Monsieur Radio-Canada

Publié le 01/11/2009 à 00:00

Monsieur Radio-Canada

Publié le 01/11/2009 à 00:00

Il négocie avec les syndicats, fait des mises à pied et livre un bras de fer aux câblodistributeurs et au gouvernement tout en réinventant le modèle d'affaires de sa société. Hubert T. Lacroix a l'énergie du sprinter et l'endurance du marathonien.

Quand il était petit, Hubert T. Lacroix s'installait devant le téléviseur familial après l'école pour regarder Bobino, à Radio-Canada. Il était loin de se douter qu'un jour, c'est lui qui dirigerait cette société d'État. À 54 ans, il est à la tête de ce diffuseur public qui compte 10 000 employés répartis dans 26 stations de télévision, 83 stations de radio et des sites Internet qui présentent de l'information et du divertissement dans les deux langues officielles, partout au Canada. Télécino, c'est lui.

Au Québec, Radio-Canada est devenue une institution grâce à des émissions comme Les Beaux Dimanches, La Soirée du hockey, Bobino et La boîte à surprise, sans oublier le célèbre jeu-questionnaire Le travail à la chaîne. Toutefois, si le passé de cette société est glorieux, on ne peut pas en dire autant de son avenir qui, lui, n'a jamais été aussi incertain.

Au début de 2009, Radio-Canada/CBC annonce la mise à pied de 800 employés, ferme des stations dans tout le pays, raye des émissions de sa programmation, reporte la diffusion de certaines séries et réduit ses effectifs à l'étranger. Les temps sont durs. La société d'État a un trou de 171 millions de dollars dans son budget. Ses revenus publicitaires ne cessent de diminuer et les crédits gouvernementaux qui lui étaient alloués sont remis en question. Radio-Canada se tourne alors vers le gouvernement fédéral pour solliciter son aide. Elle lui demande un financement temporaire de 60 millions de dollars. La main qui la nourrit lui administre plutôt une gifle : aucun crédit supplémentaire ne lui sera accordé.

Hubert T. Lacroix a tout un défi à relever. D'abord, effectuer les compressions qui s'imposent. Ensuite, réinventer le modèle d'affaires pour générer de nouveaux revenus. "Nous assistons sans doute à l'une des plus grandes révolutions dans le domaine des médias depuis l'avènement de la télévision", affirme François de Gaspé Beaubien, PDG de la société d'affichage Zoom Média. La famille de Gaspé Beaubien a tissé des liens avec Hubert T. Lacroix au moment de la vente de sa société, Télémédia.

Alors qu'un télédiffuseur privé comme TVA peut réagir en fonction de la demande des téléspectateurs, Radio-Canada doit refléter la diversité culturelle canadienne, ce qui ne favorise pas toujours les cotes d'écoute. Hubert T. Lacroix se bat sur le même front que les autres, mais il doit composer avec des contraintes que les autres n'ont pas. "Je ne peux pas imaginer plus grand défi", commente François de Gaspé Beaubien.

Certes, à la différence des autres médias, Radio-Canada peut compter chaque année sur des crédits d'un milliard de dollars du gouvernement fédéral. Mais ce milliard n'a pas été indexé depuis dix ans. En gros, cela signifie 400 millions de dollars de moins. "Les gens me parlent toujours de ce milliard, mais savez-vous combien vous donnez à Radio-Canada chaque année ? demande Hubert T. Lacroix. Cela équivaut à 34 dollars par habitant. C'est 42 dollars de moins que la contribution moyenne des pays de l'OCDE !"

Commerce rencontre Hubert T. Lacroix dans son bureau du douzième étage de la célèbre tour de Radio-Canada, à côté du pont Jacques-Cartier, à Montréal. À l'entrée de son bureau, un mannequin porte le costume de Bobino... Hubert T. Lacroix a une poignée de main solide et franche, "à l'image de sa personnalité", dit Louise Roy, présidente du Cirano, qui l'a côtoyé alors qu'ils étaient tous deux chez Télémédia. Nommé en novembre 2007 pour succéder à Robert Rabinovich, il est entré en fonction en janvier 2008.

