

Pourquoi garder secrètes des négociations qui s'appuient sur des informations qui sont en grande partie du domaine public?

Une meilleure pédagogie S.V.P.

Mais pour que d'éventuelles négociations de libre-échange soient davantage publiques, encore faut-il que les citoyens connaissent et comprennent mieux les enjeux.

Et là, il y a un travail de pédagogie à faire, affirme Bernard Landry. «Les intellectuels, les politiciens et les journalistes n'ont pas suffisamment expliqué ces enjeux», déplore-t-il.

Le libre-échange, c'est un peu comme les changements climatiques.

Il y a un fort consensus auprès des économistes, à gauche comme à droite, à l'effet que le libre-échange est globalement bon pour les économies et les PME, et surtout pour les petits États comme le Québec et la... Belgique.

Le sujet est largement documenté, et les données empiriques le confirment.

Le graphique suivant est très éloquent. Il montre qu'il y a une corrélation évidente entre la diminution des tarifs douaniers sur les importations aux États-Unis et l'augmentation du niveau de vie des Américains, et ce, sur la majeure partie du 20e siècle.

 

Bien entendu, le libre-échange ne fait pas que des gagnants. Les secteurs qui sont protégés par des tarifs douaniers pâtissent de la libéralisation des échanges.

Les gouvernements doivent donc les aider dans cette transition. Pour leur part, ces entreprises doivent aussi se préparer, car les négociations s'étalent sur plusieurs années.

L'opposition temporaire de la Wallonie marquera-t-elle un tournant?

Le Canada et d'autres pays négocieront-ils désormais les accords de libre-échange d'une autre façon, sur de nouvelles bases?

Souhaitons-le, car le libre-échange est en crise, malgré ses avantages.

Depuis l'échec du cycle de Doha lancé en 2001, les négociations multilatérales à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) sont sur la glace. C'est pourquoi on assiste à une multiplication des accords bilatéraux dans le monde, par exemple, entre le Canada et l'Union européenne.

Et même à ce niveau, il y a du sable dans l'engrenage, comme on a pu le constater avec l'opposition des Wallons au traité.

Bref, la mondialisation heureuse des échanges est belle et bien terminée.

Des élus et des citoyens posent des questions. Ils réclament plus de transparence. Ils exigent le renforcement des institutions démocratiques et de la souveraineté des parlements.

Et c'est une bonne chose.

Le ministre-président de la Wallonie a bien résumé ces enjeux, lorsqu'il s'est félicité des gains qu'il a obtenus, comme en témoigne cet extrait de la chaîne d'information France 24.

«Ce qu’on a pu obtenir ici est important pour les Wallons, mais aussi pour l’ensemble des Européens.»

Selon lui, il était primordial de savoir dans quel monde nous voulons vivre.

«Un monde sans règles ou avec des règles? Nous, nous voulons réguler ce marché, protéger les citoyens, c’est pour cela que nous nous sommes battus, et je crois que cela en valait la peine puisque nous avons été entendus.»

Espérons-le.

Vraiment.

 

 

 

 

 

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand