Le droit de comprendre

Publié le 25/11/2021 à 14:27

Le droit de comprendre

Publié le 25/11/2021 à 14:27

Selon Stéphanie Roy, avocate et spécialiste en simplification de contenus et co-fondatrice de En Clair, dans l'ensemble, les conditions d'utilisations sont plutôt indigestes. (Photo: 123RF)

«Il y a une aberration de penser que la complexité du droit et des contenus techniques est un mal nécessaire. Ce n’est pas vrai. On peut rendre des contenus juridiques simples, humains et conviviaux.»

Stéphanie Roy, avocate et spécialiste en simplification de contenus et co-fondatrice de En Clair, m’a récemment accordé une entrevue pour discuter de l’importance de la clarté des contenus légaux auxquels nous sommes confrontés au quotidien.

Vous savez, ces conditions d’utilisation que personne ne lit parce qu’ils sont incompréhensibles? Cela en fait partie. Il y a aussi certains contenus de sites financiers et gouvernementaux où le vocabulaire n’est pas toujours adapté aux clients, malgré la bonne volonté de certaines organisations à simplifier leur propos.

 

Daniel Lafrenière (D.L.): Quel constat faites-vous quant à la clarté des contenus numériques?

Stéphanie Roy (S.R.): Il y a de plus en plus de contenus juridiques dans les parcours numériques. On n’a qu’à penser à la protection des renseignements personnels et aux conditions d’utilisation. Mon but est de simplifier les contenus juridiques qui s’inscrivent dans les parcours numériques.

Mon constat est que l’ensemble est plutôt indigeste. On part toujours d’un parcours (web) qui se veut convivial, avec un ton de proximité. Puis le client arrive à la fin avec les mentions légales qu’il ne comprend pas, ce qui fait qu’il ignore ce dans quoi il s’engage.

Le créneau des textes juridiques est souvent négligé par les équipes d’expérience utilisateur. Toutefois, les entreprises commencent à prendre conscience de l’importance des contenus simplifiés pour obtenir un consentement éclairé de la part du client. Du coup, cela nous amène à travailler l’ensemble des contenus web.

Prenons l’exemple des sites web des institutions financières. Je constate l’effort, mais le contenu demeure extrêmement difficile à comprendre. Il y a trop d’information, l’architecture du site est souvent compliquée et les différents niveaux de littératie des clients, que ce soit en finance ou autre, ne sont pas considérés.

Ce qui paraît clair pour les équipes internes, qui travaillent fort à simplifier, ne l’est finalement pas tant que ça pour le client. D’où l’intérêt pour ces organisations de faire appel à des regards externes qui permettent de réellement tester non seulement la navigation, mais aussi les contenus. Souvent, je constate que dans les tests utilisateurs, cet aspect est mal creusé. On pose rarement la question: «Qu’est-ce que vous comprenez?»

 

D.L.: Sachant qu’il y a 50% d’analphabètes fonctionnels au Québec, quelles solutions peut-on adopter?

S.R.: Quand vous travaillez vos contenus, vous devez évidemment cerner le niveau de littératie des clients. Le niveau 1 consiste à utiliser des phrases courtes composées de mots simples.

Notons que le lecteur n’est pas en mesure de faire des liens entre les idées, tout simplement parce que toute son énergie et sa concentration sont consacrées à comprendre le message contenu dans la phrase. Lorsqu’il passe à une autre phase, il passe à une autre idée. On peut traiter du même sujet, mais il n’y a pas nécessairement de liens entre chacune des phrases. Faire des inférences, lire entre les lignes est difficile pour un lecteur possédant un faible niveau de littératie.

Cela dit, si on rédige pour le plus bas niveau (niveau 1), on peut perdre d’autres lecteurs. Il faut trouver l’équilibre entre un niveau 1 et un niveau 3 pour produire des contenus qui rejoindront le plus large public possible.

 

D.L.: Donc, il ne faut pas rédiger pour le plus petit dénominateur, c’est-à-dire le niveau 1

S.R.: Exactement. On peut rejoindre les lecteurs de faibles niveaux par des moyens autres que l’écrit. Par exemple en employant de la vidéo. On peut aussi adopter une solution audio à condition que les mots employés soient suffisamment clairs malgré l’absence d’images.

 

D.L.: Que pensez-vous de l’emploi d’une bande dessinée, sans trop de texte, pour communiquer avec la clientèle à faible niveau de littératie? Je pense aux consignes de sécurité que l’on retrouve dans les avions.

