Yvon Chouinard: businessman malgré lui

Publié le 01/02/2007 à 00:00, mis à jour le 11/01/2012 à 11:52

Yvon Chouinard: businessman malgré lui

Publié le 01/02/2007 à 00:00, mis à jour le 11/01/2012 à 11:52

Par Diane Bérard

Pour sauver la planète de la pollution, le fondateur de Patagonia est prêt à tout, même à faire des profits !

Ventura Beach, Californie. Le mois dernier, le PDG de l'entreprise la plus controversée de la planète, Wal-Mart, a rencontré le fondateur de la société la plus verte, Patagonia. Cela s'est passé dans le plus grand secret. La prochaine fois, il y aura probablement des caméras et des journalistes. Car Yvon Chouinard part en croisade. Le PDG de Patagonia veut sauver la planète, un PDG à la fois ! "Les patrons ne comprennent rien à l'environnement, et il n'existe pas de manuel intitulé Comment rendre votre entreprise verte. Alors, j'ai décidé de m'en mêler." Depuis 1996, cet homme d'affaires d'origine québécoise donne 1% des ventes annuelles (net sales) de Patagonia à des organismes environnementaux. En décembre dernier, 460 entreprises avaient suivi son exemple et, chaque semaine, trois nouvelles s'ajoutent à la liste. Commerce s'est rendue au siège social de Patagonia, à Ventura Beach, juste à côté de la célèbre plage de Malibu, pour rencontrer celui qui rêvait d'être trappeur, qui s'affirme entrepreneur malgré lui, et dont la biographie (Homme d'affaires malgré moi) sert de manuel dans plus de 30 universités américaines.

Pour quelqu'un qui nourrit l'ambition de sauver la planète, Yvon Chouinard - il prononce "Chenard", car il ne parle pas français - est discret, voire timide. La jeune soixantaine, les yeux perçants, le teint hâlé, il a tout du baby-boomer sportif et rien du businessman. Mais cette impression est trompeuse. Le fondateur de Patagonia est un vrai et excellent entrepreneur. Ses énoncés sur la qualité, la production et les relations avec les clients sont d'une grande clarté et d'une logique implacable. Il n'est pourtant pas bardé de diplômes. Et il se montre sévère à l'égard des universités. "Il n'y a aucun cours sur l'environnement dans les facultés de gestion, et pas de cours de gestion dans les facultés de foresterie. Comment voulez-vous qu'on forme des PDG ayant une conscience environnementale?" Le MBA? Il ne jure que par ça, mais... son MBA, c'est le Management By Absence! Il largue régulièrement, les voiles pour de longs séjours à l'étranger - récemment il était au Chili pour y créer des parcs nationaux - et laisse son équipage au volant. Étonnant de la part d'un homme plutôt contrôlant.

Yvon Chouinard vit en constante contradiction avec lui-même. En entrevue, il l'avoue volontiers. Être en affaires va à l'encontre de ses principes. D'abord, parce que tout processus de production abîme l'environnement. Puis, le but d'une entreprise est de vendre le plus de produits possible à un nombre croissant de clients. Or, Yvon Chouinard croit que nous devons nous interroger sur nos besoins et consommer moins. Pourquoi diable est-il en affaires ? Parce qu'il est plus facile de changer un système de l'intérieur que de l'extérieur. "Nous avons l'intention et la volonté de prouver au monde des affaires qu'agir pour le bien de chacun n'est pas incompatible avec le fait de faire des bénéfices."

J'ai passé deux heures en sa compagnie. Sa journée avait débuté par un massage. Sportif depuis toujours, il prend soin de son corps, et est hanté par le vieillissement. "Je ne voyage plus que du nord au sud ou vice versa pour éviter le décalage horaire." Il multiplie les régimes et adapte son alimentation dans l'espoir de ralentir le processus du vieillissement. "Ma mémoire commence à me jouer des tours", dit-il. Mais cela ne freine pas son combat pour l'environnement ni son esprit de compétition. Il a beau surfer tous les jours, ne jamais porter de costume et prendre régulièrement des congés sabbatiques, Yvon Chouinard est aussi compétitif que n'importe quel patron du classement Fortune 500. Peut-être même plus... "Je regarde comment les autres font des affaires. Je fais le contraire, et ça fonctionne encore mieux!" Et il ajoute: "J'ai appris dès mon plus jeune âge qu'il était plus intéressant d'inventer ses propres jeux, où de toute façon on est toujours gagnant". Son sourire en dit long. Même si la marque Patagonia est célèbre en Amérique du Nord, son marché principal est le Japon, où les ventes atteignent 50 millions de dollars américains. Il tente de percer ce marché une première fois dans les années 1970, mais sans succès. "Je suivais les règles des autres entreprises occidentales." En 1998, il change d'approche et adopte la méthode "californienne". Il embauche des surfers et des adeptes du kayak comme employés. Il recrute aussi des femmes... et ne les congédie pas lorsqu'elles deviennent enceintes. Il met aussi en place les horaires flexibles pour permettre à ses employés d'aller surfer lorsque les vagues sont favorables, un avantage qu'il a offert aux employés californiens depuis le début. Perplexes, des dirigeants d'IBM font remarquer à l'excentrique entrepreneur qu'il est le seul Américain à mener ses affaires ainsi en sol japonais. "Le Japon est le pays le plus ouvert aux affaires. Si vous y éprouvez des difficultés, c'est que la qualité de votre produit n'est pas à la hauteur des normes japonaises, tout simplement."

