En jet avec... Alain Bouchard

Publié le 16/11/2013 à 00:00, mis à jour le 14/11/2013 à 15:30

En jet avec... Alain Bouchard

Publié le 16/11/2013 à 00:00, mis à jour le 14/11/2013 à 15:30

Notre journaliste a rencontré le pdg de Couche-Tard dans le jet qu'il utilise pour ses déplacements. Le but ? Être dans un environnement correspondant bien au sujet de la discussion : la gestion d'une multinationale à partir du Québec. Avec ses 6 200 magasins en Amérique du Nord et ses 2 300 stations-service en Europe, Alimentation Couche-Tard emploie tout près de 80 000 personnes. Voici une rare occasion d'entendre l'homme d'affaires de 64 ans originaire de Chicoutimi aborder les enjeux liés à la gestion d'une organisation mondiale.

Les Affaires - En quoi l'achat de Statoil, finalisé en juillet 2013, a-t-il changé votre emploi du temps ?

Alain Bouchard - J'étais parti 45 % du temps avant, maintenant, c'est 60 %. Je passe une semaine par mois en Europe depuis 18 mois, en plus de continuer d'aller aux États-Unis. C'est beaucoup.

L.A. - Comment déterminez-vous que telle ou telle chose mérite que vous vous déplaciez ?

A.B. - En fait, ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. Ce qui mérite un déplacement, c'est de voir les magasins, de rencontrer les gens. C'est donc structuré dans un plan annuel. Chaque année, nous visitons chacune des divisions - 8 en Europe, 13 en Amérique du Nord. Tous les deux ans, nous [la haute direction] visitons l'Asie ; notre équipe responsable y va toutefois régulièrement. Les voyages qui ne sont pas planifiés deux ans à l'avance sont pour rencontrer de grands partenaires, par exemple des pétrolières ou des fournisseurs, assister à des événements de l'industrie ou négocier des acquisitions.

L.A. - Quelle est l'étendue de votre rôle dans ces acquisitions ?

A.B. - C'est surtout d'aller visiter les magasins et de me faire une opinion sur l'état du réseau. Les divisions nous préparent des tournées et nous fournissent de l'information afin que nous prenions le pouls de ce que nous voulons acheter. Nous nous targuons d'être un réseau d'un magasin à la fois (one store chain), où chaque magasin s'adresse à une population donnée, dans un certain quartier. Il s'agit donc de bien comprendre l'ensemble de ces magasins-là, mais un à la fois.

L.A. - Combien en avez-vous visité avant d'acheter Statoil ?

A.B. - J'en ai personnellement visité 200, mais nous en avons visité 300 ou 350 au total. Dans les huit pays, sauf en Russie, où nous avons su trop tard que nous avions besoin d'un visa. De toute façon, nous avons seulement un petit réseau de 40 magasins en Russie.

L.A. - À quel point prenez-vous part personnellement aux négociations ?

A.B. - Ah, dans une grosse acquisition, je suis très impliqué (rires). Pour Statoil, j'étais évidemment là lors de la première rencontre avec la compagnie mère, accompagné de notre chef de l'exploitation et de notre chef des finances.

L.A. - Et dans les plus petites ?

A.B. - Nos gens nous envoient un dossier, et nous en discutons lors d'un appel. Moi, je veux voir toutes les photos des magasins. Souvent, c'est seulement l'extérieur, parce que nous ne pouvons pas parler aux employés à l'intérieur. Nos gens nous décrivent alors l'intérieur. Par exemple, pour un réseau de 40 magasins que nous regardons présentement, nous discutons de chaque magasin et de la compétition, puis nous arrivons à un prix et nous faisons une offre au vendeur. Si la lettre d'intention est acceptée, alors je prends l'avion et je vais voir.

L.A. - Vous n'avez donc pas délégué cela à un vice-président fusions-acquisitions ?

A.B. - Nous avons un vice-président développement, qui se rapporte à moi, mais il s'implique surtout dans la construction de nouveaux magasins - nous en construisons plusieurs chaque année - et dans les acquisitions de sept magasins et moins. Tout ce qui excède ça, c'est le chef de l'exploitation, le chef des finances et moi qui nous en occupons.

