Empêcher que le rêve ne tourne au cauchemar

Publié le 01/06/2013 à 00:00

Empêcher que le rêve ne tourne au cauchemar

Publié le 01/06/2013 à 00:00

Décrocher un contrat d'un grand donneur d'ordres est le rêve de bien des entrepreneurs, mais cette ambition peut ruiner l'entreprise si certaines règles de base ne sont pas respectées.

On n'avait pas assisté à ce genre de cérémonie au Québec depuis longtemps : la bénédiction d'une nouvelle usine par nul autre que le cardinal Jean-Claude Turcotte, accompagné du ministre du Travail, Laurent Lessard, de la mairesse de Baie-D'Urfé et du président de Tomasso-Cordon Bleu, Jean-Robert Ouimet. Nous sommes en 2006, et personne à l'époque ne se doute que six ans plus tard, cette usine de production de mets italiens surgelés fermera ses portes et sera mise en vente «pour 1 dollar»... Non par la volonté de Dieu, mais par celle de Loblaw.

En 2010, le géant de l'alimentation ontarien décide de retirer à Tomasso un important contrat de fabrication de mets surgelés de marque maison pour le confier à une entreprise américaine. Du coup, cette entreprise québécoise, bien connue pour ses ragoûts en conserve, perd plusieurs millions de dollars et une part importante de son chiffre d'affaires. Elle ne s'en est jamais remise. Deux ans plus tard, ses dirigeants mettaient la clé sous la porte, licenciant 80 employés.

Décrocher un contrat auprès d'un Loblaw, d'un GE, d'un Bombardier ou d'un Walmart, toutes les petites et moyennes entreprises en rêvent. Une seule commande de ces géants peut tout changer, et faire d'une croissance lente un décollage à la vitesse grand V. C'est quand elle a vendu une licence d'exploitation de son logiciel MS-DOS à IBM que Microsoft est devenue elle-même une multinationale !

Cependant, le rêve peut vite virer au cauchemar si certaines règles de base ne sont pas respectées, selon Normand Voyer, vice-président exécutif de Sous-traitance industrielle du Québec (STIQ), une association qui compte 700 membres et dont la mission est de faire un maillage entre les grands donneurs d'ordres et les PME québécoises.

«La première règle est de ne pas tenir pour acquis un client important ! dit Normand Voyer. Nous disons à nos entrepreneurs de toujours avoir un plan B.»

Il faut constamment se souvenir que les besoins des grands donneurs d'ordres changent. «Il est important de toujours être au courant de ce qui se passe dans leur secteur, pour anticiper leurs décisions», dit-il, ajoutant que certaines entreprises ont des employés dont l'unique tâche est de faire de la veille technologique, en particulier dans le secteur de l'aéronautique.

D'ailleurs, heureusement que Hugues Meloche avait un plan B quand son entreprise a perdu son contrat avec le fabricant de pneus Goodyear. En 2007, la multinationale américaine a fermé son usine de Salaberry-de-Valleyfield, laissant l'atelier d'usinage de la famille Meloche en plan... Mais le jeune président, qui venait tout juste de prendre la relève de son père, Réjean, avait un autre atout. «Notre force était que nous produisions des pièces de haute précision avec des matériaux hautement performants et légers. Rien ne nous empêchait de le faire pour des avions», dit-il.

C'est ainsi que Groupe Meloche est devenu le fournisseur de certains des plus grands avionneurs du monde, comme Bombardier, GE et CAE. Aujourd'hui, 95 % de ses produits sont concentrés dans ce secteur et dans celui de la défense. Ses pièces d'aluminium, de titane ou d'acier inoxydable se retrouvent aussi bien dans la structure des avions que dans leur moteur ou dans la cabine de pilotage.

C'est également ainsi que CMP, un fabricant de boîtiers électromécaniques de Châteauguay, s'est recyclé en fournisseur de Bombardier après les déboires de son principal client, Nortel. Et c'est aussi parce qu'elle avait une porte de sortie qu'APN, de Québec, a pu devenir indépendante du secteur de l'automobile, en diversifiant ses activités dans les secteurs de la défense, de l'aéronautique et de l'optique.

Ces entreprises ont tout simplement trouvé une façon de rentabiliser les investissements auxquels elles avaient consenti pour ne servir parfois qu'un seul grand client, souligne Normand Voyer. «Un contrat important signifie souvent l'achat d'équipements, l'agrandissement ou le réaménagement d'une usine et l'embauche de personnel supplémentaire. Cela peut donc être une belle occasion, mais il faut bien la gérer, sinon c'est très risqué, surtout si une grande part des ventes dépendent d'un seul client», dit-il. Si l'entrepreneur n'a pas prévu une porte de sortie, les coûts fixes entraînés par ces investissements peuvent le couler.

«Pour jouer dans la cour des grands, on ne peut pas improviser, prévient le vice-président exécutif de STIQ. Il faut que ça fasse déjà partie du plan de match de l'entreprise. Trop souvent, dit Normand Voyer, les entreprises n'y ont jamais songé, et quand le train passe, elles ne sont pas prêtes et ne savent pas où mettre leurs limites.»

«Il faut bien connaître son expertise et choisir un projet qui soit en lien avec son secteur et son cadre de performance», ajoute Normand Voyer. Et l'entreprise qui reçoit un coup de fil d'une multinationale du jour au lendemain ? Un mythe. «Le plus souvent, cela se fait progressivement. On commence par se faire connaître et par exécuter de petits contrats, le temps que la confiance s'installe», dit Hugues Meloche.

Avec ces grands donneurs d'ordres, la gestion du risque commence donc dès qu'on tente de les approcher. Si vous ne savez pas où vous allez, vous vous ferez manger tout cru, souligne Hugues Meloche. «Ces entreprises ont des experts en chaîne d'approvisionnement qui sont de redoutables négociateurs. Ils savent vous mettre en concurrence avec d'autres fournisseurs pour obtenir ce qu'ils veulent», dit le président de Groupe Meloche.

Devant une multinationale, il faut donc être bien préparé ! Et selon un sondage de STIQ, seulement quatre entreprises sur dix ont fait un exercice de planification stratégique et sont capables de reconnaître leurs forces et leurs faiblesses. «C'est le cas des entreprises de 20 à 49 employés, mais plus la taille des entreprises augmente, plus ce pourcentage augmente aussi», dit Normand Voyer.

Et que recherchent les grands donneurs d'ordres ? Bien sûr, le prix arrive en tête. «La pression que les grandes multinationales exercent sur les prix est généralisée, dit Philippe Hoste, de Sonaca Montréal, à Mirabel. Ils veulent tous gagner des parts de marché et ils demandent des efforts à leurs fournisseurs. On doit les suivre.»

Sonaca fabrique des panneaux d'ailes d'avion notamment pour Airbus, Boeing et Mitsubishi. «Fini, l'époque où l'on augmentait nos prix de 2 à 3 % chaque année. Aujourd'hui, c'est le contraire, on doit constamment innover pour réduire nos prix de 2 à 3 % par an !» ajoute Philippe Hoste.

L'entreprise passée maître en la matière et qui a une réputation d'égorgeuse de fournisseurs est sans doute Walmart. Pourtant, bien que le plus grand détaillant du monde soit exigeant, ses fournisseurs jurent qu'il n'est pas le pire ! Le détaillant réduirait ses marges au maximum pour offrir ces fameux bas prix de tous les jours.

N'empêche qu'il faut déjà connaître la réussite dans son secteur avant d'espérer recevoir une commande de Walmart, une énorme machine réglée au quart de tour. C'est le cas de Chaussures Régence, qui fabrique les bottes de marques Acton et Blondo, et dont les produits se retrouvent sur les tablettes de grands détaillants comme Nordstrom, Browns Shoes, La Baie et Walmart, pour lesquels l'entreprise québécoise fabrique deux gammes de marques privées.

Pour l'entreprise, il n'était pas question de vendre ses propres marques à Walmart. «Quand on nous demande un prix, si nous ne pouvons pas offrir nos produits à ce prix-là, nous proposons quelque chose de similaire sous une marque privée. Je ne peux pas vendre pour 29 dollars un produit que je vends normalement 229 dollars», explique Marc Poliquin, vice-président de la division mode de Chaussures Régence.

