À trop faire vendre, le marketing nuit à l'économie !

Publié le 08/10/2011 à 00:00

À trop faire vendre, le marketing nuit à l'économie !

Publié le 08/10/2011 à 00:00

Si vous n'arrivez pas à vendre vos frigos aux Esquimaux, embauchez un expert en marketing. Il trouvera le moyen de les convaincre qu'ils ont ab-so-lu-ment besoin de vos grosses boîtes en stainless en leur donnant en prime des cubes de glace, en leur offrant la livraison gratuite et en finançant leur achat sur 36 mois. S'il est efficace, votre envoyé spécial leur vendra aussi une garantie prolongée plus ou moins utile, mais dont la marge bénéficiaire est supérieure à celle de l'électroménager. N'est-ce pas le scénario idéal pour toute entreprise ?

Avec ses stratégies de plus en plus complexes et précises, le marketing est devenu une arme d'une puissance redoutable pour faire dépenser les consommateurs. Conséquence : les ménages s'endettent tellement qu'ils n'arrivent plus à faire rouler l'économie, constate le professeur de marketing Jacques Nantel, de HEC Montréal. La crise financière de 2008, ça vous dit quelque chose ?

Tel est l'inquiétant constat à l'origine de son livre On veut votre bien et on l'aura : la dangereuse efficacité du marketing1, lancé le 5 octobre. Écrit en collaboration avec la journaliste et éditorialiste de La Presse Ariane Krol, l'ouvrage s'adresse aux consommateurs dont le portefeuille est rempli de cartes de points, de fidélisation... et de crédit. Aussi bien dire à tout le monde.

Les critiques parfois acerbes de l'universitaire feront aussi friser les oreilles de plusieurs dirigeants d'entreprise. Entrevue avec celui qui n'a pas peur d'affirmer qu'en encourageant la surconsommation, les détaillants nous envoient "tout droit dans un mur".

Les Affaires - Vous dites avoir rencontré votre lot de présidents et vice-présidents pour qui le marketing n'avait rien à voir avec le bien-être des consommateurs. Concrètement, comment cela se traduit-il ?

Jacques Nantel - Je vais vous donner un exemple simple : un bon nombre de produits financiers mis en marché au cours des quatre dernières années. Pensez aux PCAA [papier commercial adossé à des actifs]. Il y a eu une stratégie commerciale derrière ça ! C'est un exemple, et il y en a d'autres. Beaucoup de produits qui ont été mis sur le marché étaient carrément abusifs.

L.A. - Abusifs consciemment, volontairement ?

J.N. - De 2000 à 2008, on a exigé des entreprises qu'elles aient un rendement en Bourse de 15 %. Disons que c'est suffisant comme pression pour endormir la conscience sociale de certaines personnes. Je crois qu'on commence à voir la fin de cette époque.

L.A. - Comment les détaillants peuvent-ils accroître leurs revenus sans contribuer davantage à l'endettement des consommateurs ?

J.N. - Les entreprises doivent prendre conscience que pousser leurs consommateurs habituels à dépenser davantage n'est pas une avenue, parce qu'ils sont au bout de leur capacité de consommation. Elles doivent plutôt commencer à regarder d'autres marchés, internationaux ou locaux. Il y a aussi des formes de consommation qui sont oubliées, comme miser sur la qualité de ses produits. Cela est beaucoup plus audacieux et difficile à faire, car ce n'est pas ce qu'on a développé comme habitude depuis 20 ans. Mais les véritables occasions d'affaires pour les commerçants sont là.

L.A. - Vous constatez que plusieurs segments de la population (personnes âgées, immigrants) sont oubliés par les stratèges en marketing. Comment expliquez-vous cela ?

J.N. - On a toujours préféré les solutions faciles. À bien des égards, les gens de marketing ne sont pas les gens les plus innovateurs. Ils ont souvent tendance à pêcher dans le même étang. Prenons les personnes âgées ; on sait tous que la population vieillit, on sait tous que les gens vont vivre plus vieux et que ces gens-là contribuent à l'économie. Mais, mis à part les salons mortuaires et les maisons pour personnes âgées, rares sont les offres qui ont été adaptées pour ce segment de la population. La taille des caractères du journal Les Affaires n'a pas grossi. Pourtant, c'est de plus en plus son lectorat.