Dès son arrivée, les employés l'apostrophent : "Devons-nous sortir nos pancartes et préparer nos slogans ?" L'ambiance est à couper au couteau. Premier défi du nouveau dirigeant : assainir le climat de travail. Un climat d'affrontement qui règne depuis 2005, date de l'impasse à laquelle se sont heurtées les négociations portant sur la signature de la nouvelle convention collective. Un lock-out est alors décrété. Il durera huit semaines, au terme desquelles les parties signent une convention collective contre leur gré. Les gens se quittent en mauvais termes. "Personne ne s'est serré la main, et le lendemain, nous déposions déjà un premier grief..." se souvient Marc-Philippe Laurin, président de la Guilde canadienne des médias, qui représente les employés hors Québec de la société d'État.

Hubert T. Lacroix fixe tout de suite un objectif : la convention collective, qui arrive à échéance en février 2009, sera réglée en décembre 2008. Il établit un calendrier de négociations serré : cinq semaines, à raison de cinq jours par semaine. Représentants syndicaux et patrons s'enferment dans un hôtel, en banlieue de Toronto.

L'opération est un succès. Le 12 décembre 2008, les mêmes personnes qui s'étaient quittées fâchées en 2005 se serrent la main. L'arme du nouveau président : la transparence. "Êtes-vous déjà allée en Turquie ?" me demande Hubert T. Lacroix, dont les réponses commencent toujours par des questions. "Là-bas, quand vous achetez un tapis et que vous voulez payer 300 dollars alors que le vendeur vous en demande 12 000, vous finissez par l'obtenir pour 375 dollars après 72 tasses de café et 20 faux départs où, chaque fois, le vendeur vous poursuit dans la rue pour vous ramener dans son magasin. Moi, j'ai dit : si nous voulons un règlement gagnant-gagnant, nous n'allons pas demander plus pour amener l'autre partie où nous voulons. Voyant que nous donnions l'heure juste, le syndicat a présenté des demandes raisonnables."

Le nouveau président n'a toutefois pas le temps de célébrer sa victoire : au moment même où la convention est signée, la récession fait déjà des ravages. "Nous avons perdu 60 millions en quelques semaines", dit-il.

Début 2009, rien ne va plus. Pour le PDG, il est hors de question d'entreprendre son mandat avec une année déficitaire. Surtout qu'il est conscient que l'avenir sera difficile. Le temps presse, car l'exercice financier de Radio-Canada se termine le 31 mars. Premier geste : on réduit les dépenses discrétionnaires. Puis, on remplace les voyages d'affaires par des vidéoconférences, on sabre les budgets de promotion de la programmation et les programmes de perfectionnement des employés, entre autres.

La direction se penche ensuite sur l'année qui vient. Comme les dépenses de Radio-Canada sont composées à 60 % de salaires, des mises à pied sont incontournables. En tenant compte des indemnités de départ, le déficit de 171 millions de dollars se transforme plutôt en gouffre de 225 millions de dollars. Pour guider sa réflexion, Hubert T. Lacroix établit cinq priorités qui deviendront aussi ses cinq contraintes : il n'y aura pas de publicité à la radio, Internet doit continuer d'être financé, la programmation de CBC doit demeurer entièrement canadienne entre 20 heures et 23 heures, il n'y aura pas de fermetures de stations régionales et les contrats de licence avec les producteurs externes seront respectés. Le dirigeant annonce aussi qu'il vendra au moins 125 millions de dollars d'actifs, à condition que le gouvernement le lui permette, et surtout, l'autorise ensuite à conserver l'argent pour équilibrer son budget.

Hubert T. Lacroix aurait pu prendre chacun des secteurs de l'entreprise, sans égard à sa mission, et comprimer son budget. Il a plutôt choisi la voie la plus exigeante : celle des compressions ciblées. "Il n'était pas question pour moi d'appliquer de façon unilatérale des réductions proportionnelles de 10, 15 ou 20 % à toute l'organisation. Je voulais pouvoir justifier chaque décision en fonction de notre mandat", tranche-t-il. C'est ainsi qu'il a revu toute la géographie du réseau à la grandeur du Canada pour faire les compressions aux bons endroits. La société d'État a effectué des réductions budgétaires en fonction de l'auditoire qu'elle dessert, tout en protégeant les capitales et en gardant au moins deux stations de radio par province. Par exemple, pour continuer de servir le sud de l'Ontario, le radiodiffuseur a choisi de ne pas fermer complètement la station de Windsor, mais d'y garder trois personnes pour alimenter les bulletins de nouvelles diffusés à partir de Toronto.

