Tisser une toile sociale

Publié le 17/11/2012 à 11:43, mis à jour le 20/11/2012 à 11:43

Tisser une toile sociale

Publié le 17/11/2012 à 11:43, mis à jour le 20/11/2012 à 11:43

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Avec une meilleure connaissance des parties prenantes, et en profitant mieux des liens qu’elles tissent avec elles au fil du temps, les entreprises peuvent faire de grands pas vers l’atteinte de leurs objectifs stratégiques, en plus de contribuer à la croissance de l’économie locale.

Par : Ethan B. Kapstein et René Kim, Stanford Social Innovation Review

En 2000, Ian Mackintosh, directeur technique de Nile Breweries en Ouganda, une filiale du brasseur mondial SABMiller plc, constate qu’il fait face à une situation difficile. Les ventes de bières blondes de l’entreprise plafonnent, et vu les prix relativement élevés de ses produits, le brasseur a bien du mal à dénicher de nouveaux clients, car la plupart d’entre eux se situent dans les tranches de la population aux revenus les plus faibles.###

Ian Mackintosh sait pourtant qu’il existe une demande de bière moins chère. Les consommateurs ougandais à faible revenu n’ont pas renoncé à boire de la bière ; ils boivent simplement des bières maison, malgré les grands risques que cela représente pour leur santé. La consommation de bière maison est courante dans les nations africaines, bien que cette boisson puisse entraîner des maladies graves, et même la mort.

Ian Mackintosh comprend alors que si Nile Breweries veut rejoindre de nouveaux clients, elle doit réduire le prix de ses bières. Le brasseur doit toutefois surmonter d’importantes contraintes parce que la majorité de ses coûts sont de source exogène, notamment le prix des ingrédients importés, principalement de l’orge. Il y a un autre problème : les taxes d’accise élevées imposées par le gouvernement ougandais sur la bière, que le ministère des Finances, de la Planification et du Développement économique considère comme un produit de luxe. Toutefois, si Nile Breweries parvient à remplacer l’orge importé par une culture locale, elle réduira considérablement ses coûts. De plus, en raison de son choix de s’approvisionner localement, elle sera en meilleure position pour faire pression sur le gouvernement afin qu’il réduise la taxe d’accise.

En collaboration avec des fermiers ougandais, Ian Mackintosh — un Sud-Africain qui possède une vaste expérience dans l’industrie de la bière — découvre bientôt que le sorgho local est un substitut fiable pour l’orge importé. Au début, les propriétaires de fermes familiales ougandais se montrent sceptiques quant à la promesse qu’on leur fait d’acheter leur récolte. Mais quand Nile Breweries tient parole et achète toute leur récolte de sorgho, les sceptiques deviennent enthousiastes, se souvient Ian Mackintosh. D’autant plus que l’entente prévoit de bons prix et une demande stable. Et dès que Nile Breweries se met à acheter les produits de milliers de fermiers locaux, l’entreprise se trouve dans une situation très favorable pour plaider sa cause auprès du gouvernement et pour réclamer une taxe d’accise moins élevée sur la nouvelle bière — avec l’appui massif des fermiers.

C’est ainsi qu’est née la Eagle Lager, aujourd’hui la marque la plus vendue de Nile Breweries. Cependant, la réussite commerciale de la Eagle Lager ne repose pas seulement sur les clients à faible revenu : à la surprise des dirigeants du brasseur, elle obtient tout autant de succès auprès de la clientèle à revenu élevé, qui considère que son goût s’harmonise parfaitement à celui du barbecue local.

L’exemple de la Eagle Lager montre clairement qu’une entreprise peut tirer profit de ses relations avec des fournisseurs locaux et, ultimement avec le gouvernement, pour établir les bases de la réussite d’un produit. Dans ce cas de figure, les fermiers ougandais ont non seulement fourni au brasseur les ingrédients requis, mais aussi un soutien politique dans la quête de Nile Breweries pour faire réduire les taxes d’accise. Mieux encore, les fermiers ont largement profité de l’émergence d’un marché stable pour leur sorgho.

Hope Ruhindi Mwesigye, ancien ministre de l’Agriculture ougandais, a commenté cet arrangement en ces mots : « Nous avons tous bénéficié de l’engagement de Nile Breweries à collaborer avec nous pour développer une agriculture à valeur ajoutée, qui repose sur l’approvisionnement local auprès de milliers de fermiers ougandais. J’encourage vivement d’autres multinationales à considérer cette formule comme un modèle de partenariat local capable de stimuler l’économie ».

Pourtant, la Eagle Lager n’est pas devenue un modèle d’affaires répandu. La plupart des dirigeants ont encore fort à faire pour exploiter leurs relations d’affaires locales et les intégrer à leur stratégie d’entreprise. Les dirigeants actuels, particulièrement ceux qui agissent depuis un siège social, vantent les mérites de l’approvisionnement sur le marché international, car ils estiment qu’il s’agit d’une méthode moins coûteuse pour se procurer les intrants requis pour la production ; ils ne croient pas vraiment qu’établir des liens avec des intervenants locaux procure des avantages à long terme. En fait, notre expérience démontre que les dirigeants considèrent leurs interactions avec les intervenants locaux comme une question de responsabilité sociale ou de relations publiques, plutôt que comme un élément essentiel de la stratégie de leur organisation.

Pourquoi ?

Depuis les années 1980 au moins, les multinationales choisissent de s’approvisionner sur le marché international. Les analystes du monde des affaires perçoivent souvent cette tendance comme le résultat de deux forces : une force interne venue des actionnaires et du conseil d’administration, afin que l’entreprise se concentre sur ses principales compétences, à défaut de quoi elle sera pénalisée sur les marchés boursiers ; et une force externe qui découle de la croyance très répandue que la mondialisation de la stratégie commerciale se traduira nécessairement par des profits plus élevés. Ensemble, ces courants ont incité les dirigeants à chercher des fournisseurs à l’échelle mondiale susceptibles de leur offrir des marchandises, des services et de la main-d’œuvre à des coûts inférieurs. Parce que les fournisseurs externes de biens et de services comptent pour une grande partie des dépenses d’une entreprise, plus encore que les coûts de la main-d’œuvre directe, la réduction des coûts d’approvisionnement procure un avantage concurrentiel et améliore le flux de trésorerie.

Cette tendance en faveur de l’approvisionnement sur le marché international est fondée sur l’hypothèse selon laquelle les intrants requis pour la production coûteront moins cher et qu’ils proviendront de firmes plus fiables. De plus, il semble plus sûr de s’approvisionner auprès de nombreux fournisseurs plutôt que d’être à la merci d’un seul ou d’être régi par une loi contraignante adoptée par le gouvernement en place. Dans bien des cas, l’approvisionnement sur le marché international se traduit également par des produits de meilleure qualité. Il permet aux entreprises d’adopter sans crainte un mode de production juste-à-temps, puisque les relations avec le fournisseur s’appuient sur une base transactionnelle, plutôt que sur un engagement à long terme. En conséquence, les stocks n’ont pas à être maintenus à des niveaux aussi élevés, ce qui libère encore plus de capital. Stephen Rogers et Lisa Cooley, deux cadres de Procter & Gamble Co., ont prétendu en 2004, à la conférence internationale sur la gestion de la chaîne d’approvisionnement, que l’approvisionnement sur le marché international « semblait une évidence ».

Cependant, les cadres de Procter & Gamble ont vite compris que « ce n’est pas si simple ». De nombreux problèmes peuvent survenir : des fluctuations rapides des taux de change, qui rendent les fournisseurs étrangers moins concurrentiels du jour au lendemain ; les coûts élevés du suivi, surtout quand les fournisseurs parlent une langue autre que celle des employés du siège social ; des systèmes juridiques différents ; les risques politiques… En fait, même si les avantages de l’approvisionnement sur le marché international semblent faciles à quantifier, les coûts et les risques qui y sont associés sont souvent plus difficiles à évaluer, au point qu’ils sont souvent oubliés ou sous-estimés par les décideurs de l’entreprise.

Certains universitaires ont tenté d’élaborer des modèles de simulation pour comparer l’approvisionnement sur le marché local et l’approvisionnement sur le marché international. Dans une recherche particulièrement novatrice, Woo-Tsong Lin et ses collègues du Département des systèmes de gestion de l’information de la National Chengchi University de Taipei, à Taiwan, ont effectué des simulations de différentes approches de chaînes d’approvisionnement, en s’inspirant de plusieurs types d’entreprises, de biens et de services. Ils ont constaté que l’approvisionnement sur le marché international n’a rien de si évident, et que la fiabilité des chaînes d’approvisionnement sur le marché international varie énormément selon la nature des biens et des services fournis.

Dans le cadre de nos activités de consultation pour de grandes multinationales, nous avons observé que très peu de dirigeants des sièges sociaux prêtaient suffisamment attention aux facteurs externes, tant positifs que négatifs, qui sont associés aux décisions touchant l’approvisionnement sur le marché local. En voici un exemple : nous travaillions à l’époque dans une filiale africaine d’une grande multinationale qui, en raison d’une décision de son lointain siège social, a cessé de recourir aux services d’une entreprise de formation locale très compétente. Le siège social souhaitait uniformiser tous ses programmes de formation, si bien qu’il a accordé un contrat mondial à une firme internationale de consultants. Ce que la direction du siège social n’a pas considéré, c’est que l’entreprise de formation locale avait des liens profonds avec sa collectivité et le gouvernement, ce qui aidait la multinationale de bien des façons – et dépassait son mandat de formation. En confiant la formation à une ressource externe, la multinationale a vu fondre le nombre de ses employés locaux et a dû se tourner vers de la main-d’œuvre étrangère. Dans les sièges sociaux, on tient rarement compte des conséquences potentielles de ce type de décision et de ses effets négatifs sur l’image de l’entreprise. Dans la même veine, on évalue rarement les effets bénéfiques potentiels d’un approvisionnement sur le marché local.

Le problème ne réside pas seulement dans le calcul des retombées éventuelles, c’est aussi une question d’incitatifs. En général, les dirigeants obtiennent des primes pour l’amélioration à court terme du positionnement concurrentiel de l’entreprise, qui se reflète, par exemple, dans le prix de ses actions. Pour cette raison, les transactions qui s’appuient sur des coûts directement observables sont des propositions attrayantes ; si un gadget Web coûte moins cher auprès d’un fournisseur international que chez le fournisseur local, pourquoi ne pas l’acheter à l’étranger ? Les dirigeants ont peu d’intérêt à considérer tous les facteurs positifs qui pourraient découler de l’achat local. Toutefois, que se passerait-il si les dirigeants avaient un moyen d’évaluer les effets sociaux, politiques et économiques de leurs décisions d’affaires ? S’ils disposaient d’un outil à cette fin, ils constateraient les conséquences à grande échelle de leurs décisions d’approvisionnement. Cela pourrait même les inciter à reconsidérer les coûts et les avantages de l’approvisionnement sur le marché local par rapport à l’achat sur le marché international, et à examiner ces calculs sous un angle bien différent.

Cartographier les relations d’affaires

Plusieurs raisons devraient inciter les dirigeants à cartographier leurs relations d’affaires locales, y compris la découverte de nouveaux débouchés et la culture des appuis politiques et civils de la stratégie de l’entreprise, comme l’a constaté Nile Breweries en créant la Eagle Lager. En étudiant leurs relations avec les travailleurs, les fournisseurs, les organisations non gouvernementales et les agences publiques, les dirigeants deviennent des anthropologues. Ils développent ainsi une connaissance de la collectivité, ce qui leur fournit de l’information sur le comportement des consommateurs et établissent un réseau capable de soutenir les objectifs de l’entreprise. Après tout, les acteurs locaux ont probablement beaucoup plus d’influence au sein de leur collectivité que n’importe quelle multinationale ne pourra jamais en obtenir. Et sans le soutien de l’ensemble d’une collectivité, certaines entreprises pourraient travailler fort pour conserver leurs licences d’exploitation.

Les sociétés minières se retrouvent souvent dans cette catégorie puisque des intervenants locaux s’opposent à leurs activités, sous prétexte que l’exploitation minière laisse la collectivité dans un piteux état sur le plan environnemental et économique lorsque l’exploitation de la mine prend fin. En effet, les mines entraînent tellement de conflits que certains gouvernements choisissent de nationaliser l’industrie, comme on l’a vu récemment en Bolivie et en Équateur. En mai 2010, le Parlement australien a adopté une « super taxe » sur toute l’exploitation minière qui, en raison de l’opposition de l’industrie, est ensuite devenue une « taxe sur la location de ressources » pour le minerai de fer et le charbon.

La plupart des sociétés minières font bien peu d’efforts pour améliorer leurs relations à l’échelle locale, tournant souvent le dos aux collectivités et exploitant les sols comme s’il s’agissait d’une enclave à l’abri de l’opinion publique. Pourtant, en adoptant une approche stratégique de leurs liens, réels ou potentiels, avec les collectivités et les pays dans lesquels elles sont actives, les minières pourraient éviter bien des problèmes, et être perçues comme de précieux partenaires de la croissance économique et comme des atouts pour les objectifs de développement.

Il existe un très bon exemple d’approche stratégique des relations locales : en collaboration avec International Finance Corp., la Newmont Mining Corp., le plus important producteur d’or du monde, a élaboré un programme complet de « liens » avec des fournisseurs établis dans la région d’Ahafo, au Ghana, depuis 2006. Ce programme met l’accent sur le développement d’entrepreneurs locaux capables d’offrir des biens et des services non seulement à la mine, mais aussi à toute la région environnante. Au cours des cinq dernières années, Newmont Mining a appuyé le développement d’entreprises locales de construction et de restauration, qui sont engagées dans une variété de projets gouvernementaux et civils. À même les revenus de la mine, la minière a aussi créé une fondation qui finance les projets locaux ; le conseil d’administration est composé d’intervenants de la région d’Ahafo, qui examinent chaque demande présentée par les organisations communautaires. Résultat : l’ensemble de la collectivité soutient ouvertement Newmont Mining, qui poursuit paisiblement ses activités. Ce soutien est essentiel pour l’entreprise et dissipe ainsi l’impression qu’elle prend l’or du Ghana sans que cela profite au pays et à ses habitants.

Un autre exemple de cette approche, qui consiste à faire équipe avec des intervenants locaux, nous vient aussi du Ghana : la Standard Chartered Bank, active dans ce pays depuis plus d’un siècle. Malgré cette relation de longue date, de nombreux citoyens du Ghana considéraient cette institution bancaire comme une entité étrangère, qui se contentait de financer les multinationales et leurs grands projets, comme les nouveaux champs pétroliers en mer. La presse et certains représentants de la société civile s’en sont pris à la banque, l’accusant de ne pas s’engager dans la promotion de l’économie locale.

Toutefois, en cartographiant de manière détaillée ses pratiques de prêts, la banque a pu démontrer qu’elle appuyait massivement l’essor des petites et moyennes entreprises (PME) au Ghana, ce qui se traduisait par la création de milliers d’emplois et générait des millions de dollars de revenus pour les familles locales et d’impôt pour le gouvernement. Cette preuve de retombées sur l’économie ghanéenne, que la Standard Chartered Bank a publiée et transmise à la presse en 2010, a été une agréable surprise pour les représentants du gouvernement comme pour la population, et même pour la haute direction de la banque. Depuis, les dirigeants de l’institution ont même prévu augmenter le nombre de prêts consentis au secteur agricole et aux PME.

Un dernier exemple : Heineken International. Peu de gens savent que cette entreprise d’origine néerlandaise se distingue comme un brasseur qui produit la plupart de ses bières pour les marchés locaux, en utilisant des ingrédients locaux. La « saveur locale » des produits Heineken a procuré à l’entreprise un avantage concurrentiel dans plusieurs régions du monde, puisque ses bières sont souvent perçues comme locales. En cartographiant son impact sur l’emploi, les revenus et les impôts perçus à l’échelle locale dans des pays comme le Sierra Leone, le Rwanda et le Nigeria, Heineken peut faire valoir, auprès des collectivités et des gouvernements concernés, qu’ils sont les principaux bénéficiaires de la présence du brasseur, et qu’il est dans leur intérêt de promouvoir la fidélité à la marque. D’ailleurs, étant donné que Heineken garantit sa demande de récoltes locales, les fermiers ont un accès accru au capital, ce qui leur permet d’acheter de meilleures semences et des engrais supérieurs, qui donnent des rendements plus élevés et plus constants. Autrement dit, ils en tirent des revenus plus élevés. Ainsi, tout le monde profite des avantages de la stratégie d’approvisionnement de Heineken : les agriculteurs locaux, la division locale du brasseur, de même que les gouvernements, dont les revenus fiscaux proviennent largement des ventes de bière. Comme le souligne Door Plantenga, ancien directeur de l’exploitation de Bralirwa (Heineken Rwanda) : « L’évaluation de l’impact économique nous a montré qu’il y avait beaucoup plus à dire sur notre entreprise que ce que nous pourrions tirer de l’état des résultats et du bilan. En tant qu’élément essentiel de la chaîne de valeur, Bralirwa génère des revenus pour des milliers de Rwandais ».

