«Je n'aime pas la façon qu'a la grande entreprise de rejeter l'innovation»

Publié le 23/03/2013 à 00:00, mis à jour le 22/03/2013 à 10:02

«Je n'aime pas la façon qu'a la grande entreprise de rejeter l'innovation»

Publié le 23/03/2013 à 00:00, mis à jour le 22/03/2013 à 10:02

L'entrevue

no 148

Philippe Bourguignon

EX-PDG DU CLUB MED ET D'EURO DISNEY V.-P. DU CONSEIL DE REVOLUTION PLACES

Philippe Bourguignon roule sa bosse dans le tourisme depuis 39 ans : les hôtels Accor, Disney, Club Med. Depuis 2005, ce Français de 65 ans fait équipe avec l'Américain Steve Case dans l'aventure Revolution. Il est responsable de la division immobilière et hôtelière de ce holding qui a investi, entre autres, dans Zipcar et LivingSocial.

Diane Bérard - L'entreprise que vous dirigez, Revolution Places, a été démarrée par Steve Case. Qu'est-ce que le cofondateur d'AOL connaît au tourisme ?

Philippe Bourguignon - Très peu, vous avez raison. Mais ce n'est pas pertinent. Steve Case est un innovateur. Le holding qu'il a imaginé, Revolution, investit dans des métiers qui surfent sur les tendances récentes... avant que les grandes entreprises ne se mettent à les exploiter ! Dès qu'on peut révolutionner une tâche ou une idée, Revolution s'y intéresse. Le holding compte 30 entreprises, des start-ups aussi bien que des entreprises en croissance. Le tourisme n'est qu'un des univers exploités.

D.B. - Steve Case vous a recruté comme associé, car il a trouvé en vous un «compagnon de misère». Expliquez-nous.

P.B. - J'ai connu Steve en 2003, alors que je codirigeais le Forum économique mondial de Davos. Puis, il a lu l'entrevue que j'ai accordée à Fortune. J'y racontais comment mes tentatives d'innovation, pendant que je dirigeais le Club Med, ont échoué. La structure du Club les a tuées. Prenez le Club Med World, que nous avions ouvert à Montréal et Paris. Cette chaîne devait permettre de réinventer les spectacles du Club Med devenus ringards. Nous aurions expérimenté des concepts chez Club Med World pour les exporter ensuite dans le réseau des Club Med. La peur du changement s'en est mêlée, je n'ai pas réussi à innover. Au lieu de recruter à l'extérieur, on a déplacé des employés chez Club Med World. On a «clubmedisé» le Club Med World. Résultat : on a tué le concept, et les spectacles des Club Med sont toujours aussi ringards. Cette frustration, Steve l'a connue chez AOL. Nous étions faits pour nous entendre.

D.B. - Quel service offre Revolution Places ?

P.B. - Nous sommes une version de luxe et disciplinée d'Airbnb. Les membres de Revolution Places ont accès à un bassin de résidences qu'ils peuvent louer pour quelques jours ou quelques semaines. Nous proposons deux concepts. Exclusive Resorts vise les clients dont l'actif s'élève à 10 millions de dollars et plus. Nous comptons 3 500 membres, dont 150 sont canadiens. Leur séjour varie de 10 à 60 jours, avec une moyenne de 25 jours. Les membres d'Exclusive Resorts considèrent nos maisons comme une résidence secondaire, ce qui explique la durée de leur séjour. L'autre concept, Portico, s'adresse à une clientèle plus jeune dont le revenu familial s'élève à 250 000 $. Après 11 mois, Portico compte 2 450 membres, qui effectuent en moyenne deux séjours de quatre jours par année. Ils paient en moyenne 985 $ par nuit pour des maisons de deux à cinq chambres. Les produits de Portico et Exclusive Resorts sont 30 % moins chers que ceux de la concurrence.

D.B. - Exclusive Resorts, c'est Airbnb sans l'anarchie...

