Le Canada doit-il exporter du GNL en Europe?

Publié le 20/08/2022 à 09:00

Le Canada doit-il exporter du GNL en Europe?

Publié le 20/08/2022 à 09:00

L'Europe veut se départir du gaz naturel russe afin de réduire sa dépendance énergétique et sa vulnérabilité politique à l’égard de Moscou. (Photo: Getty Images)

ANALYSE ÉCONOMIQUE. L’invasion de l’Ukraine a chambardé les rapports de force en Europe. Un retour à la case départ est impossible, et nous devons apprendre à vivre avec cette nouvelle réalité. C’est la même chose avec l’énergie: l’attaque russe a changé la donne, et nous devons aussi prendre acte de la mutation du marché énergétique européen.

Alors que l’Europe a pu compter sur le gaz naturel russe durant des décennies (même durant la guerre froide), le vieux continent veut désormais s’en départir, afin de réduire sa dépendance énergétique et sa vulnérabilité politique à l’égard de Moscou.

En 2021, environ 45% des importations de gaz naturel de l’Union européenne provenaient de la Russie.

Les Russes ont quant à eux amorcé un pivot énergétique historique qui s’étalera sur plusieurs décennies.

Ainsi, la Russie exportera de plus en plus de gaz naturel en Asie — notamment en Chine — pour cesser peut-être un jour d’en expédier en Europe ou, à tout le moins, d’en expédier de manière marginale.

Fait annonciateur des changements en cours: en juin, pour la première fois de l’histoire, les exportations de gaz naturel des États-Unis en Europe ont surpassé celles de la Russie, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIÉ).

Autre élément, mais celui-là inquiétant: en 2022, la consommation de charbon de l’Europe devrait augmenter de 7% en raison de la rareté et de la flambée du prix du gaz naturel dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine, encore selon l’AIÉ.

C’est dire à quel point le marché européen de l’énergie se transforme sous nos yeux, avec la mise en place d’un nouvel équilibre entre l’offre et la demande, qui risque de retarder en même temps la transition énergétique du continent.

Ce qui nous amène au rôle que le Canada — un important producteur gazier dans le monde — pourrait peut-être jouer sur ce nouvel échiquier énergétique en Europe, comme le font déjà nos voisins américains,

Posons la question controversée sans détour: le Canada devrait-il lui aussi exporter du gaz naturel liquéfié (GNL) en Europe, et ce, sur un horizon d’environ 25 ans en misant sur des contrats à long terme?

 

L’Europe a besoin de gaz, malgré les énergies vertes

L’enjeu est de taille, car l’Europe a besoin de nouveaux approvisionnements gaziers pour faire redescendre les prix de l’énergie, puis éviter la relance de la production d’électricité au charbon — et ses émissions de gaz à effet de serre (GES).

Certes, la production d’énergie renouvelable peut aider à atteindre ces deux objectifs, mais ce n’est pas la seule solution, étant donné l’ampleur du pivot énergétique de la Russie et de l’Europe.

Avant l’invasion de l’Ukraine, le 24 février, la possibilité d’exporter du GNL canadien en Europe était un enjeu moins d’actualité, entre autres au Québec, avec le projet Énergie Saguenay, de GNL Québec.

Ce projet consistait justement à exporter du gaz de l’Ouest canadien vers l’Europe à compter de 2026, voire un jour en Asie. Or, Québec et Ottawa ont respectivement rejeté ce projet en juin 2021 et le 7 février 2022 (deux semaines avant l’invasion russe).

Dans les deux cas, les gouvernements ont rejeté Énergie Saguenay parce qu’il avait des impacts négatifs sur la vie marine, en plus de faire augmenter les émissions de GES du Canada.

En 2020, une analyse de Les Affaires avait aussi démontré que le marché potentiel de GNL Québec en Europe dans les décennies à venir était loin d’être très intéressant.

Aussi, avant l’invasion de l’Ukraine, Énergie Saguenay était pratiquement mort et enterré.

