«Le conseil de SNC-Lavalin n'a pas fait son devoir» - Stephen Jarislowsky

Publié le 05/10/2013 à 00:00

«Le conseil de SNC-Lavalin n'a pas fait son devoir» - Stephen Jarislowsky

Publié le 05/10/2013 à 00:00

Il y a un peu moins d'un an, le 6 novembre 2012, le petit monde de la finance québécois était surpris par l'annonce d'un remaniement majeur à la tête de l'une des plus importantes firmes de gestion de capitaux montréalaise, Jarislowsky Fraser. Le grand patron, Stephen Jarislowsky, laissait la direction à un comité de quatre associés présidé par G. Pierre Lapointe, tandis que deux anciens hauts dirigeants quittaient le navire pour démarrer leur propre boutique.

Retraite, Jarislowsky ? Voilà qui semble antinomique pour quiconque connaît ce personnage singulier, reconnu pour ne pas employer la langue de bois lorsque vient le moment de défendre les actionnaires, petits et grands. S'il a laissé à d'autres l'administration quotidienne de sa firme, Stephen Jarislowsky est tout sauf un retraité. Les Affaires l'a rencontré dans ses locaux de la rue Sherbrooke où il continue de gérer les portefeuilles de plusieurs clients, au milieu d'immenses plantes vertes qui donnent à son bureau un air de jardin botanique.

STEPHEN JARISLOWSKY SUR SNC-LAVALIN

Les Affaires - Vous êtes un grand actionnaire de SNC-Lavalin. Avez-vous été surpris de ce qui est arrivé (accusations de fraude, pots-de-vin, etc., contre certains dirigeants) ?

Stephen Jarislowsky - Ça m'a surpris, vraiment surpris. En fait, j'ai été scandalisé. J'ai siégé au conseil de SNC pendant 20 ans. Mais j'ai démissionné il y a 17 ans parce qu'une règle obligeait les administrateurs à partir à 70 ans.

L.A. - Dans votre livre (Dans la jungle du placement, publié en 2005), vous recommandez aux gens d'investir dans de grandes sociétés, parce qu'il y a moins de risques de magouilles. Pourtant, c'est arrivé chez SNC-Lavalin.

S.J. - Je connais la raison, maintenant. Il y avait trop de divisions, ce n'était pas géré comme une seule société. L'équipe n'était pas adéquate, ni au conseil ni à la comptabilité, pour vraiment établir les règles et surveiller les risques. D'après moi, le conseil n'a pas fait son devoir. Les administrateurs n'ont pas eu les informations qu'ils auraient dû avoir. Il y a eu négligence. Encore pire : quand le fiasco est survenu, certains insistaient pour que le prochain président soit bilingue. Heureusement, une autre personne et moi avons interviewé deux candidats, et nous avons conclu qu'ils n'auraient jamais pu faire la job. On a poursuivi en disant «on va aller chercher quelqu'un de première classe, peu importe qu'il soit francophone, anglophone ou n'importe quel "phone"». Et on a choisi celui qu'on croyait être le meilleur [Robert G. Card].

L.A. - Mais vous n'étiez plus au conseil. Comment se fait-il que vous ayez été mêlé au choix du nouveau président ?

S.J. - Parce qu'on a toujours un bloc d'actions assez important.

L.A. - Comment ce dérapage a-t-il pu se produire chez SNC-Lavalin ?

S.J. - À cause d'un président qui ne respecte pas vraiment son conseil. Et un conseil qui voit des profits à gauche et à droite, et se croit ainsi sécurisé. Même aujourd'hui, il n'y a personne au conseil d'après moi qui est au courant de ce qu'est un gestionnaire de projet. C'est pourtant le coeur de cette industrie. Quand j'étais au conseil, j'étais contre la construction, parce que c'est toujours dans ce milieu que ce genre de choses arrivent. Je voulais qu'on reste dans l'ingénierie et la planification pour éviter les problèmes dans la construction, surtout internationale. Mais comme on l'a vu avec la commission Charbonneau, ça ne se passe pas seulement en Afrique.

L.A. - Pourquoi ne pas avoir revendu votre participation dans SNC-Lavalin ?

S.J. - Parce que je crois qu'on peut rétablir la boîte. Et ensuite, parce qu'il y a des actifs, comme l'autoroute 407 et d'autres en Alberta [Altalink, dont la mise en vente a été annoncée le 30 septembre], qui valent au moins 30 $ par action et qui sont en grande demande aujourd'hui par les caisses de retraite. J'ai confiance qu'on peut remettre l'entreprise sur pied. En plus, il faut acheter quand les titres sont bas. Il y a encore beaucoup de valeur dans SNC-Lavalin.