Sa fascination pour le Japon va de pair avec son obsession de la qualité - l'un ayant probablement nourri l'autre. "Prenez n'importe quel problème d'affaires, la solution passe toujours par une augmentation de la qualité." Dès ses débuts en affaires, à 16 ans, Yvon Chouinard aspire à fabriquer le produit parfait. Son matériel d'escalade, il le crée d'abord pour son usage personnel. Parce qu'il est fou de ce sport et qu'il n'a pas les moyens de s'équiper. Ses premières ascensions, il les effectue en running shoes ou même pieds nus ! Ses parents, des Québécois émigrés à Los Angeles en 1946, ne roulent pas sur l'or. Le jeune Yvon, qui préfère les grands espaces aux bancs d'école, vend des pitons en acier pour financer ses virées sportives dans toute l'Amérique. L'homme qui se tient devant moi - celui-là même qui veut convaincre Wal-Mart de devenir verte - a déjà payé son essence à l'aide de bouteilles de Coke récupérées dans les poubelles, s'est nourri d'écureuils et a jadis vécu avec 1 dollar par jour ! "Mes amis et moi étions comme des espèces sauvages qui vivaient en marge de l'écosystème, adaptables, résistants et costauds." Pour immuniser leur corps contre l'eau polluée des rivières, lui et ses amis - des esprits libres à son image - boivent un mélange de charbon de bois, de sel et d'eau.

La première usine d'Yvon Chouinard, c'est le coffre de son bazou, où il fabrique le matériel d'escalade qui fait rapidement sa renommée. Sans s'en rendre compte, il devient chaque jour un peu plus un "vrai" entrepreneur. La fabrication artisanale cède la place à une première chaîne de montage, installée dans un ancien poulailler. Ses compagnons de sport deviennent les premiers employés de Chouinard Equipment. Tout comme Malinda, sa femme et associée depuis 1970. La mission de cette entreprise est simple : fabriquer le matériel d'escalade le plus léger, le plus polyvalent et le plus solide sur le marché. "La perfection est atteinte lorsqu'il n'y a plus rien à retrancher", affirme Yvon Chouinard, citant Saint-Exupéry.

Chouinard Equipment n'existe plus (elle a été vendue à Black). Le poulailler de Burbank non plus. Il a été remplacé par un vaste complexe à l'architecture hispanique, dans la bucolique municipalité de Ventura Beach. Mais l'obsession d'Yvon Chouinard pour le produit parfait - techniquement, esthétiquement et écologiquement - demeure. Pour respecter ses principes et prouver qu'il a raison, il est prêt à aller très loin. Dans les années 1970, il cesse de fabriquer les pitons en acier qui font son succès parce que ceux-ci créent de petites fissures et endommagent la paroi rocheuse. En 1984, Patagonia est la première société américaine à imprimer son catalogue sur du papier recyclé. Dans les années 1990, cette entreprise commence à utiliser des bouteilles recyclées pour fabriquer des vestes polaires (25 bouteilles sont nécessaires pour faire une veste). Entre 1993 et 2003, 86 millions de bouteilles sont ainsi recyclées.

Le plus gros défi fut certainement de passer au coton biologique, en 1996. L'entrepreneur se donne 18 mois pour modifier la composition de 66 produits. La plupart des fournisseurs refusent de participer au processus. Mais Yvon Chouinard s'entête: "Ne pas le faire aurait été inconcevable ; nous aurions violé notre principe fondamental, celui de fabriquer un produit de la meilleure qualité mais ayant un impact environnemental moindre". Et il faut aussi être rentable, sans quoi tout le reste serait vain. "Si nous voulons devenir un modèle pour d'autres entreprises, nous devons faire des profits. Aucune entreprise ne nous respectera, quelle que soit la somme d'argent que nous donnions, si nous ne réalisons pas de bénéfices."

Aujourd'hui, Patagonia compte un millier d'employés. Elle appartient toujours à 100% à Yvon et Malinda Chouinard. "J'ai déjà envisagé d'offrir des actions à mes employés, mais j'ai ensuite conclu que c'était une mauvaise idée. Ils se mettraient à travailler pour faire grimper l'action et non pour le bien de l'entreprise." Patagonia vend ses produits (des vêtements de plein air) dans plus de 30 pays sur quatre continents. Yvon Chouinard en est le président du conseil, et le président est l'ancien directeur du fabricant de skis Karhu. C'est le plus récent d'une longue lignée. Le fondateur de Patagonia admet ne pas avoir la main heureuse pour choisir ses dirigeants... et avoir du mal à lâcher prise. "Je ne veux pas d'un président qui me dise que ma garderie en milieu de travail n'est pas rentable ou qu'il faut réduire la qualité pour augmenter les marges." Sa technique d'entrevue est à l'image de sa personnalité : il emmène le candidat pratiquer un sport extrême pour évaluer ses réactions! Sa liste d'employés n'a déjà compté que des surfers. Aujourd'hui, on y trouve aussi des informaticiens, des marketers et des diplômés en gestion. Bon nombre sont venus pour la mission environnementale de l'entreprise et pour son charismatique fondateur. Pour d'autres, c'est juste un emploi. Yvon Chouinard en est conscient. Tout comme il sait que ses produits sont achetés par des sportifs mais aussi par des fashionatas de New York. Ou par cette femme - talons hauts et jupe courte, avec un fort accent texan - qui se présente dans le magasin Patagonia de Jackson Hole, dans le Wyoming, pour acheter en catastrophe "un parka pour se protéger du froid". Yvon Chouinard assiste à la scène, catastrophé. "J'aurais voulu l'arrêter en disant que j'étais la "fashion police"." Mais bon, il sait bien que, pour sauver la planète, il a besoin de toutes ses ventes. Et puis, Yvon Chouinard a l'habitude de vivre avec ses contradictions.

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