Il faut (ré)apprendre à gérer le risque de guerre

Publié le 26/03/2022 à 09:00

Il faut (ré)apprendre à gérer le risque de guerre

Publié le 26/03/2022 à 09:00

Des véhicules russes endommagés en Ukraine, dans la ville de Kharkiv. (Photo: Getty Images)

ANALYSE GÉOPOLITIQUE. On pensait ce risque révolu en Occident avec la fin de la guerre froide, mais l’invasion de l’Ukraine par la Russie l’a ressuscité. La guerre fait à nouveau partie des risques que les entreprises canadiennes doivent (ré)apprendre à gérer lorsqu’elles sont actives en Europe afin de continuer à y faire des affaires presque normalement.

J’écris (ré)apprendre ce risque, car les multinationales canadiennes avaient appris à le gérer en Europe après la Deuxième Guerre mondiale. De 1945 à 1989, l’ex-Union soviétique occupait la moitié du continent européen, et les Occidentaux vivaient constamment dans la crainte que les chars russes déferlent un jour en Europe de l’Ouest.

Les gens d’affaires plus âgés ou les passionnés d'histoire se souviennent encore de cette époque, où les crises politiques sur le vieux continent étaient nombreuses :

  • Blocus de Berlin (de 24 juin 1948 au 12 mai 1949), durant lequel l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) tenta, mais sans succès de mettre la main sur la partie ouest de la ville allemande, contrôlée alors par les États-Unis, la France et le Royaume-Uni.
  • Insurrection populaire de Budapest contre le régime communiste hongrois (du 23 octobre au 10 novembre 1956), qui a été écrasée par les troupes soviétiques.
  • Printemps de Prague en Tchécoslovaquie (5 janvier au 21 août 1968), qui s’est terminé par l’intervention des forces armées de cinq pays du Pacte de Varsovie, soit l’URSS, la Bulgarie, la Pologne, la Hongrie et la RDA (l’Allemagne de l’Est communiste).

 

C’est sans parler du risque constant d’une guerre entre les troupes de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et celles du Pacte de Varsovie, avec l’utilisation potentielle d’ogives nucléaires dites tactiques sur le sol européen, c’est-à-dire beaucoup moins puissantes que la bombe d’Hiroshima.

Ou d’autres crises internationales opposant Américains et Soviétiques qui auraient pu vraiment mal tourner, à commencer par la crise des missiles à Cuba (du 14 octobre au 28 octobre 1962), qui a presque provoqué une guerre nucléaire.

Malgré tous ces risques, les entreprises canadiennes ne se sont pas vraiment empêchées de faire des affaires ou d’investir en Europe de l’Ouest entre 1945 et 1989. Elles ont plutôt appris à gérer le risque de guerre et à poursuivre leurs activités presque normalement.

Eh bien, nous devons réapprendre à faire la même chose dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine.

 

Le risque d'invasion refait surface en Europe

Par exemple, il faudra apprendre à gérer le risque d’invasion d’un pays souverain par un autre pays souverain en Europe de l’Est et en Europe centrale.

Aussi, si votre entreprise a par exemple le projet de s’approvisionner ou de s’implanter en Roumanie, en Pologne ou dans les pays baltes, eh bien, elle ne devrait pas nécessairement y renoncer malgré la guerre en Ukraine.

Bien entendu, le risque zéro n’existe pas dans le contexte actuel.

Comme du reste le risque zéro n’existait pas non plus durant la guerre froide, lorsqu’une entreprise canadienne s’approvisionnait ou s’implantait par exemple en Allemagne de l’Ouest, non loin des soldats soviétiques et ceux des pays du Pacte de Varsovie, massés derrière le rideau de fer.

De plus, le fait que la Roumanie, la Pologne et les pays baltes soient membres de l’OTAN réduit aussi ce risque, sans toutefois l'exclure. Car une attaque de la Russie contre l’un de ces pays de l'alliance atlantique entraînerait une réplique de tous les autres pays de l’OTAN.

Et le président russe, Vladimir Poutine, le sait fort bien.

 

Un soldat ukrainien dans l'attente de combats. (Photo: Getty Images)

 

Le risque nucléaire est aussi de retour, et il faudra vivre avec à l'avenir.

Cela dit, l’utilisation d’une ogive nucléaire tactique en Ukraine demeure peu probable, même si les alliés de l’OTAN prennent cette menace au sérieux.

Pour autant, sans le minimiser, ce risque ne doit pas nous paralyser.

C’est la grande leçon de la guerre froide: les puissances nucléaires sont très réticentes à utiliser ces armes, car le risque d’escalade est trop grand et ses conséquences funestes pour l’humanité et l’environnement.

 

La destruction mutuelle limite le risque atomique

C’est le principe de la destruction mutuelle assurée ou de l’équilibre de la terreur qui empêche justement de recourir à ces armes. Plusieurs spécialistes ont écrit à ce sujet, dont l'américain Kenneth N. Waltz (1924-2013), l’un des plus grands théoriciens des relations internationales.

Il traite de cette question dans Realism and International Politics, un recueil d’essais publié en 2008 sur différentes problématiques, incluant l’impact des armes nucléaires dans les relations internationales (Toward Nuclear Peace).

La guerre en Ukraine a fait entrer l’Europe dans une nouvelle ère, dont nous ne saisissons encore pas toute la portée à l’heure actuelle.

Chose certaine, nous ne pourrons pas revenir en arrière. Nous devrons vivre avec une nouvelle réalité géopolitique, où la sécurité collective de l’Europe sera une priorité pour les années et les décennies à venir.

Sur le plan des affaires, les entreprises canadiennes actives en Europe devront gérer un risque de guerre, comme plusieurs le font déjà du reste lorsqu’elles sont par exemple actives dans certaines régions d’Afrique et du Moyen-Orient.

Car, malgré tout, la vie (des affaires) doit continuer dans la mesure, bien entendu, où la sécurité du personnel n’est pas menacée directement en Europe.

Des hommes et des femmes l’ont fait durant la guerre froide sur le vieux continent.

Vous pouvez le faire également aujourd'hui.

 

 

À propos de ce blogue

Dans son analyse Zoom sur le monde, François Normand traite des enjeux géopolitiques qui sont trop souvent sous-estimés par les investisseurs et les exportateurs. Journaliste au journal Les Affaires depuis 2000 (il était au Devoir auparavant), François est spécialisé en commerce international, en entrepreneuriat, en énergie & ressources naturelles, de même qu'en analyse géopolitique. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke. François a réalisé plusieurs stages de formation à l’étranger: à l’École supérieure de journalisme de Lille, en France (1996); auprès des institutions de l'Union européenne, à Bruxelles (2002); auprès des institutions de Hong Kong (2008); participation à l'International Visitor Leadership Program du State Department, aux États-Unis (2009). En 2007, il a remporté le 2e prix d'excellence Caisse de dépôt et placement du Québec - Merrill Lynch en journalisme économique et financier pour sa série « Exporter aux États-Unis ». En 2020, il a été finaliste au prix Judith-Jasmin (catégorie opinion) pour son analyse « Voulons-nous vraiment vivre dans ce monde? ».

François Normand