STEPHEN JARISLOWSKY SUR LA GESTION DE PLACEMENTS

Les Affaires - Vous avez une philosophie du placement qui s'apparente à celle de Warren Buffett. Acheter des valeurs sûres, dans des secteurs qu'on connaît et qu'on garde longtemps.

Stephen Jarislowsky - Oui. Je mise sur des actions dans des industries qui sont très peu cycliques ou non cycliques. Et dans des sociétés qui peuvent augmenter leurs profits et leurs dividendes à un rythme deux à trois fois supérieur à celui de l'inflation. Avec ce genre de profil, il ne peut pas vous arriver grand-chose, pourvu que vous surveilliez votre portefeuille. Si une société plafonne, il faut s'en départir. Grâce à cette philosophie, vous évitez aussi de payer régulièrement au gouvernement des impôts sur les gains en capital.

L.A. - Quels titres répondent à vos critères à la Bourse de Toronto ?

S.J. - Très peu. On a ici des sociétés minières, mais je crois que le boom des ressources est terminé. C'est un cycle de 15 ans. Par ailleurs, le prix de l'or est exagéré, car il n'y a pas eu d'inflation. Pourtant, le prix de l'once est passé de 400 $ US à 1 300 $ US aujourd'hui. Ce secteur-là rapporte peu. Et le pétrole est rendu très coûteux à 108 $ US le baril.

L.A. - Quelles sociétés canadiennes avez-vous alors dans vos portefeuilles ?

S.J. - On a des banques, bien sûr. Par ailleurs, si les taux d'intérêt augmentent, les compagnies d'assurance vont se rétablir à un niveau plus élevé qu'il ne l'est actuellement. Dans le commerce de détail, il y a une concurrence farouche. Donc, je n'entrevois pas tellement de gains de ce côté-là. Quelques grandes sociétés, comme Canadian Tire ou Loblaw, et l'épicier Metro au Québec, obtiendront de bons résultats. Mais leur rendement ne sera pas fameux.

L.A. - Que conseillez-vous alors à un petit investisseur qui construit son portefeuille ?

S.J. - Il faut acheter des titres internationaux, surtout américains. Des titres non cycliques, de consommation de base, par exemple des producteurs de boissons.

L.A. - Comme Coca-Cola ou le fabricant de produits du tabac Altria ?

S.J. - Oui. Mais là encore, ce n'est pas sans problème. Car aux États-Unis, les revenus des ménages chutent depuis cinq ans en raison de la concurrence internationale.

L.A. - À vous entendre, il n'y a pas beaucoup d'avenues pour les gens qui cherchent à obtenir de bons rendements...

S.J. - Il faut aller vers les industries non cycliques, dont le taux de rentabilité dépasse de beaucoup l'inflation, et des dividendes qui suivent le même rythme que celui des profits.

STEPHEN JARISLOWSKY SUR L'IMMOBILIER

Les Affaires - Vous attendiez-vous à la crise financière qui a frappé en 2008-2009 ?

Stephen Jarislowsky - Je m'attendais à ce qu'il y ait un dégonflement de la bulle immobilière aux États-Unis. Les prix avaient monté beaucoup trop vite dans ce secteur. Même aujourd'hui, au Canada, je crois que les prix immobiliers sont trop hauts de 20 %, en raison des taux d'intérêt qui sont trop bas. Je crois que les prix des maisons ne devraient pas augmenter plus rapidement que l'inflation et que la productivité d'un pays.

L.A. - Craignez-vous une crise semblable ici ?

S.J. - L'inflation au Canada est actuellement inférieure à 2 %. La productivité est presque de zéro. Mais les prix ont augmenté dans la dernière année de 4 % à 5 %. Je ne m'attends pas à un éclatement comme aux États-Unis, mais assurément à une réduction des prix, surtout si les taux d'intérêt montent. On voit déjà que ça commence à ralentir dans le secteur immobilier. Si les taux atteignent 6 % ou 7 %, beaucoup de propriétaires de maisons feront faillite.

STEPHEN JARISLOWSKY SUR LA RETRAITE

Les Affaires - Vous venez d'avoir 88 ans. Vous avez réduit vos activités au sein de votre firme. Mais ne songez-vous jamais à prendre une véritable retraite ?

Stephen Jarislowsky - J'ai fait beaucoup de choses dans ma vie, mais je ne suis pas à un âge où on commence à faire de nouveaux sports (rires). J'ai écrit un livre (Dans la jungle du placement, en 2005) et des rubriques dans des journaux ; j'ai encore des choses à dire. Mais je n'ai pas envie d'écrire un autre livre. C'est une occupation solitaire. Il ne me reste pas assez de temps pour demeurer solitaire !

