Le mystère Marie Claire

Publié le 04/05/2013 à 00:00, mis à jour le 02/05/2013 à 10:42

Le mystère Marie Claire

Publié le 04/05/2013 à 00:00, mis à jour le 02/05/2013 à 10:42

Les 332 magasins du Groupe Marie Claire sont bien visibles dans les meilleurs centres commerciaux aux quatre coins du Québec. Mais ça n'empêche pas leur propriétaire d'être l'un des détaillants les plus discrets du Québec. Les Affaires a rencontré Réal Lafrance, qui n'avait pas accordé d'entrevue depuis 20 ans, pour découvrir les secrets de sa solidité.

La dernière fois que Réal Lafrance a parlé de son entreprise avec un journaliste, c'était au printemps 1991. Le texte était paru en avril, dans Les Affaires. «Dynamique, Marie Claire l'est depuis longtemps. En une décennie, cette entreprise est devenue le plus gros détaillant privé de vêtements pour dames dans l'ensemble du Canada. Ses 339 boutiques lui confèrent le troisième rang dans son domaine au pays. Selon le Directory of Retail Chains in Canada, seules Reitmans et Dylex, de Toronto, la devancent», avait-on publié.

Encore aujourd'hui, aucun détaillant privé au pays ne possède plus de magasins que le Groupe Marie Claire. Et tous types de propriété confondus, l'entreprise demeure au 3e rang dans le secteur du vêtement. Seules deux sociétés en Bourse la dépassent : Reitmans (991 magasins) et Mark's (385 magasins, dont ceux du Québec appelés L'Équipeur). À titre de comparaison, Le Château exploite 235 points de vente et Le Garage/Dynamite, 269 en Amérique.

«On ne peut plus croître comme il y a 25 ou 30 ans. Quand on a commencé, en 1965, il y avait un potentiel d'expansion incroyable grâce à la multiplication des centres commerciaux. Mais là, c'est fait», dit Réal Lafrance, attablé dans une pièce décorée de façon champêtre et remplie d'oeuvres d'art, à son siège social d'Anjou. L'endroit est vaste, 200 000 pieds carrés, puisqu'il sert aussi d'entrepôt aux six enseignes du Groupe. Il déborde de mannequins habillés de «vêtements achetés en Europe» qui servent d'inspiration à la vingtaine de designers.

Les ventes annuelles avoisinent les 200 M$. Elles n'ont pas beaucoup bougé depuis le début des années 1990, nous laisse comprendre l'homme d'affaires. Avant d'ajouter qu'il ne révèle jamais aucun chiffre, «même pas à Dun & Bradstreet [leader mondial d'information commerciale]». Les boutiques sont toutefois beaucoup plus grandes aujourd'hui, faisant 2 500 pi2 en moyenne par rapport à 1 000 pi2 il y a 20 ans. Autrement dit, les ventes au pi2 ont pas mal rétréci...

Mais le Groupe «va très bien, son chiffre d'affaires est très positif», rapporte un expert de la vente au détail qui connaît bien l'entreprise et préfère garder l'anonymat. Il ajoute que le détaillant n'a jamais fait de ventes au pi2 astronomiques, mais que ses profits sont plus élevés que ceux de ses concurrents grâce à l'intégration verticale de ses activités. Ce modèle diminue les coûts de production, car il permet d'éviter les intermédiaires, ce qui accroît les marges. D'ailleurs, même si les ventes de vêtements ont reculé de 1,4 % en 2012 au pays, selon Statistique Canada, Réal Lafrance affirme qu'il a terminé l'année en terrain positif.

Niche protectrice ?

L'entreprise semble assez résistante à l'augmentation continue de la concurrence étrangère. Il faut dire qu'elle vise principalement les femmes de 40 ans et plus et les tailles fortes - les clientèles de Terra Nostra et San Francisco sont moins âgées. À l'inverse, les détaillants américains (Forever 21, Aéropostale, American Eagle Outfitters) et européens (H&M, Zara, Vero Moda) visent les jeunes. Le créneau est-il moins glamour, mais plus rassurant ? «On n'a jamais couru après l'ado de 16-18 ans. On s'est toujours senti plus à l'aise dans cette niche, répond le Maskoutain d'origine. On aurait effectivement plus de misère aujourd'hui si on visait une clientèle plus jeune.»

Compte tenu du fait que sa clientèle est moins attirée par les concepts étrangers de mode rapide (fast fashion), «les boutiques du Groupe Marie Claire en centre commercial pourront bénéficier de l'achalandage généré par l'arrivée des nouveaux joueurs plutôt que de compétitionner avec eux», analyse Alain Michaud, associé chez PwC et leader national, Commerce de détail.

La protection n'est toutefois pas totale, concède Patrick Assalian, vice-président chez Marie Claire. «La mode n'a plus d'âge, ni de taille. Avant, on disait qu'à partir de 40 ans, il fallait porter la jupe sous le genou et que les tailles fortes devaient cacher leurs formes. Aujourd'hui, tout le monde achète partout. Des femmes de 50 ans magasinent chez Limité.» De plus, les gros acteurs étrangers mettent beaucoup d'argent en marketing, ce qui leur donne une grande visibilité qui force le Groupe Marie Claire à rompre avec sa longue tradition de discrétion, ajoute le dirigeant.