Depuis quelques années, Walmart a réduit de beaucoup les intermédiaires, et elle fait de plus en plus affaire directement avec les fabricants plutôt qu'avec des grossistes, tout en centralisant les achats. De nombreux fournisseurs doivent donc approvisionner davantage de magasins, et ce, dans des marchés beaucoup plus importants.

Les fournisseurs québécois devront d'abord être capables de fabriquer des produits à des prix très concurrentiels, puisqu'ils auront des rivaux coriaces à l'étranger.

Les fabricants d'ici devront aussi fabriquer des produits qui respectent des normes de qualité internationales, pour que Walmart, si elle le souhaite, puisse les vendre dans plusieurs pays à la fois.

Enfin, les fournisseurs devront pouvoir garantir au géant du commerce de détail certains volumes, sur une base constante et de façon sécuritaire. Certains fournisseurs n'ont pas survécu à ce virage. En 2009, le producteur des boissons gazeuses Cott de Toronto a perdu son contrat d'exclusivité qui le liait depuis 10 ans à Walmart, cette dernière voulant mettre en concurrence un plus grand nombre de fournisseurs.

Avec ces grands détaillants, la partie n'est jamais gagnée. Voilà pourquoi Chaussures Régence a poursuivi sa stratégie de délocalisation en Asie entreprise en 2005. En janvier dernier, l'entreprise a démarré sa propre usine au Cambodge, où les salaires sont encore plus bas qu'en Chine, pour fabriquer ses produits de marque privée.

Le commerce de détail et le secteur manufacturier ont des réalités différentes, mais tous deux partagent un même constat : on ne commence pas avec de grands volumes dès la première commande. «C'est tentant d'y aller avec de grands volumes, mais il faut être capable de livrer !» dit Marc Poliquin. Il y a aussi tout un procédé à respecter pour transmettre ses données, emballer et étiqueter les produits. «Il y a des étapes à franchir avant de pouvoir jouer dans les ligues majeures. Une erreur aussi banale qu'une étiquette mal faite peut vous faire perdre votre contrat, et on vous offrira rarement une deuxième chance», indique Marc Poliquin.

Ainsi, quand tout se fait graduellement, les partenariats avec de grands donneurs d'ordres ne tournent pas tous à la catastrophe, bien au contraire. Un contrat avec un grand client peut aussi être l'occasion de rehausser ses normes de qualité et de se doter de procédés d'envergure mondiale. «Les grands donneurs d'ordres privilégient le long terme, et cela permet une meilleure planification. Et avec eux, on n'a pas à courir après son chèque !» dit Philippe Hoste, de Sonaca.

Certains offrent aussi des programmes d'aide pour la R-D, afin que leurs fournisseurs de longue date puissent demeurer à la fine pointe de la technologie. «Cela nous pousse à nous améliorer continuellement, à faire la chasse au gaspillage. Et quand on réussit à fabriquer des produits de même qualité pour moins cher, on en partage aussi les bénéfices», assure Philippe Hoste.

Avoir des liens avec des multinationales qui ont des antennes partout dans le monde ouvre aussi des portes dans les marchés internationaux. Aujourd'hui, 70 % des ventes de Sonaca sont réalisées hors des frontières du Québec, en particulier aux États-Unis, au Brésil, au Japon et en Israël.

C'est aussi grâce à la logistique de distribution serrée, développée avec Walmart notamment, que Chaussures Régence est aujourd'hui capable de prendre le virage du commerce en ligne en expédiant directement ses produits aux consommateurs qui achètent par l'intermédiaire de sites comme Zappos ou Shoe.com.

Le jeu en vaut donc la chandelle. Et il est faux de croire qu'il faut avoir atteint une certaine taille avant d'oser aller jouer dans la cour des grands. Sinon, que ferait Centris Technologies avec Alstom et Dunn-Edwards ? Cette petite entreprise de Varennes, qui est spécialisée dans les systèmes de contrôle automatisés et compte seulement 11 employés permanents, a réalisé plus d'une soixantaine de projets avec le géant des transports et le fabricant de peinture.