L.A. - Y a-t-il encore des choses sur lesquelles vous devez travailler ?

A.B. - Constamment (rires). À chaque acquisition, même les petites, nous apprenons. Il y a des entrepreneurs tellement créatifs ! Les dirigeants de Statoil, par exemple, faisaient ce qu'ils appellent des town hall meetings : ils réunissaient tous leurs gens dans une salle et ils parlaient de l'entreprise. Nous avons commencé à en faire aussi, et ça ajoute beaucoup de valeur.

L.A. - À combien de niveaux hiérarchiques êtes-vous rendus ? Il se rajoute des couches quand l'entreprise grossit, non ?

A.B. - Nous essayons de limiter ça, parce qu'être lean fait partie de notre ADN. On arrive donc rapidement au gérant de magasin : le chef de l'exploitation, le vice-président, le directeur, le gestionnaire de marché (10 magasins) et tout de suite le gérant. C'est aussi mince que ça.

L.A. - Ce doit être un défi, avec la croissance, de garder ça mince...

A.B. - Nous utilisons un ratio : rendu à 60 % de charge de travail additionnelle, c'est le temps d'embaucher.

L.A. - C'est exigeant pour la personne qui en est à 60 % de travail en surplus !

A.B. - Oui, c'est très exigeant, mais nous le faisons en équipe. Et les gens aiment ça. Ils réalisent que c'est la façon de faire.

L.A. - Combien avez-vous de personnes dans votre garde rapprochée ?

A.B. - Très peu. Nous sommes une trentaine au bureau corporatif.

L.A. - Pourquoi refusez-vous d'appeler votre bureau de Laval un siège social ?

A.B. - Nous n'avons pas de siège social. Nous sommes au service des magasins. Nous demandons beaucoup à nos gérants (bien servir nos clients, gérer le personnel, etc.), alors eux-mêmes nous demandent de bien les servir. Depuis toujours, c'est une pyramide inversée. Les gens du bureau sont même évalués par les gérants, que ce soit les ressources humaines, la maintenance, l'informatique ou autre. Si le gestionnaire de catégories, par exemple, reçoit un appel d'un gérant disant que ça ne fonctionne pas bien avec un fournisseur, il s'assurera de corriger la situation, puisqu'il sera évalué là-dessus.

L.A. - Il doit quand même y avoir la tentation, au bureau corporatif, de dire quoi faire...

A.B. - Non, tout est dans les divisions. La principale responsabilité du bureau corporatif est de consolider les chiffres et de faire du benchmarking. Nous comparons tout ! Les gens dans nos divisions peuvent voir où ils sont bons et les possibilités de s'améliorer. Ça crée une dynamique extraordinaire de performance.

L.A. - Est-ce que vos dirigeants sont encore principalement au Québec ?

A.B. - Nos dirigeants sont très éparpillés, parce que les 21 vice-présidents de division sont installés dans leur division. Nous avons aussi des vice-présidents seniors : un ici, un en Europe, un autre en Arizona et un en Floride. Ces gens-là gèrent chacun quatre ou cinq divisions, sauf en Europe, où c'est huit pays.

L.A. - Comment choisissez-vous les personnes à garder après une acquisition ?

A.B. - Ah, ça se passe beaucoup par les gens eux-mêmes. Adhèrent-ils à ce genre de culture ? À ce genre de défi ? Au début, les gens se retrouvent à travailler beaucoup plus. Mes vice-présidents vous diraient qu'ils n'ont jamais travaillé aussi fort de leur vie... mais qu'ils ont du plaisir. Parce que nous donnons beaucoup de pouvoir à nos gens. Leur division, c'est leur compagnie : ils présentent leur budget et une fois qu'il est accepté, tout est sous leur responsabilité. Les gens adorent ça ! Ça crée parfois des débordements, certains pensant avoir des pouvoirs qu'ils n'ont pas, mais nous leur indiquons alors les limites, tout simplement. J'ai toujours cru en la capacité des personnes de faire les bons choix.

