Pas de démondialisation, à l’exception des semi-conducteurs

Publié le 01/03/2024 à 17:20

Pas de démondialisation, à l’exception des semi-conducteurs

Publié le 01/03/2024 à 17:20

Le Chips and Science Act impose une restriction majeure aux entreprises américaines. Par exemple, pendant 10 ans, celles qui reçoivent des fonds ne peuvent pas faire de nouveaux investissements dans des usines de puces avancées en Chine ni dans d’autres pays jugés à risque. (Photo: 123RF)

ANALYSE ÉCONOMIQUE. La perception est forte, mais les statistiques la démentent. Nous n’assistons pas à une démondialisation de l’économie depuis la pandémie de COVID-19 et la guerre en Ukraine, à l’exception de la fabrication des semi-conducteurs. Dans cette industrie, nous assistons à un découplage entre la Chine et les États-Unis, créant une incertitude techno-géopolitique croissante.

C’est ce qui ressort d’une entrevue accordée à Les Affaires par Ari Van Assche, professeur titulaire au département des Affaires internationales à HEC Montréal, et spécialiste des chaînes de valeurs mondiales, du commerce international et de l’économie de la Chine.

Avec six collègues, il a coécrit un chapitre (L’économie mondiale) d’un ouvrage collectif publié en 2023 par une cinquantaine de professeurs de quatre universités montréalaises, et qui s’intitule Le monde d’après: Les conséquences de la COVID-19 sur les relations internationales (Les Presses de l’Université de Montréal).

Frédéric Mérand et de Jennifer Welsh, respectivement directeur du département de science politique de l’Université de Montréal et professeure au département de science politique à l’Université McGill, ont dirigé cet ouvrage collectif de 250 pages.

«Si on regarde les chiffres agrégés, il n’y a pas beaucoup d’évidences de démondialisation de l’économie mondiale», souligne Ari Van Assche en entrevue.

Cette question est cruciale pour nos entreprises qui exportent ou qui importent des biens, des denrées et des matières premières aux quatre coins de la planète, car plusieurs d’entre elles ont dû repenser leur chaîne logistique depuis 2020.

Pour appuyer son propos, ce spécialiste à HEC Montréal cite un article paru récemment dans la Harvard Business Review (The State of Globalization in 2023) par Steven A. Altman et Caroline R. Bastian.

 

Aucun signe «durable» de démondialisation

Les deux auteurs y répondent à trois questions fondamentales pour savoir si les crises mondiales et la montée des tensions géopolitiques ont commencé à inverser la mondialisation.

  • La croissance du commerce transfrontalier, des flux de capitaux, d’informations et de personnes s’est-elle inversée?
  • Les tensions géopolitiques divisent-elles l’économie mondiale en blocs rivaux?
  • La mondialisation cède-t-elle la place à la régionalisation?

 

«La réponse à ces trois questions — malgré les preuves du découplage entre les États-Unis et la Chine — est toujours “non”», insistent au tout début de leur article Steven A. Altman et Caroline R. Bastian.

Certes, la chute des flux commerciaux et des personnes au début de la pandémie de COVID-19 a incité plusieurs analystes à décréter la fin de la mondialisation, en 2020-2021.

C’est sans parler de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, qui a donné lieu à de nouvelles prédictions d’un recul vers l’autosuffisance nationale.

Or, l’analyse des flux internationaux «ne montre aucun signe de ralentissement durable», affirment les deux spécialistes au Center for the Future of Management à l’Université de New York.

Ils font référence à l’indice DHL Global Connectedness qu’ils ont développé et qui mesure la «profondeur» de la mondialisation, et ce, en comparant la croissance des flux internationaux à la croissance de l’activité économique nationale.

«Notre dernier rapport montre que la mondialisation des flux commerciaux, de capitaux et d’informations dépassait déjà les niveaux d’avant la pandémie en 2021 et que la reprise des flux internationaux de personnes s’est accélérée en 2022», insistent les deux spécialistes.

 

 

Incertitude techno-géopolitique croissante

Si les aiguilles n’ont pas bougé ou presque pour l’ensemble de la mondialisation de l’économie, c’est une tout autre histoire pour le secteur hautement stratégique des semi-conducteurs, fait valoir Ari Van Assche.

«Il y a des choses qui ont changé dans le secteur des semi-conducteurs en raison des politiques commerciales», insiste le professeur à HEC Montréal.

En 2023, il a d’ailleurs cosigné avec Yadong Luo, professeur à la Miami Herbert Business School de l’Université de Miami, un article à ce sujet dans le Journal of International Business Studies (The rise of techno-geopolitical uncertainty: Implications of the United States CHIPS and Science Act).

Adopté en août 2023, le Chips and Science Act prévoit d’investir 52 milliards de dollars américains (71G$CA) afin de produire des semi-conducteurs aux États-Unis.

Cette loi impose aussi une restriction majeure aux entreprises américaines.

Par exemple, pendant 10 ans, celles qui reçoivent des fonds ne peuvent pas faire de nouveaux investissements dans des usines de puces avancées en Chine ni dans d’autres pays jugés à risque.

Washington affirme répondre ainsi à l’aide financière massive accordée par Beijing aux fabricants de puces chinoises.

Selon Ari Van Assche et Yadong Luo, cette situation crée une «incertitude techno-géopolitique croissante», qui affecte les entreprises internationales de nombreuses manières.

 

Deux caractéristiques contre le libéralisme

«La loi présente deux caractéristiques qui vont à l’encontre de la position traditionnelle libérale des États-Unis, qui prône un système multilatéral ouvert et basé sur des règles», écrivent les deux spécialistes du Chips and Science Act.

Premièrement, son recours aux subventions, au contrôle des exportations et au filtrage des investissements signifie une rupture avec le libre-échange et les politiques industrielles basées sur le marché.

Deuxièmement, son utilisation de dispositions de protection vise la militarisation des chaînes de valeur mondiales à des fins géopolitiques et géoéconomiques.

«Nous considérons cette loi comme une vitrine d’un changement de paradigme du libéralisme orienté vers le marché vers le techno-nationalisme interventionniste, annonçant une nouvelle ère de pensée à somme nulle et de priorisation géopolitique», affirment Ari Van Assche et Yadong Luo.

Un jeu à somme nulle complique la vie de bien des industries dans le monde et au Canada qui ont besoin de semi-conducteurs dans leur procédé de production, et ce, de l’automobile à l’électronique en passant par l’aérospatiale.

Dans ce contexte, les multinationales peuvent déployer certaines «réponses stratégiques» pour réussir à naviguer dans ce nouvel environnement d’affaires, selon les deux spécialistes en commerce international.

Elles peuvent par exemple reconfigurer leur chaîne d’approvisionnement afin de s’assurer que leurs fournisseurs de semi-conducteurs respectent le Chips and Science Act.

Ce qui pourrait impliquer de choisir entre autres des fournisseurs américains ou des fournisseurs alliés des États-Unis, par exemple en Corée du Sud ou au Japon.

 

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À propos de ce blogue

Dans son analyse bimensuelle Dans la mire, François Normand traite des enjeux auxquels font face les entrepreneurs aux quatre coins du Canada, et ce, de la productivité à la pénurie de la main-d’œuvre en passant par la 4e révolution industrielle ainsi que la gestion de l’énergie et des ressources naturelles. Journaliste à «Les Affaires» depuis 2000 (il était au «Devoir» auparavant), François est spécialisé en ressources naturelles, en énergie, en commerce international et dans le manufacturier 4.0. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières, et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke.

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