Il faut admettre que l’approche de l’approvisionnement sur le marché local est à la merci d’un certain nombre de perturbations exogènes : hausses d’impôts et autres formes de changements de politiques gouvernementales, activisme de la part d’organisations non gouvernementales ou de syndicats, mobilisation de la communauté d’affaires locale contre les activités de la multinationale, etc. Cependant, plusieurs de ces risques peuvent être prévenus ; il suffit que les dirigeants prennent soin de cartographier leurs relations locales, et ils se trouvent alors en bonne position pour en tirer profit. Ce faisant, les dirigeants et leurs entreprises s’aperçoivent souvent qu’ils ont de nombreux alliés capables de les aider à atteindre leurs objectifs financiers.

Tableaux des entrées-sorties

Pour que les dirigeants saisissent vraiment tous les effets des relations d’affaires locales, il convient de trouver comment les mesurer. Il existe d’ailleurs une méthodologie assez bien établie à cette fin, même si très peu de firmes l’utilisent activement de manière stratégique.

Elle consiste à soumettre les états financiers de l’entreprise aux états de comptes nationaux des pays dans lesquels elle fait des affaires. Disons qu’il s’agit d’un exercice de cartographie économique, ou de cartographie de l’économie du point de vue de l’entreprise concernée. Essentiellement, les comptes nationaux, et particulièrement les tableaux d’entrées-sorties qui les accompagnent et que l’on trouve dans presque tous les pays, permettent de faire le rapprochement entre ce qui est injecté dans l’économie et ce qui en sort.

Créés dans la première moitié du 20e siècle par l’économiste nobélisé Wassily Leontief, ces tableaux d’entrées-sorties ont pour but de dépeindre la relation entre la production et la consommation, ou entre les intrants et la demande finale, au sein d’une économie donnée. Les tableaux d’entrées-sorties montrent comment les sorties de l’industrie A deviennent un intrant pour l’industrie B. À titre d’exemple, le verre, le caoutchouc, les puces informatiques et la main-d’œuvre spécialisée représentent des intrants pour les automobiles, qui sont quant à elles une sortie finale. Les tableaux d’entrées-sorties prennent la forme d’une matrice, où les intrants paraissent dans les colonnes, tandis que les sorties figurent dans les rangées. La relation entre les industries s’exprime généralement en termes de valeurs monétaires. Ainsi, l’industrie automobile consommera un montant X de millions de dollars de verre, un montant Y de millions de dollars de caoutchouc et un montant Z de millions de dollars de puces informatiques. Les dirigeants peuvent utiliser les tableaux d’entrées-sorties pour mieux comprendre l’interrelation entre leurs activités et les économies locales.

Au-delà de ce lien, les tableaux d’entrées-sorties peuvent aussi donner aux dirigeants une bonne idée des effets multiplicateurs associés à la production. Quand les gestionnaires de l’approvisionnement des constructeurs automobiles achètent des biens et des services, ils créent aussi de l’emploi dans des industries connexes. L’entreprise et ses fournisseurs paient des travailleurs qui dépensent à leur tour de l’argent, ce qui fait rouler l’économie. Tous ces agents économiques paient également de l’impôt au gouvernement. En plaçant les données financières de l’entreprise dans les tableaux d’entrées-sorties, on peut cartographier cette myriade de relations économiques, ainsi que leurs effets globaux sur l’emploi, sur les revenus des familles et sur le montant approximatif d’impôt perçu. Assurément, l’administration du président Barack Obama a tenu compte de ces multiplicateurs quand elle a décidé d’aider les trois grands constructeurs automobiles à éviter la faillite. D’ailleurs, quand les grandes entreprises demandent une subvention gouvernementale ou un changement à certaines politiques dans le cadre d’un investissement majeur, elles utilisent le plus souvent les tableaux d’entrées-sorties pour illustrer l’effet de leurs activités sur l’économie, c’est-à-dire leurs soi-disant effets multiplicateurs.