Voilà où en est le PDG de Radio-Canada aujourd'hui. Si son mandat était un marathon, il se trouverait au quatorzième kilomètre. Heureusement, il n'est pas parti trop vite. "Si j'étais un sprinter, je serais mort au 1 500 mètres au mois d'octobre 2008. Là, tout ce qui compte, c'est la ligne d'arrivée, et j'ai couru assez de marathons pour savoir que le plus important, c'est le rythme."

Ce dirigeant fait preuve d'un heureux mélange de pragmatisme et d'idéalisme. Un esprit libre qui ne se range ni à droite ni à gauche. "C'est un homme à l'esprit très indépendant", souligne l'ancien premier ministre Lucien Bouchard. Les deux hommes se sont côtoyés, notamment au conseil d'administration de Transcontinental (éditeur du magazine Commerce). Hubert T. Lacroix a la réputation d'être intègre dans tout ce qu'il fait, et ses amis disent qu'il a inventé la gouvernance bien avant que le terme ne soit à la mode.

Peu de dirigeants font l'unanimité dans leur entourage autant qu'Hubert T. Lacroix. Et son fan-club est plutôt prestigieux : Hubert T. Lacroix, c'est "une intelligence exceptionnelle", selon François de Gaspé Beaubien ; "une mémoire encyclopédique du droit", d'après Lucien Bouchard ; "un homme qui sait poser les bonnes questions", dit Claude Chagnon, ancien président de Vidéotron ; "un homme droit et intègre" aux yeux de Louise Roy, ancienne présidente de Télémédia ; "un être déterminé et extrêmement travaillant", ajoute Pierre Raymond, président du conseil de Stikeman Elliot.

"Il est l'homme de la situation pour Radio-Canada", résume Lucien Bouchard. Pourtant, Hubert T. Lacroix a refusé trois fois l'offre du chasseur de têtes ! "Regardez le profil des anciens présidents : ce sont tous des mandarins du gouvernement ou des bureaucrates qu'on a récompensés pour leur contribution. Il s'agit de nominations politiques. Moi, je ne voulais pas avoir les mains liées." Le chasseur de têtes le convainc tout de même de laisser son nom sur la liste. "Dès que tu vois une quelconque intervention d'ordre politique dans le processus, tu te retires", lui dit-il.

Ses derniers doutes sont tombés quand il a rencontré le président du conseil, Tim Casgrain, président de Skyservice Investments, une compagnie d'aviation. "J'ai aimé le fait que Tim n'ait aucune dette politique. Il reconnaît les réalités d'affaires de cette industrie. Car, quand je dis que nous sommes une société d'État qui doit avoir des réflexes d'entreprise privée, c'est menaçant pour beaucoup de gens", ajoute le PDG.

Si le défi l'a attiré dans ce poste, la diversité a aussi joué un rôle. Un jour, il peut débattre devant le CRTC des enjeux de la réglementation, et le lendemain, convaincre le gouvernement chinois de libérer l'accès au site de Radio-Canada ! "C'est un gars expéditif, toujours on the go, dit son ami depuis 38 ans, Luc Lissoir, associé chez Gowlings Lafleur Henderson, avec qui il a étudié à l'Université McGill. "C'est un ambitieux, mais pas un vaniteux. Il est motivé, mais pas carriériste", dit-il.

Hubert T. Lacroix est un type qui défonce des portes et qui prend de la place, parfois au risque d'intimider. "Hubert ne lâche pas l'os quand il défend ses opinions. S'il a dix points à négocier, il ne se contentera pas d'en gagner six. Il fera valoir les dix, parce qu'il est convaincu qu'il a raison", dit Pierre Raymond. Il ajoute que, comme tous les avocats talentueux, Hubert T. Lacroix a en lui ce soupçon d'insécurité qui le pousse à aller au fond des choses et "ne laisse jamais de fils traîner". Voilà sans doute pourquoi il a été reconnu comme un des vingt meilleurs avocats d'affaires du Canada en 2008. Ses amis, eux, apprécient son jugement. Il a été l'homme de confiance de plusieurs dirigeants, à l'époque où il pratiquait comme avocat en valeurs mobilières. Et il ne leur a pas toujours dit ce qu'ils voulaient entendre. "C'est précieux d'avoir à ses côtés quelqu'un qui est capable de vous dire que vous êtes dans le champ gauche et pourquoi. Hubert perçoit les choses que souvent nous ne voyons pas, parce que nous sommes happés par le quotidien", dit François de Gaspé Beaubien. "Il regarde au-delà des stratégies couchées sur le papier pour voir les détails et a une empathie et une sensibilité qui lui permettent de placer les bonnes personnes aux bons endroits", ajoute Luc Lissoir.

