Quand l'intuition parle

Publié le 21/09/2011 à 08:57, mis à jour le 20/09/2011 à 09:26

Quand l'intuition parle

Publié le 21/09/2011 à 08:57, mis à jour le 20/09/2011 à 09:26

Par Premium

Comment se fait-il que certaines personnes n’ont qu’à suivre leur instinct pour réussir, alors que d’autres multiplient les erreurs de jugement ? Devrait-on s’en remettre à son intuition au moment de prendre une décision ? Le débat est lancé.

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« On dit qu’en affaires, il faut se fier à son instinct ; mais rien n’est plus discutable, contestable, voire dommageable, que ce vieux cliché. » Dixit, dans un billet de son blogue, Michael Schrage. Cette tendance à inciter de plus en plus souvent les dirigeants à s’en remettre à leur intuition est déplorable, affirme ce chercheur du MIT Center for Digital Business de la MIT Sloan School of Management. « Tout le monde est d’accord : c’est en forgeant qu’on devient forgeron ; autrement dit, on apprend de nos erreurs. Mais d’où viennent nos erreurs ? Je serais porté à dire, comme Daniel Kahneman, qu’elles sont le fait de la confiance excessive qu’on a en notre instinct. »

Daniel Kahneman est professeur émérite de psychologie et d’affaires publiques à la Woodrow Wilson School of Public and International Affairs de l’université Princeton. C’est le père incontesté de la recherche sur le manque de discernement dans la prise de décision, et cela lui a valu un prix Nobel en 2002. Avec Amos Tversky, aujourd’hui décédé, il s’est surtout penché sur la notion d’« intuition experte » (expert intuition). Ni décision ni pressentiment, l’intuition experte est une réaction à la fois réfléchie et instantanée à une situation familière, fondée sur l’expérience, le savoir et la pratique : c’est par exemple la façon d’agir d’un médecin qui, dans une salle d’urgence, doit rapidement établir un diagnostic.###

Vous avez dit « intuition experte » ?

Dans une entrevue accordée à l’Observer, le cybermagazine de l’Association for Psychological Science, Daniel Kahneman explique que l’intuition experte se manifeste par des « impressions intuitives, qui nous viennent à l’esprit de façon non intentionnelle, sans que l’on puisse s’y opposer ». Ces impressions, ajoute-t-il, peuvent se traduire par une heureuse issue ; mais il y a tout autant de probabilités qu’elles mènent plutôt à une confiance en soi excessive et, finalement, à une erreur de jugement. « Ce qui définit l’intuition, dit le chercheur, c’est le fait que ces impressions sont perceptibles, et aussi la facilité avec laquelle nos pensées nous viennent alors à l’esprit. Quand notre décision est prise, nous avons tendance à faire fi des autres interprétations possibles de la situation que nous vivons. »

En fait, nous avons deux fois plus tendance à rechercher de l’information qui corrobore ce que nous pensons qu’à prendre en considération des faits qui viendraient battre en brèche nos croyances. C’est du moins ce que concluent des études auxquelles ont participé quelque 8 000 personnes, et que rapporte un article du Wall Street Journal intitulé « The Yes Man in Your Head ». « Nous faisons tous preuve de paresse mentale, affirme dans cet article Scott O. Lilienfeld, professeur de psychologie à la Emory University. Il est plus simple de nous en tenir à des données qui confirment nos hypothèses que de chercher de l’information qui les contredise. »

Ce biais qui change tout

Ce phénomène pour le moins troublant est ce que les psychologues nomment « biais de confirmation ». Il fait partie de la longue liste des biais cognitifs — mis en lumière par de nombreux travaux — qui influencent ou déforment, régulièrement, notre jugement, notre mémoire, notre perception et notre motivation. L’ancrage, par exemple, est le fait de prendre une décision en accordant trop d’importance à un seul aspect des choses ; le biais de négativité consiste, lui, à donner plus de poids aux informations négatives qu’aux informations positives ; le biais de normalisation est notre impossibilité d’imaginer quelque chose qui ne s’est encore jamais produit ; le biais d’omission nous pousse à considérer l’action comme potentiellement plus dangereuse que l’inaction ; le biais de cohérence est notre tendance à tenir pour acquis, à tort, que notre manière actuelle de voir les choses coïncide avec nos vues passées ; le biais d’autocomplaisance est ce qui nous permet de nous féliciter de nos réussites, mais de ne pas prendre la responsabilité de nos échecs. Enfin, l’illusion des séries est notre tendance à percevoir des coïncidences là où il n’y en a pas.