L.A. - Comment intégrez-vous la culture afin que toutes les divisions soient des entreprises Couche-Tard ?

A.B. - La façon de partager la culture, c'est les voyages. Nous visitons nos divisions, et leurs dirigeants viennent ici. Nous avons aussi des réunions annuelles, où nous réunissions tous nos vice-présidents. C'était en Norvège cette année, tout près du pôle. L'objectif était vraiment de partager les cultures européennes et nord-américaines. Il y a eu quelques frictions, quelques discussions intéressantes...

L.A. - Par exemple ?

A.B. - Sur un projet d'implantation de mission, de vision et de valeurs. Les Européens nous ont présenté un triangle de valeurs, qu'ils avaient déjà. Les Américains ont dit : «On n'a pas besoin de ça !» Les valeurs, pour eux, ça se vit sur le terrain, tous les jours. En plus, les Européens utilisaient des termes comme courageous et pulse : va donc expliquer à un gérant de magasin qu'une de nos valeurs est le courage ! Ça ne marche pas, ça. Finalement, on définira plutôt l'ADN de l'entreprise - résumé sur une page, pas de pyramide. Ça parle aux Nord-Américains et, de plus en plus, aux Européens. Et nous avons nommé responsables les plus partisans de la démarche... et les plus critiques (rires).

L.A. - Vous allez dans plein de pays : vous devez avoir des anecdotes cocasses, non ?

A.B. - Beaucoup ! Par exemple quand nous sommes allés en Russie pour la première fois, après l'achat de Statoil. J'ai vu, sur le terrain, que quelques-uns de nos magasins n'avaient pas l'électricité et fonctionnaient avec une génératrice, même s'ils étaient construits depuis deux ou trois mois. J'ai demandé à nos dirigeants locaux pourquoi. Ils m'ont expliqué que c'était compliqué, qu'il fallait en faire la demande... En fait, il aurait fallu soudoyer quelqu'un ! J'ai dit : «On ne paie pas.» C'était aussi la politique de Statoil, d'ailleurs. J'avais toutefois reçu quelques messages anonymes de Russie, suggérant qu'il y avait peut-être des cas de malversations. Dans l'après-midi, à la réunion avec tous les employés, je leur ai dit : «Si vous voulez perdre votre emploi, faites des choses illégales. Ce qui inclut remettre des enveloppes à un fonctionnaire ou à une entreprise. Nous allons le savoir, et vous serez renvoyés.» Les gens étaient surpris que je parle de ça dès notre première visite, mais c'était justement le temps. Il fallait que ce soit clair.

L.A. - Quelle a été la réaction des Russes ?

A.B. - Ils sont très stoïques, mais j'ai su plus tard qu'ils étaient contents, qu'ils ne se sentaient plus forcés de faire des choses répréhensibles. Et deux personnes sont parties. C'est un marché très différent, la Russie...

L.A. - À quel point avez-vous une vision globale ?

A.B. - Nous avons développé une spécialité absolument extraordinaire : bien comprendre le consommateur dans chaque pays où nous sommes et nous y adapter. En Chine, nous ne vendons pas du café, mais des breuvages chauds au soya. Ce n'est pas vraiment de mon goût, mais les Chinois aiment ça ! (rires) Nous vendons aussi des petites boules cuites à la vapeur au riz, au poisson, à la viande, etc. Ça, j'en prends toujours ! Les gens achètent ça comme les Américains achètent des hot-dogs. Je reviens au «un magasin à la fois» : je n'ai aucune crainte, dans n'importe quel pays, de trouver une cible d'acquisition ou de démarrer un réseau, parce que je regarde une clientèle à servir. Si je pense que notre concept peut s'appliquer dans un marché, nous y allons. Dans ce sens-là, je me dis qu'on peut être partout où l'économie le permet. Je n'ai pas de complexe d'être partout en Europe, en Asie, en Amérique du Sud... J'ai toujours voulu bâtir une très grande entreprise.

marie-claude.morin@tc.tc

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