La loi 1 se heurte à la réalité

Publié le 20/04/2013 à 00:00, mis à jour le 18/04/2013 à 09:46

La loi 1 se heurte à la réalité

Publié le 20/04/2013 à 00:00, mis à jour le 18/04/2013 à 09:46

Adoptée à l'unanimité par l'Assemblée nationale et entrée en vigueur le 15 janvier dernier, la Loi sur l'intégrité en matière de contrats publics n'est pas contestée dans son principe. Dans son libellé, par contre, c'est une autre paire de manches.

Le milieu des affaires dénonce l'incertitude et les lourdeurs administratives qui en découlent. Selon l'Association des ingénieurs-conseils du Québec (AICQ), des centaines de mises à pied se profilent dans les firmes d'ingénierie et de grands travaux. Les craintes d'un affaiblissement de l'industrie québécoise n'en sont qu'amplifiées.

Les cabinets d'avocats se demandent jusqu'où leurs clients devront aller pour montrer patte blanche, et jusqu'où les autorités iront dans l'application de la loi.

C'est l'article 21.27 de la loi qui crée le plus d'incertitude. Il donne à l'Autorité des marchés financiers (AMF) la discrétion de juger si une firme «ne satisfait pas aux exigences d'intégrité auxquelles le public est en droit de s'attendre».

«Comment va-t-on appliquer ça ?» se demande Philippe Bourassa, avocat chez Blakes. On est en droit nouveau et il n'y a pas de jurisprudence. La loi donne des balises, mais elles sont trop larges, poursuit Sophie Perreault, du cabinet Norton Rose. On ne sait pas, par exemple, si une firme, dont le patron a été mis en accusation au cours des cinq dernières années mais qui a démissionné avant le dépôt de la demande d'autorisation, recevrait une autorisation de l'AMF. Avec plusieurs démissions dans les firmes d'ingénieurs considérées comme des fleurons au Québec, la question se pose.

À cause de son étendue, la loi 1 entraîne des «lourdeurs administratives incroyables», particulièrement pour des entreprises d'envergure, constate Sophie Perreault.

«Cela me rappelle les 12 travaux d'Astérix, où Astérix et Obélix courent d'un bureau à l'autre afin de réunir la totalité des formulaires nécessaires à l'obtention du laissez-passer A-38 dans la Maison qui rend fou.»

Un exemple ? L'obligation de remplir des formulaires dressant la liste des poursuites concerne non seulement l'entreprise qui soumissionne, mais chacun de ses administrateurs et dirigeants, de même que ses actionnaires et les administrateurs et dirigeants de ces actionnaires.

«Une entreprise qui a 200 camions qui sillonnent le Québec doit déclarer chacune des infractions au transport, comme une inscription non visible sur un véhicule parce qu'il est trop sale. Est-ce vraiment pertinent pour juger de l'intégrité de l'entreprise ? demande Me Perreault. Cela pose la question : jusqu'où devez-vous aller dans vos déclarations ?»

Autre lourdeur, pour les entreprises aux actionnaires étrangers : tous les dirigeants et administrateurs de ces actionnaires doivent remplir des formulaires. Peu importe s'ils sont disséminés dans plusieurs continents, s'ils n'ont jamais mis les pieds ici et n'ont rien à voir avec l'autorisation demandée.

La loi 1 interpelle aussi les institutions financières qui prêtent de l'argent aux soumissionnaires. Elles devront revoir leur gestion du risque pour intégrer ce nouveau facteur. Elles ne s'y attendaient pas et sont estomaquées de voir l'étendue des pouvoirs discrétionnaires, relate Sophie Perreault.

Les fleurons québécois moins concurrentiels ?

Ce que craignent par ailleurs les regroupements d'entreprises québécoises, c'est que les fleurons québécois de l'ingénierie et des grands travaux ne soient défavorisés par rapport à leurs concurrents étrangers. Non seulement dans des contrats au Québec, mais à l'étranger, où leur capacité de faire des affaires pourrait facilement être diminuée.

Françoise Bertrand, présidente de la Fédération des chambres de commerce du Québec, ne croit pas que l'Unité permanente anticorruption, chargée de vérifier les dossiers des entreprises, pourra être aussi vigilante à l'étranger qu'au Québec.

Si les entreprises d'ici perdent des contrats au profit des sociétés étrangères, elles seront moins rentables, ce qui fera d'elles des proies faciles pour des acquisitions de l'extérieur, poursuit-elle.

Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, opine. «L'arrivée de firmes étrangères est une bonne chose : cela augmente la concurrence et réduit la collusion. Mais si nos fleurons sont exclus, c'est mauvais.»

Il voit une autre conséquence : un volume d'affaires réduit se traduira par moins d'embauches. Or, l'industrie québécoise du génie est à un moment où elle doit transférer ses savoirs à une nouvelle cohorte de diplômés, plaide-t-il.

Pas moins de 70 contrats publics en attente

Chose certaine, la problématique est plus large que l'application de la loi. On apprenait récemment que près de 1,2 milliard de dollars en contrats d'infrastructures budgetés par le gouvernement provincial n'ont pas été octroyés, faute de fonds. À Montréal, pas moins de 75 contrats publics sont en attente. Celui de l'échangeur Turcot est en retard de trois ans. Celui de Dorval, de plus de quatre ans. «Les retards ont des incidences économiques lourdes», signale Michel Leblanc.

«On a peut-être sous-évalué les impacts» de ce qui se passe en ce moment au Québec, prévient de son côté Johanne Desrochers, présidente de l'AICQ : l'industrie est paralysée depuis deux ans en raison des compressions budgétaires, des travaux de la commission Charbonneau et de l'adoption de la loi 1.

Dans les municipalités aussi, où «les élus n'osent plus prendre de décisions», ajoute-t-elle.

L'AICQ est présentement en train de colliger des données sur les récentes mises à pied effectuées dans les firmes de génie. Selon Mme Desrochers, il y en a «des centaines».

L'association trouve «indéfendables» les pratiques illégales d'une industrie «qui a mal grandi», rappelle-t-elle. Mais selon elle, le rôle du gouvernement n'est pas seulement de punir les délinquants, mais aussi de revoir la culture et les pratiques qui ont pu créer «des conditions propices aux manquements d'intégrité».

Mme Desrochers montre du doigt la règle du plus bas soumissionnaire, qui «met tout le monde dans le jeu des extras». Il faut «tirer l'industrie vers le haut» et «non pas tuer son expertise avec une application mal guidée de la loi 1».

L'UPAC, L'AMF ET LE CONSEIL DU TRÉSOR SE RENVOIENT LA BALLE

Qui a droit de vie ou de mort sur les faiseurs de grand ouvrage ? L'Autorité des marchés financiers (AMF), l'Unité permanente anticorruption (UPAC) ou le Conseil du Trésor ?

«On nous donne des pouvoirs que nous n'avons pas», affirme le porte-parole de l'AMF, Sylvain Théberge. L'AMF n'est qu'un «bras administratif [qui] répond à des décrets. C'est le client qui va décider s'il veut rompre un contrat avec une entreprise à qui nous aurions refusé une autorisation.»

À l'UPAC, la porte-parole, Anne-Frédérick Laurence, indique que son unité «n'a pas de pouvoir d'enquête, juste de vérification».

Autrement dit, «ni l'AMF ni l'UPAC» n'auront droit de vie ou de mort sur une entreprise, dit M. Théberge.

Car le Conseil du Trésor pourra autoriser une entreprise délinquante à réaliser de grands travaux «dans des circonstances exceptionnelles» et «pour l'intérêt public», dit la loi. S.D.

LA LOI 1 EN BREF

S'applique à tous les fournisseurs de biens et services voulant conclure des contrats avec le secteur public.

Ne s'applique pas aux contrats conclus avant son entrée en vigueur, le 15 janvier dernier. (Sauf que les grands contrats sont souvent rouverts.)

Donne trois ans à l'AMF pour traiter toutes les demandes. Son application sera progressive. L'AMF dit avoir les moyens de remplir cette tâche. L'industrie en doute.

Porte atteinte à la présomption d'innocence des demandeurs, selon les avocats consultés.

N'a pas de limite territoriale.

Ne prévoit pas de délai pour accorder une autorisation.

25 G$

On octroie annuellement 25 milliards de dollars de contrats publics au Québec.

24 000

24 000 entreprises sont concernées par la Loi sur l'intégrité en matière de contrats publics.

10

Jusqu'à maintenant, l'AMF a traité 10 demandes. Celles-ci ont toutes été acceptées.

0

Aucune demande de multinationales n'a été traitée à ce jour.

Sources : Conseil du Trésor, Autorité des marchés financiers

suzanne.dansereau@tc.tc

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