Ce bref inventaire — auquel il faudrait ajouter le long palmarès des tics cognitifs — suffit à discréditer l’idée même que nous sommes, en toute objectivité, des êtres rationnels. Cela étant dit, la question qui se pose est celle-ci : une décision intuitive risque-t-elle plus qu’une décision analytique d’être irrationnelle ? Les études mentionnées dans l’article du Wall Street Journal suggèrent que non : il semble que plus de données et plus d’analyse ne signifient pas une plus grande perspicacité, mais simplement des opinions plus arrêtées.

Et l’intuition, dans tout ça ?

Pour certains, l’intuition ne serait ni la cause ni le symptôme de nos partis pris, mais plutôt un moyen, assez évolué, de nous en accommoder. Gerd Gigerenzer, directeur du Max Planck Institute for Human Development, avance l’idée d’une « rationalité limitée ». Selon ce concept, notre capacité de prendre une décision éclairée est toujours limitée par l’information et le temps dont nous disposons ainsi que par nos biais cognitifs. À cause de ces contraintes, nous devons, pour arriver à la meilleure décision, nous engager dans un processus de reconnaissance heuristique, soit un ensemble de raccourcis, de déductions et de procédés empiriques formés par l’expérience et l’analyse passées. Ce processus — qui correspond en quelque sorte à l’intuition — est une réponse bien adaptée dans les cas où nous devons justement trancher en respectant certaines contraintes.

Malcolm Gladwell, journaliste au New Yorker, utilise l’expression « cognition rapide » quand il évoque, dans son ouvrage Intuition, ce phénomène. Ce qu’on appelle « pensée » est, selon lui, une stratégie consciente, analytique, logique et définitive. Ce processus lent, qui nécessite le traitement d’une énorme quantité d’informations, n’est pas, d’un point de vue évolutionniste, une stratégie de survie toujours bien adaptée, dit-il. Pour prendre une décision beaucoup plus rapidement, mais pas nécessairement de façon consciente — dans un premier temps, du moins —, la cognition rapide peut faire office de second choix stratégique. « C’est un processus par lequel notre cerveau tire des conclusions, mais sans nous en informer immédiatement », explique-t-il. Le journaliste rechigne à employer le mot « intuition », car ce terme, selon lui, désigne généralement des réactions plus émotionnelles que rationnelles. « La cognition rapide est une forme de pensée, dit-il, mais c’est un mode de pensée plus rapide, et un peu plus mystérieux, que la prise de décision consciente et délibérée. »

En matière d’intuition, Dan Ariely, professeur d’économie comportementale à l’université Duke, fait preuve d’une plus grande circonspection. Dans son dernier ouvrage, The Upside of Irrationality — comme dans C’est (vraiment ?) moi qui décide, qu’il a publié en 2008 —, il soutient que nous ne sommes aucunement des animaux rationnels. Mais cela ne signifie pas pour autant que nos comportements irrationnels sont fortuits ou gratuits. En prenant conscience de ceux-ci, nous pouvons même en tirer quelques bénéfices. L’intuition joue effectivement un rôle dans la prise de décision, selon le professeur, mais elle est plus efficace si elle est accompagnée d’une bonne dose de scepticisme. C’est pourquoi il suggère de noter les résultats que produisent nos choix intuitifs et de ne faire confiance à notre intuition « que lorsque nous avons eu la preuve qu’elle nous a bien servi ».

À l’instar de Dan Ariely, Daniel Kahneman suggère de cultiver une « certaine conscience de soi ». Il nous met aussi en garde contre l’usage de l’intuition comme justification de jugements à l’emporte-pièce. Il reconnaît toutefois que, dans les situations où l’on dispose de peu de temps et d’un trop-plein d’informations, le mieux est encore « de s’en remettre à son intuition ».

Est-ce la raison pour laquelle l’intuition, dans la prise de décision, est si valorisée ? Dans ce monde où tout est numérisé, mesuré, partagé et suivi de près, nous avons peut-être l’impression, devant le déferlement d’informations et de données dont nous disposons, de moins maîtriser certaines situations et donc d’être moins sûrs de nos choix. Se pourrait-il alors que se fier à son instinct soit la seule réponse rationnelle ?

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