Il faut dire que son président, Michel Kakos, n'a pas froid aux yeux. Il était le seul consultant de l'entreprise quand Alstom lui a demandé en 2006 de concevoir un simulateur pour le métro de Montréal. En deux ans, il a formé une équipe de 14 personnes pour répondre aux besoins de son client. «Alstom était en mode croissance, alors ça bouillait, j'embauchais des gens dans des délais de 24 à 48 heures», explique Michel Kakos. En 2008, son flair lui dit toutefois que l'idée de dépendre d'un seul client n'est pas bonne. Il délaisse la consultation pour se consacrer au développement des affaires, et prévient même Alstom qu'il n'acceptera plus de mandat avec elle !

«J'aurais pu continuer de multiplier mon chiffre d'affaires avec eux, mais je n'aurais pas connu la croissance que j'ai aujourd'hui», souligne le président. Centris a eu une croissance de 736 % entre 2006 et 2011, notamment grâce à un autre contrat avec Dunn-Edwards, le fabricant de peinture américain, pour la construction d'une toute nouvelle usine. Un contrat de 1,6 million, le plus important de l'histoire de cette jeune entreprise.

«Nous avions 10 mois pour livrer une usine complète, et nous n'avions ni structure organisée ni rôle spécifique. Nous avons monté la structure de l'entreprise en même temps que le projet», se souvient Michel Kakos.

Voilà qui fait dire à ce dernier que s'il est vrai qu'il ne faut pas se lancer sans un minimum de préparation dans ce genre d'aventure, il faut aussi oser. Michel Kakos n'a pas hésité à louer des condos à Phoenix, sur les lieux de la nouvelle usine, pour y envoyer ses employés à tour de rôle servir son client. «Un contrat de cette envergure ne se trouve pas toutes les semaines. C'est certain que c'est plus safe de commencer avec des projets plus modestes, mais quand l'occasion se présente, il faut la saisir, faire un audit rapide de nos capacités et foncer.»

Selon le président de Centris, il faut prendre des risques calculés, mais on ne peut pas toujours tout planifier. «Si vous misez toujours sur la sécurité, votre entreprise fonctionnera, mais elle ne connaîtra pas de forte croissance et n'aura pas l'occasion d'innover», dit Michel Kakos, ajoutant qu'il est maintenant en négociation avec Pratt & Whitney pour un projet de robotisation de 1,7 million. «Attendre ? Non !»

L'EFFET WALMART

Les grandes entreprises ont un effet à long terme sur les marges de profit de leurs fournisseurs. En 2007, le magazine Forbes a analysé des données compilées par la firme Revere pour comparer les pourcentages des ventes venant de Walmart chez 333 de ses fournisseurs avec les marges de profit de ceux-ci.

L'étude a montré que pour les fournisseurs dont 10 % et moins des ventes étaient réalisées par l'intermédiaire de Walmart, les marges de profit brutes étaient en moyenne de 39 %.

Chez les fournisseurs dont 10 à 20 % du chiffre d'affaires dépendait de Walmart, les marges brutes diminuaient à 36 %, et pour ceux dont 20 % et plus des ventes venaient de ce détaillant, elles tombaient à 35 %. Le phénomène est plus prononcé dans le secteur du vêtement et des accessoires, où les marges bénéficiaires passent de 49 % pour les fournisseurs qui réalisent moins de 10 % de leurs ventes par l'intermédiaire de Walmart à 29 % pour ceux qui réalisent 20 % et plus de leurs ventes avec le géant.

29 %

Proportion des entreprises manufacturières dont 50 % et plus du chiffre d'affaires est attribuable à leurs trois plus importants clients.

59 %

des entreprises manufacturières utilisent moins de 75 % de leur capacité de production.

Source : Baromètre industriel québécois, STIQ

L'importance des donneurs d'ordres

Chiffre d'affaires des entreprises manufacturières attribuable à ces géants

Moins de 25 % du chiffre d'affaires

56 % des entreprises

Plus de 25 % du chiffre d'affaires

44 % des entreprises

Source : Baromètre industriel québécois, STIQ

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