L.A. - Vous entendez donc demeurer actif le plus longtemps possible ?

S.J. - Oui. Je m'occupe de la Fondation Jarislowsky. Je dois m'occuper de ce qui se passe ici, car je suis toujours président du conseil d'administration. C'est moi qui suis responsable des ordres du jour. Il faut donc que je sois au courant. Je siège encore au conseil d'administration d'une compagnie cotée en Bourse, Goodfellow. Je voulais partir, mais ils n'ont pas voulu (rires). Je suis toujours actif dans les organisations qui défendent les intérêts des actionnaires, comme la Coalition canadienne pour une bonne gouvernance et l'Institut sur la gouvernance des organisations publiques et privées.

L.A. - Puisqu'on parle de retraite, il y a des débats en cours, ici et ailleurs, sur cette question. Votre firme compte des caisses de retraite parmi ses clients. Or, il y a des déficits actuariels importants chez plusieurs d'entre elles. Que pensez-vous des régimes à prestations déterminées qui garantissent les rentes aux retraités ?

S.J. - Il y en a de moins en moins. En principe, je suis contre leur disparition, mais il y a trop d'obstacles pour les entreprises qui offrent ce genre de régime. Il y a trop de contraintes réglementaires de la part du gouvernement. Pour les entreprises, c'est trop cher, parce qu'elles doivent combler les déficits. Avec les régimes à cotisations déterminées (dont la rente dépend des rendements cumulés), il y a moins de contraintes. C'est l'employé qui décide de ses placements ou même de perdre son argent. Prenons les fonds communs de placement : ça rapporte 8 % en moyenne, mais il faut payer 2,5 % au gestionnaire et payer des impôts sur le revenu. Au bout du compte, ça rapporte très, très peu.

L.A. - Donc, quelle est la solution pour que les gens aient des revenus décents à la retraite ?

S.J. - Qu'ils continuent à travailler ! Quand Bismarck a introduit la retraite en Allemagne, l'espérance de vie moyenne était de 65 ans, et il a établi l'âge de la retraite à 65 ans ! Donc, seuls ceux qui survivaient avaient droit à la retraite. Quand je siégeais au conseil de la Régie des rentes du Québec, on visait à augmenter l'âge de la retraite. Aujourd'hui, les femmes vivent en moyenne jusqu'à 84 ans et les hommes, autour de 80. Mais ils peuvent prendre leur retraite à 60 ans. Ça n'a aucun sens que les gens soient à la retraite pendant 15 ou 20 ans de leur vie. Ils ne produisent rien pour le pays. En plus, les gens ont moins d'enfants. C'est donc un fardeau énorme pour la société.

L.A. - Alors, vous croyez qu'il faut augmenter l'âge de la retraite. À combien ?

S.J. - À 70 ans, et même plus.

L.A. - Mais à 70 ans, si une personne a commencé à travailler à 20 ans dans le secteur minier par exemple, dans des conditions difficiles, n'est-ce pas exagéré ?

S.J. - Il peut y avoir des exceptions. Mais on ne peut pas avoir des régimes qui favorisent les gens qui travaillent dans le secteur public et qui sont soutenus par d'autres qui prennent des risques en travaillant dans le secteur privé [sans sécurité d'emploi]. M.V.

De la relève dans la famille ?

Des quatre enfants de Stephen Jarislowsky, seule une fille, Alexandra, travaille au sein de la firme. «C'est la seule qui s'est intéressée au secteur financier», dit son père.

À la tête d'un petit bureau à New York, elle fait de la recherche dans le secteur médical pour la firme. Elle a étudié à la Brown University du Rhode Island et est titulaire d'un MBA de l'Université Harvard. À l'occasion, elle vient à Montréal, car elle siège au conseil d'administration.

Quand on lui demande qui prendra la relève lorsqu'il ne sera plus là, Stephen Jarislowsky répond : «J'espère que Pierre [Lapointe, l'actuel président du comité de direction] et les trois autres [membres de ce comité] continueront à bien faire leur travail.»

Alexandra, bien installée à New York avec sa petite famille, pourrait-elle néanmoins succéder à son père ? «Je ne dis pas qu'elle ne pourrait pas prendre la direction, mais il faudrait aussi l'approbation de 50 % des autres voix [qui appartiennent aux associés]», répond-il prudemment.

La famille Jarislowsky contrôle toujours les actifs de la firme, mais elle a donné la moitié des droits de vote aux associés. M.V.

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