Sans doute l'héritage de ses douze ans comme coach de l'équipe féminine de basket-ball de McGill. "Bâtir une équipe, c'est recruter les bons joueurs, les former et les garder. Et pour y parvenir, il faut leur donner du temps de glace et leur faire confiance, tout en partageant avec eux vos connaissances", résume le PDG de Radio-Canada.

Sa prochaine bataille nécessitera la mobilisation de toute son équipe. Ce sera le test ultime : changer le modèle d'affaires de sa société. "Elle est finie l'époque où l'on avait un reporter radio, un reporter télé et un autre reporter pour le Web. Dorénavant, la même personne livrera de l'information sur toutes les plateformes. Le reporter télé interviendra à la radio, le reporter radio mettra sa bande sonore à la disposition du Web. C'est ce qui nous permettra de demeurer concurrentiels tout en continuant de remplir notre mandat, qui consiste à livrer des nouvelles locales et nationales", dit Hubert T. Lacroix.

Mais il faudra d'abord signer la convention avec le syndicat des communications de Radio-Canada qui représente les employés québécois. Car à la fin septembre, la convention n'est signée qu'avec les employés hors Québec.

Sur un autre front, Radio-Canada, comme Canwest et CTV, deux autres télédiffuseurs généralistes, tenteront d'aller chercher l'argent là où il se trouve, c'est-à-dire dans les coffres des câblodistributeurs. L'an dernier, ces derniers ont enregistré des revenus de deux milliards de dollars, par rapport aux 900 millions récoltés par les trois télés généralistes. Elles réclament du CRTC que les câblodistributeurs leur versent des redevances pour les émissions qu'elles ont produites et que ceux-ci proposent à leurs abonnés.

"Quand vous payez votre facture de câble ou de télé par satellite, aucun argent ne va à Radio-Canada. Nous, les diffuseurs généralistes, nous disons aux câblos : "Peut-être que vous devriez payer pour ce que nous vous envoyons, comme les Astral Médias de ce monde qui sont payés chaque fois pour les canaux qu'ils distribuent"", dit Hubert T. Lacroix. La bataille sera longue et désagréable. Mais le président de Radio-Canada n'en démord pas : cette "taxe" est nécessaire pour éviter la fermeture des stations régionales. "La semaine dernière, j'étais à Yellowknife, où CBC North diffuse sur un territoire dont la superficie équivaut à celle de l'Union européenne ! Cela représente 102 000 personnes. Notre job, c'est d'essayer de les atteindre avec nos signaux, parce que c'est leur seul lien avec le reste du monde."

Lors d'un marathon à Amsterdam, Hubert T. Lacroix s'était fixé comme objectif de finir la course en trois heures. Il s'est effondré au 37e kilomètre. Parti trop vite, il a frappé ce que les coureurs de fond appellent "le mur". Il a quand même terminé sa course, mais les cinq derniers kilomètres à eux seuls lui ont pris 45 minutes. "C'est une chose de crier que je suis mal financé dans mon bureau avec Bobino, mais si je pénalise Radio-Canada à moyen et à long terme à cause de mes actions, cela ne me donnera plus rien de me vider le coeur."

kathy.noel@transcontinental.ca

À la une

Comment restructurer les dettes de mon petit café et éviter la faillite?

LE COURRIER DE SÉRAFIN. Voici cinq options de restructuration de dettes pour aider à naviguer dans ces eaux troubles.

Tu fais toujours tes impôts à la dernière minute?

23/04/2024 | lesaffaires.com

Voici 5 articles pour qu'à la hâte, aucun crédit d'impôt ne t'échappe.

1T: Rogers annonce une chute de 50% de son bénéfice

Mis à jour à 13:45 | La Presse Canadienne

L'entreprise a dû faire face à des coûts plus élevés liés à ses efforts d'acquisition et de restructuration de Shaw.