P.B. - En quelque sorte. Les appartements et les résidences que vous trouvez sur Airbnb ne répondent à aucune règle commune, aucun standard. On ne trouve aucune marque solide derrière pour dicter une constance. Vous trouvez de tout. Et puis, il faut beaucoup fouiller pour trouver ce que l'on cherche. Cela ne convient pas à tous. Mais la tendance derrière Airbnb, elle, va durer. De plus en plus de touristes préfèrent les résidences aux hôtels, parce que les hôtels ne se sont pas adaptés à leurs besoins.

D.B. - Pourquoi ne veut-on plus séjourner à l'hôtel ?

P.B. - Les hôteliers sont comme les fabricants de voitures, ils ne se sont pas adaptés aux tendances. Il a fallu que Robin Chase lance le service de partage d'autos Zipcar pour que l'industrie automobile se rende compte que le marché des villes allait lui échapper à moyen terme. Bien peu de citadins ont besoin d'un véhicule à temps plein. Mercedes a réagi en lançant Car2go, un service qui permet de louer des Smart pour quelques heures à partir d'un point A et de les remettre à un point B lorsqu'on n'en a plus besoin. Les hôteliers, quant à eux, devraient comprendre que les gens voyagent de plus en plus en tribu - en famille ou entre amis ; il leur faut de l'espace. Ce ne sont pas deux petites chambres communicantes qui vont combler leurs besoins.

D.B. - Vous estimez que les chaînes au rabais servent mieux leurs clients que les hôtels de luxe. Comment cela est-il possible ?

P.B. - Low cost ne signifie pas low service. Les chaînes au rabais ont compris ce qui était essentiel pour le client. Elles ont été forcées de faire un exercice dont les chaînes de luxe se croient dispensées. Saviez-vous que la moitié des coûts d'un hôtel sont liés aux «frais généraux». Des 600 $ que vous payez votre chambre de luxe, la moitié sert à payer le hall d'entrée et ses énormes bouquets de fleurs. Y tenez-vous, à ces bouquets ?

D.B. - Le guide Michelin, c'est «out» ?

P.B. - Tout guide qui vous trace un itinéraire est dépassé. Le touriste a suffisamment d'information pour décider ce qu'il veut.

D.B. - Vous avez dirigé de très grandes entreprises. Pourtant, la grande entreprise vous irrite. Pourquoi ?

P.B. - Je n'aime pas la façon qu'elle a de rejeter l'innovation lorsque celle-ci s'applique à un produit qu'elle possède déjà. Quand il s'agit d'un nouveau produit ou service, ça va, on tolère. Mais dès qu'on veut modifier ce qui existe, la réaction est aussi violente que celle du corps qui se sent envahi par un organisme étranger. Ce qui explique que la seule innovation de l'industrie hôtelière en 50 ans soit la carte magnétique, qui a remplacé la clé.

D.B. - Vous avez géré Euro Disney et Club Med. Vous affirmez que le premier innove et l'autre pas. Pourtant, Club Med a investi des millions pour monter en gamme.

P.B. - En effet, la coquille Club Med est beaucoup plus jolie. Mais on y présente les mêmes spectacles et on y sert toujours des buffets. Club Med a été repris par des financiers qui ont optimisé le produit. Disney, lui, a su devenir pertinent pour les enfants de l'ère numérique. Par exemple, Disney a eu la sagesse d'acheter Pixar, car elle savait qu'elle ne pourrait pas inventer Pixar. Disney a créé Disney Imageenering, dont la seule fonction consiste à construire de la magie. D'ailleurs, ceux qui gèrent Disney au quotidien ont très peur de Disney Imageenering...

D.B. - Apple n'a pas organisé de focus groups pour inventer l'iPod, l'iPhone ou l'iPad. Les clients n'auraient pas pu imaginer ces produits. Peut-on réinventer le tourisme et l'hôtellerie sans les touristes ?

P.B. - Kemmons Wilson l'a fait en inaugurant le premier Holiday Inn en 1952. À l'époque, il était inconcevable de construire un motel ailleurs que dans une ville. Kemmons Wilson, lui, les a construits en périphérie, sur les voies d'accès. La formule a fait fureur. Innover sans focus group ne signifie pas faire fi des tendances.

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