Pêcher chez le concurrent

Publié le 01/11/2009 à 00:00

Pêcher chez le concurrent

Publié le 01/11/2009 à 00:00

Quand les talents sont rares, les entreprises n'ont pas d'autre choix que d'aller les recruter directement chez le concurrent. Une démarche risquée.

Le recruteur de cadres Denis Gagnon n'aurait jamais cru que son travail pourrait un jour lui attirer les foudres d'un employeur. Après tout, depuis 25 ans, ne les aide-t-il pas à dénicher les meilleurs candidats ? Or, quand ses recherches le poussent à recruter avec insistance chez le concurrent de son client, l'expression "guerre de talents" prend tout son sens ! "Un jour, j'ai reçu une lettre du patron d'un directeur d'approvisionnement que je tentais de recruter. En gros, il disait : "J'ai investi 50 000 dollars dans ce gars-là, j'aimerais que vous arrêtiez de le courtiser"."

Que des employés passent d'une entreprise à l'autre dans le même secteur, cela n'a rien de nouveau. Chaque jour, des employeurs perdent des gens de talent qui passent dans une entreprise concurrente, parfois située de l'autre côté de la rue ! En raison de la pénurie de main-d'oeuvre qui se dessine, cette pratique deviendra sans doute plus fréquente, et les chasseurs de têtes se feront plus insistants. "Cela flatte l'ego de l'employé de se faire courtiser. Son employeur, lui, trouve la situation moins drôle !"

Denis Gagnon, qui dirige Isocrate Recruteur-Conseil, n'oubliera pas de sitôt la lettre de ce patron exaspéré. Ce qui ne l'empêche pas de continuer à faire son travail tout en s'en tenant à une règle d'éthique personnelle : "Jamais je n'irais recruter chez un de mes clients, et jamais je ne reprendrais un candidat que j'ai placé", dit-il.

Difficile de connaître avec exactitude le pourcentage des emplois qui sont comblés en pigeant chez les concurrents, mais il semble que la situation se prête particulièrement bien au maraudage, surtout lors d'une récession. On pourrait croire que les gens se cramponnent à leur emploi. Or, il n'en est rien dans le cas des postes de cadres intermédiaires et supérieurs. Ce serait même plutôt le contraire. Selon un sondage sur la mobilité des cadres réalisé en 2009 par l'Association of Executive Search Consultants, 75 % d'entre eux sont prêts à considérer de nouvelles occasions. Et s'ils acceptaient de bouger, ce n'est pas à cause du manque de possibilités d'avancement (contrairement à ce que ce même sondage avait révélé en 2007), mais bien parce qu'ils sont en désaccord avec les valeurs de leur employeur.

Cela ne signifie toutefois pas que les cadres d'aujourd'hui sont plus facilement "débauchables". Il faut parfois se lever de bonne heure pour les convaincre. Claude Paquet, vice-président et associé de Dolmen Capital Humain, qui offre des services-conseils en recrutement, en psychologie industrielle et en développement organisationnel, en sait quelque chose. Il a courtisé un candidat sans relâche pendant... six ans ! "J'ai commencé avant même d'avoir quelque chose de concret à lui offrir, parce que je savais que c'était une personne de talent", dit-il. L'histoire finit bien. Ce candidat, qui est maintenant directeur principal de la pratique de développement organisationnelle chez Dolmen, a signé, mais seulement au terme d'un long tango !

L'avantage qu'il y a à piger chez le concurrent, c'est que le candidat sait quoi faire dès son arrivée. Il est déjà formé. "Souvent, il s'intègre aussi plus rapidement et sera mieux accepté de ses pairs parce qu'il vient du même secteur", constate Stéfanie Rochford, de Rochford Groupe Conseil qui recrute dans le secteur financier et des valeurs mobilières.

Toutefois, les employeurs qui se contentent de pêcher chez leur concurrent se privent de nouvelles idées. Jeter la ligne dans d'autres lacs peut être avantageux. "La réussite repose sur un heureux mélange d'employés qui viennent du même secteur et d'employés de l'extérieur, affirme Michèle Perryman, dont l'entreprise éponyme recrute des cadres supérieurs et intermédiaires. Sinon, c'est un peu comme un mariage consanguin." Le maraudage donne aussi accès à tous les secrets de l'entreprise. Voilà pourquoi il est risqué ! (Voir l'encadré ci-contre sur les aspects légaux du maraudage.)

Certains recruteurs ont plus de scrupules que d'autres. Stéfanie Rochford, qui n'a pas souvent d'autre choix que de chercher des candidats dans des entreprises du même secteur, se limite quant au nombre d'employés qu'elle ira recruter dans la même entreprise. D'autres, comme Denis Gagnon, qui recrute dans plus d'un secteur, ne se fixent pas de limites. "Quand le bassin est là et que l'employé veut bouger... Et puis, quand plusieurs employés veulent partir, c'est à l'employeur de se poser des questions", dit le recruteur (voir l'encadré à la page 22, "Savoir se "brander" comme employeur").

Ce sont souvent les employeurs eux-mêmes qui finissent par faire une trêve entre eux. Cela a été le cas de deux grandes entreprises du centre-ville de Montréal, qui se volaient des employés depuis un certain temps. "On s'est passé le mot, entre recruteurs : il ne fallait plus marauder chez l'un et l'autre de ces employeurs, parce que les deux présidents s'étaient parlé et avaient conclu une entente à l'amiable", raconte Stéfanie Rochford.

Pour éviter d'avoir à se justifier sur un terrain de golf ou lors de la prochaine réunion de la Chambre de commerce, la plupart des employeurs passent par l'intermédiaire d'un recruteur externe pour ce genre de mandat. "C'est d'ailleurs ainsi qu'est née la profession de chasseur de têtes", explique Michèle Perryman. Bien sûr, si le maraudage est une pratique courante, il ne se fait pas dans tous les secteurs et à tous les niveaux d'emploi. Plus le poste à pourvoir est élevé dans la hiérarchie, plus on recrute chez le concurrent, et plus la personne est ciblée. On dit au recruteur : "Va chercher untel ou unetelle". Recruter des employés chez le concurrent est aussi plus fréquent dans des secteurs comme l'ingénierie, l'informatique ou la finance. Quant aux méthodes et aux arguments utilisés, tout dépend du poste, de la personne visée et de l'employeur. "Dans le cas de celle que j'ai courtisée pendant six ans, je lui parlais de mes valeurs, de mes objectifs, et je lui posais beaucoup de questions sur sa manière de voir les RH, raconte Claude Paquet. Je ne lui ai jamais parlé de salaire. Mais plus le temps passait, plus j'ouvrais mon jeu. Puis, un jour, je lui ai posé la question directement : "Qu'est-ce qui te ferait quitter ton emploi actuel, même si tu y es heureux ?" J'ai ensuite tenté de voir comment je pouvais le lui offrir."

kathy.noel@transcontinental.ca

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