Pourtant, quand nous demandons à des cadres supérieurs d’estimer l’impact global de leur entreprise sur l’économie de la collectivité où elle est active, ils n’en ont généralement pas la moindre idée. Simplement, ce genre de donnée ne fait pas partie de leurs préoccupations quotidiennes, et elles n’ont pas d’impact sur la part de marché de la société ou la valeur de ses actions. En règle générale, ils ne connaissent pas non plus l’importance des retombées sur l’emploi, ni les revenus des familles employées par leurs fournisseurs, et des fournisseurs de ces derniers. Autrement dit, ils fonctionnent à l’aveugle. Ils se privent donc d’un outil de gestion potentiellement très utile pour atteindre leurs objectifs.

En superposant la cartographie du portrait économique tirée des tableaux d’entrées-sorties et leur propre stratégie d’entreprise, les dirigeants pourraient découvrir en cours de route quels acteurs locaux sont le plus susceptibles de soutenir et de promouvoir les objectifs de leur entreprise, en s’attardant à leurs interdépendances — comme SABMiller l’a fait quand elle a commencé à travailler avec les fermiers ougandais.

Cette approche tient ni plus ni moins du gros bon sens… jusqu’à ce qu’on se penche sur la façon dont la plupart des entreprises abordent les communautés locales. Trop souvent, les relations locales sont prises en charge par le personnel de la division des Affaires publiques de l’entreprise, et traitées sous l’angle de la responsabilité sociale de l’entreprise. Habituellement, ces cadres des affaires publiques élaborent une panoplie de programmes philanthropiques — pour soutenir l’orchestre symphonique local et des équipes sportives pour la jeunesse — conçus pour générer un capital de sympathie envers l’entreprise. Mais ces programmes sont rarement évalués en fonction de leur efficacité, qu’ils dépendent ou non des principales compétences de l’entreprise concernée, et qu’ils soient ou non durables et capables d’être mesurés.

De plus, alors que les dépenses en responsabilité sociale, correspondent en général à beaucoup moins de 1 % des revenus de l’entreprise et qu’elles n’ont au mieux que des effets très localisés, un pourcentage considérablement plus élevé —qui peut atteindre 90 % — sera dépensé tout au long de la chaîne d’approvisionnement de l’entreprise, avec des retombées qui toucheront l’ensemble de l’économie. Ces fournisseurs procurent tous les intrants nécessaires à une industrie, ce qui comprend souvent des services de distribution et de vente au détail, génère des revenus, crée des emplois et, effet non négligeable, exerce une influence politique.

Effets multiplicateurs

Pour les entreprises qui sont actives dans le secteur des biens destinés au grand public, un domaine en pleine évolution, les effets multiplicateurs se feront sentir davantage dans le réseau de distribution. Une société multinationale comme Coca-Cola, qui crée relativement peu d’emplois directs dans ses usines locales, génère pourtant des milliers d’emplois parce qu’une très grande partie de ses activités repose sur la distribution et sur les ventes au détail. Ce sont ces distributeurs et ces détaillants qui peuvent offrir à Coca-Cola un soutien vital lorsque vient le moment de négocier avec le gouvernement en ce qui a trait aux politiques fiscales ou aux normes du travail, parce qu’ils seront les premiers à subir les effets de tout changement de politique, surtout si une baisse de la consommation en résulte. Autrement dit, on peut maintenant percevoir les fournisseurs locaux comme des intervenants politiques.

Fait intéressant, certaines entreprises ont utilisé les tableaux nationaux d’entrées-sorties pour évaluer leur impact économique. Toutefois, elles l’ont fait dans le cadre de négociations avec le gouvernement, dans le but d’obtenir des concessions, comme des allègements fiscaux. Des sociétés d’investissement comme Honda Motor Co. préparent des études d’impact économique lorsqu’elles veulent obtenir des incitatifs des États où elles envisagent de construire une nouvelle usine automobile. Toutefois, on utilise rarement une étude d’impact économique pour évaluer les effets multiplicateurs d’une entreprise tout au long de sa chaîne d’approvisionnement.