Son enseigne Le Grenier se fait donc voir à la télé depuis trois ans, ce qui «fait augmenter les ventes année après année», précise Patrick Assalian, qui travaille actuellement à «redynamiser l'image» de Claire France Mode 14 + et à accroître sa présence dans les médias. «On a 75 boutiques, ça n'a pas de sens qu'on passe inaperçu !»

Réal Lafrance affiche un grand calme devant tous les défis de l'industrie, que ce soit la venue de Target ou les consommateurs qui «regardent encore plus les prix qu'en 1991». «Je regarde ce que mes concurrents font, mais je ne me laisse pas influencer [...] C'est certain qu'il faut être plus agressifs avec la venue des détaillants américains. Mais nous, ce qui nous distingue, c'est qu'on connaît le marché québécois. On regarde nos statistiques de vente et on sait qu'il y a des couleurs qu'on peut vendre ici, mais pas en Ontario, et vice-versa. Le fuchsia, par exemple, ça ne fonctionne pas au Québec.»

Histoire de famille

Depuis l'ouverture de sa première boutique à Saint-Hyacinthe en 1965, Réal Lafrance a traversé «3-4 récessions». Mais il n'a «jamais eu de difficultés pendant ces périodes», puisqu'il était «toujours prêt à en donner plus pour leur argent à mes clientes». Il est incapable d'arriver à une décision déchirante et dit n'avoir jamais eu recours à l'expertise de cabinets comptables pour redresser ses affaires. Mais il a tout de même fermé pratiquement tous les magasins hors Québec au début des années 1990 après avoir eu une présence nationale. Et une poignée de ses enseignes (Camélia, Évasion, Express Jeunesse, Ingénue, Marie Moi et New Look) ont disparu.

«Je suis mes affaires de très près. C'est ça, la formule, il n'y a pas 100 000 façons de réussir. Il faut se consacrer à sa compagnie. Je regarde les chiffres de vente chaque jour. Si je vois une tendance baissière, je fais quelque chose. Je me demande comment je pourrais aider la gérante du magasin, si on peut faire un solde, ou autre chose [...]. J'ai toujours été le plus lean possible. Il faut faire le ménage quand ça va bien. Je n'ai jamais eu besoin de congédier des gens quand ça allait mal.»

À 70 ans, il se présente encore au bureau tous les jours à 7 h 30, pour n'en repartir qu'à 19 h. «J'ai la chance inouïe de travailler avec mon épouse Marie-Claire. Donc, personne ne m'attend à la maison», dit celui qui travaille aussi avec ses enfants Sylvain (responsable de Le Grenier), Martin (Marie Claire et Terra Nostra) et Stéphanie (San Francisco). Et parmi ses 13 petits-enfants, certains veulent se joindre à l'entreprise familiale.

Pour le moment, Réal Lafrance ne prévoit pas lancer de nouvelle enseigne, ni faire d'acquisition. Mais il rénovera plusieurs magasins et ouvrira huit points de vente d'ici la fin de l'année. Quant au commerce en ligne, il n'est pas encore prêt à se lancer. «Ce n'est pas que je n'y crois pas. C'est l'avenir, mais ça peut attendre un an ou deux. On en discute, on y pense. J'ai une bonne idée des coûts, mais il faut s'organiser pour l'expédition et les retours.»

Alain Michaud lui donne raison. «Un récent sondage réalisé par PwC démontre que 81 % des consommateurs canadiens préfèrent encore acheter leurs vêtements en magasin. Le Groupe Marie Claire aurait probablement devant lui quelques années de sursis pour s'adapter aux tendances multicanales touchant davantage la jeune clientèle.»

Le Groupe Marie Claire en bref

Fondation : 1965

Propriétaire : Réal Lafrance

Employés : De 1 800 à 2 000, selon les saisons

ENSEIGNES / NOMBRE DE BOUTIQUES

Le Grenier / 80

Claire France / 75

Marie Claire / 75

San Francisco / 40

Émotions / 37

Terra Nostra / 25

Total 332

Approvisionnements

Local 10 %

Europe 5 %

Asie 85 %

«Produire un vêtement simple avec seulement deux coutures, comme une camisole, ça ne coûte pas plus cher au Québec qu'en Asie. S'il y a beaucoup de détails par contre, c'est moins cher en Asie.» - Réal Lafrance

«C'était un bon coup. Ça m'a pris 10 minutes pour faire la transaction. J'en suis très heureux. C'était mes rivales, alors je n'ai pas regretté. J'ai payé le bon prix.» - Réal Lafrance, au sujet de l'acquisition de 33 boutiques San Francisco pour 3,2 millions de dollars, en 2004, soit 97 000 $ par magasin.

marie-eve.fournier@tc.tc

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