L.A. - Les entreprises qui utilisent les mêmes stratégies marketing depuis 20 ans peuvent-elles encore avoir du succès ?

J.N. - Je pense que non. Je regarde ce qui s'est passé depuis 5 ans, ce qui s'en vient au cours des 5 prochains, et si vous ne changez pas de façon importante vos méthodes de commercialisation, si vous ne raffinez pas vos approches, vous allez vous planter, c'est certain. Prenez les entreprises qui font plus d'argent sur le financement du produit que sur le produit lui-même. C'est précaire comme situation, à un moment où les taux d'intérêt sont très bas et les consommateurs très endettés. Le jour où l'un ou l'autre craquera, votre stratégie sera complètement nulle.

L.A. - Les entreprises les plus efficaces créent des offres marketing personnalisées. Trouvez-vous que les détaillants du Québec réussissent à le faire ?

J.N. - Non. Ils en sont à des années-lumière. On commence à peine à voir des initiatives. À mon avis, les seuls qui le font à peu près correctement, ce sont Metro et Dunnhumby [une entreprise britannique spécialisée dans la création de programmes de fidélisation], avec le programme metro & moi.

L.A. - Qu'est-ce qui explique un tel retard ?

J.N. - Les investissements en capitaux que ça requiert. Quand vous êtes Facebook, Google ou Amazon, vous touchez des marchés de 50 ou 60 millions de personnes. L'investissement (technologies et algorithmes) est un coût fixe. Si vous l'amortissez sur 60 millions de personnes, c'est plus facile que si votre marché est composé de 3 millions de personnes. Ensuite, un retard a été pris parce qu'un certain manque de dynamisme caractérise le marché du Québec. Et beaucoup d'entreprises n'ont pas osé embaucher les personnes dont elles avaient besoin au moment où elles auraient dû les embaucher. Plusieurs experts, qui ont été formés au Québec dans les technologies permettant la personnalisation des offres, travaillent à l'extérieur de la province.

L.A. - Quelle est la pire erreur de marketing qu'une entreprise puisse faire ?

J.N. - Sous-estimer l'intelligence de ses consommateurs. Tant qu'il y avait de la marge de manoeuvre et tant que les gens pouvaient encore s'endetter, ils n'étaient pas autant sur leurs gardes qu'ils le sont maintenant et qu'ils le seront à l'avenir. Les consommateurs ne toléreront plus qu'on les prenne pour des idiots. Il est temps que les experts en marketing se disent que les gens à qui ils vendent ne sont pas plus stupides qu'eux.

L.A. - Peut-on faire un marketing à la fois efficace et éthique ?

J.N. - Je pense que oui, mais si, en tout réalisme, il n'y a pas moyen d'atteindre une croissance annuelle de 15 %, les responsables du marketing ont le devoir de le dire. Moi, je suis convaincu que du marketing efficace table sur du moyen et du long terme, pas sur du court terme. La vente sous pression, c'est bon pour le court terme. Pas le marketing.

L.A. - Dans votre livre, vous critiquez la matière que vous enseignez. Il faut du culot, quand même !

J.N. - Vous avez raison... Ça vient avec l'âge, il faut croire ! Blague à part, la réalité est que, depuis 30 ans, une asymétrie énorme s'est créée entre le pouvoir des consommateurs et le pouvoir des responsables du marketing. Les consommateurs ne sont pas beaucoup plus informés des stratégies marketing qui leur sont destinées, alors que les gens du milieu, eux, ont accès à des tonnes d'informations qui n'étaient pas accessibles il y a trois décennies. Ces deux partenaires ne sont plus à armes égales, et c'est ce qui m'a poussé à écrire mon livre. La conséquence de cela, c'est l'endettement, bien sûr.

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