Toutefois, les bouleversements actuels du marché de l’énergie en Europe pourraient peut-être le ressusciter un jour, en plus d’accélérer d’autres projets de terminaux d’exportation de GNL dans les Maritimes.

La société civile au Canada est toutefois toujours divisée à ce sujet, comme avant la guerre en Ukraine.

Sans surprise, les producteurs de gaz sont en faveur, les environnementalistes y sont toujours opposés, tandis qu’Ottawa ouvre la porte, mais pas à tout prix.

 

Le marché européen de l’énergie se transforme sous nos yeux, avec la mise en place d’un nouvel équilibre entre l’offre et la demande, qui risque de retarder en même temps la transition énergétique du continent. (Photo: 123ERF)

Les conditions nécessaires pour exporter

En entrevue avec Les Affaires, Pierre-Olivier Pineau, spécialiste en énergie à HEC Montréal, estime que des exportations de GNL canadien en Europe sur une horizon de 25 ans pourraient être souhaitables, mais à deux conditions sine qua non.

Premièrement, ces exportations ne devraient pas contribuer à faire augmenter les émissions GES dans le monde ni celles des pays européens qui consommeraient du gaz naturel canadien, comme l’Allemagne, si dépendante du gaz russe.

Bref, d’éventuelles exportations canadiennes devraient contribuer à des réductions nettes de GES, en déplaçant du charbon ou pétrole sur le marché européen.

Deuxièmement, ces exportations devraient être transitoires dans le temps, soit d’ici 2050, année où l’Europe devrait être carboneutre, selon le REPowerEU. C’est la nouvelle stratégie de l’Union européenne visant à réduire rapidement la dépendance de l’Union européenne à l'égard des hydrocarbures russes et à accélérer la transition écologique.

Cette stratégie prévoit notamment de produire de 10 millions de tonnes d'hydrogène renouvelable en Europe et d’en importer 10 millions de tonnes d'ici à 2030. Cela remplacerait le gaz naturel, le charbon et le pétrole «dans les industries difficiles à décarboner et les secteurs des transports».

Outre ces deux conditions (réduction de GES et limitation dans le temps), il faudrait aussi bien entendu que d’éventuels projets d’exportation de GNL en Europe à partir du Québec ou des Maritimes aient un impact minime sur la vie marine.

 

Nouvelle ère

Nous entrons dans une nouvelle ère politique et énergétique en Europe, dont nous ne saisissons sans doute pas encore toute la portée à long terme.

Et, comme toile de fond, nous vivons une crise écologique, accompagnée d’un rapprochement inquiétant entre deux grandes puissances militaires en Eurasie, soit la Russie et la Chine.

Dans ce contexte, les Européens ont plus que jamais besoin de leurs alliés indéfectibles, dont le Canada, pour rétablir leur souveraineté énergétique, tout en poursuivant leur transition énergétique.

Dans cette situation, deux pièges idéologiques nous guettent.

D’une part, s’opposer farouchement à tout projet d’exportation de GNL par principe, même s’il respecte les conditions mentionnées plus haut. D’autre part, faire la promotion militante de tout projet d’exportation de GNL, même s’il détruit la vie marine et accroît les émissions nettes de GES.

Aurons-nous collectivement la sagesse de les éviter?

À propos de ce blogue

Dans son analyse bimensuelle Dans la mire, François Normand traite des enjeux auxquels font face les entrepreneurs aux quatre coins du Canada, et ce, de la productivité à la pénurie de la main-d’œuvre en passant par la 4e révolution industrielle ainsi que la gestion de l’énergie et des ressources naturelles. Journaliste à «Les Affaires» depuis 2000 (il était au «Devoir» auparavant), François est spécialisé en ressources naturelles, en énergie, en commerce international et dans le manufacturier 4.0. François est historien de formation, en plus de détenir un certificat en journalisme de l’Université Laval. Il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières au Canada (CCVM) de l’Institut canadien des valeurs mobilières, et il a fait des études de 2e cycle en gestion des risques financiers à l’Université de Sherbrooke durant 15 mois. Il détient aussi un MBA de l'Université de Sherbrooke.

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