S.R.: C’est une bonne idée. Mon conjoint et moi avons acheté dernièrement une poussette Thule pour nos enfants. Le guide sur les mesures de sécurité comporte environ 15 points. Il n’y a que des images. Nous l’avons consulté pour mesurer notre degré de compréhension et c’est fort bien fait. Il n’y avait qu’un point qui était sujet à interprétation.

Il existe même des contrats qui prennent la forme de bandes dessinées. Un bel exemple est celui réalisé en Afrique du Sud pour des travailleurs saisonniers qui ne parlent pas la même langue puisqu’ils proviennent d’autres pays. Ce concept pourrait aussi s’appliquer au Québec. Ces contrats, entièrement visuels, se comprennent très bien.

 

D.L.: Que répondez-vous à un responsable des normes ou du juridique qui prétend qu’on ne peut simplifier tel contenu sur un site web parce que c’est la loi? Ma réponse à cette question est: si j’appelle votre organisation et que je parle à un préposé aux renseignements, il ne va pas me citer la loi. Il va la simplifier, la vulgariser, m’aider à la comprendre. Pourquoi ne pourrais-je pas faire de même sur le web?

S.R.: Je suis d’accord. Je pense que mon bagage d’avocate fait en sorte que si je propose une simplification du contenu, l’entreprise sera plus ouverte parce que j’aurai pensé à toutes les nuances, ce qui rassure. Cependant, on a régulièrement des discussions du genre «Mais attends là, ça a été interprété par les tribunaux dans tel jugement…». Il importe de connaître la raison pour laquelle un article de loi a été interprété. Si l’on change tel mot pour que le texte soit plus clair, cela réduit justement le risque d’interprétation et on le testera auprès des clients.

Les entreprises sont conscientes que leurs contenus (légaux) doivent être plus clairs, ne serait-ce que pour des consentements qui doivent être donnés en ligne pour toutes sortes de choses. Le client doit comprendre ce qu’il accepte en ligne, sinon il n’y a pas de consentement éclairé.

 

D.L.: N’y a-t-il pas une obligation légale que ces contenus soient clairs?

S.R.: Il y a de plus en plus d’obligations de langage clair dans les lois. Par exemple, la Loi sur la protection des consommateurs qui exige que les contrats soient clairs. Il y a aussi la Loi sur la protection des renseignements personnels qui vient d’être mise à jour. Il y a une obligation que les politiques sur le web soient rédigées en langage clair. Ce type d’obligation est de plus en plus intégré dans la législation.

Le problème, c’est qu’on n’a pas encore de normes solides sur lesquelles les entreprises peuvent se baser pour respecter ces obligations de clarté. Quelle démarche doit-on respecter pour s’assurer que le contenu est vraiment clair? Qui juge qu’un contenu est clair? Bien entendu, c’est le client. On devrait imposer des tests utilisateurs pour s’assurer de la compréhension des contenus. À noter, une norme ISO est en cours d’élaboration portant sur le langage clair. La première partie, qui devrait être terminée d’ici la fin 2021, présente le processus permettant de s’assurer que le contenu produit est clair. D’autres parties de la norme seront produites par langue et par domaine, notamment le juridique.

 

D.L.: Quels seraient vos souhaits pour faire en sorte que les contenus légaux (et autres) soient plus clairs?

S.R.: Il faudrait que les utilisateurs soient impliqués dans les projets, qu’ils deviennent de vrais partenaires dans la création des contenus les concernant.

J’ai eu la chance d’être très scolarisée. Lorsque je ne comprends pas quelque chose, je n’aime pas ça, je ne me sens pas bien, je trouve ça difficile. Dire «je ne comprends pas», et devoir le redire 10 fois, par exemple, à mon conseiller financier, fait que je me sens moins intelligente. Je me demande comment d’autres personnes, moins scolarisées, se sentent lorsqu’elles doivent remplir des formulaires, souscrire une assurance ou signer un peu à l’aveugle un contrat.

J’aimerais qu’il y ait un investissement sérieux auprès des organismes de littératie et que l’on mise davantage sur le milieu scolaire. Savoir lire est fondamental pour construire sa confiance en soi et pour pleinement vivre le droit de comprendre tout ce qui a une répercussion dans la vie de tous les jours.

À propos de ce blogue

De kessé l’expérience client se veut un blogue pour les dirigeants, responsables de l’expérience client, et toute personne qui est en contact direct, ou indirect avec la clientèle. Le but? Démystifier l’expérience client sous tous ses angles. Daniel Lafrenière est stratège en expérience client omnicanale. Oeuvrant depuis plus de 30 ans, il a aussi donné des conférences au Canada, aux États-Unis et en Europe. Il est l’auteur de 10 ouvrages en expérience client, expérience employé et transformation numérique.

Daniel Lafrenière