Pourquoi les entreprises qui utilisent les tableaux d’entrées-sorties et cartographient leurs relations locales de la façon dont nous le suggérons ne sont-elles pas plus nombreuses ? Pour plusieurs raisons. D’abord, les dirigeants considèrent la création de tableaux d’entrées-sorties comme une activité nécessitant un grand nombre de données et beaucoup de temps. Le processus exige qu’on recueille de l’information — à propos des fournisseurs, notamment — qui n’est généralement pas exigée par les investisseurs ou les législateurs. Ensuite, il est difficile pour les dirigeants d’exploiter les données de cette analyse. Les actionnaires qui en prennent connaissance pourraient exiger que l’entreprise en fasse plus en termes de création d’emplois ou de production de revenus. Comme plusieurs cadres supérieurs nous l’ont dit : « Pourquoi devrais-je mettre ma tête sur le billot ? » Enfin, ces études ne touchent pas autant les cordes sensibles que les rapports sur la responsabilité sociale.

Cependant, l’approche de la responsabilité sociale à l’égard des intervenants locaux d’une entreprise — y compris ses fournisseurs — manque la cible stratégique de trois façons. Premièrement, elle néglige une évidence : le fait que le plus important apport d’une entreprise à la collectivité dans laquelle elle évolue consiste à contribuer à la prospérité, à l’emploi et à la croissance économique. Deuxièmement, l’approche de la responsabilité sociale ne permet pas de cartographier ni de quantifier les liens économiques qui existent entre les entreprises et la collectivité. Troisièmement, cette approche ne peut harmoniser la stratégie de l’entreprise et la gestion de sa chaîne d’approvisionnement. En conséquence, les relations locales de l’entreprise demeurent sous-utilisées — en fait, il s’agit carrément d’un actif perdu — et, sur le plan stratégique, l’entreprise se prive inutilement du soutien potentiellement vital de plusieurs intervenants. Autrement dit, trop souvent, la responsabilité sociale de l’entreprise est perçue comme un moyen d’apaiser les tensions entre les entreprises et les collectivités locales. Il faudrait reconsidérer le problème : les entreprises doivent mettre l’accent sur leur interdépendance avec les régions dans lesquelles elles font des affaires.

Faire le pas (localement)

Au cours de nos discussions avec des cadres supérieurs de multinationales, nous avons été surpris de découvrir que rares étaient ceux qui avaient analysé leurs relations locales, bien que la chaîne d’approvisionnement représente le secteur où ils déploient le plus important effort financier. En examinant leurs finances en fonction de la grille des tableaux d’entrées-sorties, les dirigeants pourront déterminer le nombre approximatif d’emplois qu’ils contribuent à créer, dans quelles industries d’appoint, quels revenus ils aident à générer pour l’ensemble de l’économie, et combien de revenus fiscaux le gouvernement perçoit grâce à leurs activités.

Ce genre d’information quantitative, soulignons-le, peut jouer un rôle inestimable dans les négociations avec les gouvernements et autres intervenants. En effet, les représentants du gouvernement eux-mêmes risquent d’apprendre de cette analyse. Voici ce qu’a dit Hope Ruhindi Mwesigye de notre étude sur l’impact économique des activités de Nile Breweries : « Le rapport montre les avantages incontestables de l’investissement en Ouganda de SABMiller tant pour l’entreprise que pour notre pays : 44 000 emplois soutenus par le brasseur et 92 millions de dollars injectés dans l’économie ougandaise ».

Mieux encore, cette méthodologie permet aux entreprises de travailler sur plusieurs scénarios avec les intervenants, et de mieux comprendre les effets d’un éventuel changement de politique gouvernementale sur les activités de l’entreprise, mais aussi sur l’économie en général. Grâce à cette méthodologie, il est possible de retracer les effets d’une hausse d’impôt proposée par le gouvernement, à l’aide des tableaux d’entrées-sorties, afin de mieux comprendre, par exemple, la relation entre les revenus additionnels et les pertes d’emplois qui en découlent. Il s’agit souvent d’un point de départ pour une interaction plus significative avec le gouvernement, et d’un moyen de concentrer ses efforts sur l’atteinte de résultats mutuellement bénéfiques.

En résumé, en cartographiant les relations qu’une entreprise entretient avec l’économie dans laquelle elle a ses activités, et en tirant profit des liens qu’elle découvrira en cours de route, cette société pourrait réaliser d’immenses progrès vers l’atteinte de ses objectifs stratégiques dans des marchés particuliers. En se souvenant de l’expérience de la création de la Eagle Lager, Graham Mackay, PDG de SABMiller, conclut : « Une meilleure compréhension de l’impact socioéconomique de votre entreprise peut vraiment aider à maximiser sa capacité de changer les choses en stimulant plus efficacement le développement économique ».

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