Pour une organisation idéale

Publié le 24/08/2013 à 16:16

Pour une organisation idéale

Publié le 24/08/2013 à 16:16

Par Premium

Les entreprises qui cultivent la transparence permettent à leurs employés de développer leurs forces et instaurent des conditions pour atteindre l’idéal.

Auteurs : Rob Goffee et Gareth Jones, Harvard Business Review

Vous rêvez de créer la meilleure entreprise du monde. Celle pour laquelle tous espèrent travailler. À quoi ressemblerait-elle ? Nous explorons cette question depuis trois ans et avons interrogé à ce sujet des centaines de gestionnaires dans des sondages et lors de séminaires partout dans le monde, leur demandant d’exposer leur vision de l’organisation idéale. Cette démarche découle de notre étude sur la relation entre l’authenticité et le leadership efficace. Au départ, le personnel refusera de suivre un leader qui n’est pas authentique. Cependant, les dirigeants que nous avons interrogés ont été clairs : pour être authentiques, ils doivent évoluer dans une organisation qui l’est aussi. C’est en quelque sorte, une prémisse. Globalement, les dirigeants dressent le portrait d’une organisation qui fonctionne à son plein potentiel en permettant au personnel d’être à son meilleur. Au-delà des différences attribuables aux circonstances, au type d’industrie et à l’ambition de chacun, nous avons découvert six impératifs communs à tous.###

Laisser les gens être eux-mêmes

Quand les entreprises tentent de gérer la diversité, elles s’en tiennent trop souvent à ses catégories traditionnelles : le sexe, la race, l’âge, l’ethnie et ainsi de suite. Il s’agit d’efforts louables, mais les gestionnaires interrogés cherchent une distinction plus subtile — des différences sur le plan de la vision, du mode de pensée et des croyances fondamentales de chacun.

À titre d’exemple, chez LVMH, le plus important détaillant de marchandises de luxe du monde qui connaît une forte croissance, on s’attend à trouver des innovateurs brillants et créatifs comme Marc Jacobs et Phoebe Philo. Et il y en a. Mais à leurs côtés, on retrouve un nombre plus important que prévu de gestionnaires et de spécialistes qui suivent et évaluent les idées sous un angle commercial purement analytique. Un des ingrédients de la réussite de LVMH, c’est d’avoir instauré une culture qui permet à des individus aux profils opposés de s’épanouir et de collaborer. Le secret consiste à choisir avec soin les nouveaux employés : LVMH cherche des personnes créatives qui souhaitent commercialiser leurs trouvailles et qui, en contrepartie, acceptent aisément les conseils des collègues doués pour détecter le potentiel commercial d’une idée.

Les avantages qu’il y a à tirer profit de l’ensemble des connaissances et talents du personnel paraissent évidents, mais il n’est pas étonnant que peu d’entreprises le fassent. Tout d’abord, reconnaître les préjugés n’a rien de facile. Plus fondamentalement, les efforts qui visent à cultiver l’individualité vont à l’encontre des mesures mises en œuvre pour améliorer l’efficacité organisationnelle, comme l’établissement de programmes incitatifs et de plans de carrière. Modèles de compétence, structures d’évaluation, gestion par objectifs, politiques de recrutement bien définies : tout cela restreint le champ des comportements acceptables.

Ainsi, les entreprises qui parviennent à cultiver l’individualité doivent renoncer jusqu’à un certain point à une forme de discipline organisationnelle rigide. Prenons l’exemple d’Arup, qui est sans doute une des sociétés d’ingénierie et de design les plus créatives du monde. Plusieurs édifices portent la marque distinctive d’Arup — de l’Opéra de Sydney au Centre Pompidou, en passant par le Water Cube de Pékin. L’approche d’Arup par rapport à ses projets est holistique. Quand l’entreprise construit un pont suspendu, elle ne considère pas seulement les besoins de son client immédiat, mais aussi ceux de toute la région qui utilisera le pont. Pour y parvenir, l’équipe collabore aussi bien avec des mathématiciens, des économistes, des artistes que des politiciens. Arup estime que la clé de sa stratégie repose sur sa capacité d’intégrer les forces et les personnalités de chacun. « Nous aimons ajouter au puzzle des éléments intéressants qui ne cadrent pas vraiment avec le projet... Cela nous entraîne souvent dans des directions inattendues, explique le président, Philip Dilley. Désormais, cela fait partie de mon travail : m’assurer que le projet ne devient pas totalement ordonné. »

Dans un tel environnement, les méthodes d’évaluation traditionnelles ne fonctionnent pas. Arup n’utilise donc pas de modèle quantitatif de mesure du rendement et n’a pas énoncé de principes directeurs quant aux objectifs des employés. Les dirigeants expriment clairement leurs attentes, mais il appartient à chacun de décider comment y répondre. « L’autodétermination consiste à tracer sa propre voie et à assumer la responsabilité de sa réussite, précise un cadre supérieur des ressources humaines. Le développement et la progression personnels relèvent de l’individu concerné, avec notre appui. »

Si cette approche vous semble trop chaotique pour une entreprise plus traditionnelle, pensez à Waitrose, un des détaillants alimentaires les plus prospères de l’Angleterre, selon des mesures aussi diversifiées que la part du marché, la profitabilité et la fidélité de la clientèle et du personnel. Dans une industrie qui doit nécessairement mettre l’accent sur l’exécution efficace des processus, Waitrose a gagné un avantage concurrentiel en favorisant de petites étincelles de créativité qui transforment l’expérience du client.

Waitrose est une coopérative : tous les employés sont des copropriétaires qui se partagent les profits annuels de l’entreprise. La loyauté du personnel s’explique donc aisément. Pourtant, la société déploie beaucoup d’efforts pour encourager et soutenir les intérêts personnels de chacun. Ainsi, si un employé veut apprendre le piano, Waitrose couvrira la moitié du coût des cours. L’entreprise favorise les clubs de toutes sortes : cuisine, artisanat, natation, etc. Le père d’un de nos amis a appris à faire de la voile parce qu’il travaillait pour cette organisation. De cette manière, Waitrose fait tout son possible pour créer une atmosphère au sein de laquelle les individus peuvent s’épanouir en toute liberté. Un cadre supérieur nous en a donné un exemple frappant : « Mes amis et ma famille me reconnaîtraient s’ils me voyaient au travail. »

« Les bonnes entreprises de commerce de détail comptent sur des personnes qui font les choses un peu différemment, explique un autre cadre. Au fil des ans, nous en avons embauché un grand nombre. Nous devons en prendre soin et nous assurer qu’elles ne soient pas étouffées par la structure de l’entreprise. »

La recherche de prévisibilité mène à une culture de la conformité, ce qu’Émile Durkheim appelle la « solidarité mécanique ». Cependant, des entreprises comme LVMH, Arup et Waitrose misent plutôt sur une « solidarité interne », qui repose selon Émile Durkheim sur l’exploitation productive des différences. Pourquoi se donner tant de mal ? Ted Mathas, qui dirige la compagnie d’assurance New York Life, est celui qui l’explique le mieux : « Quand j’ai été nommé PDG, ma plus grande préoccupation était de savoir si ce poste me permettrait de dire vraiment ce que je pensais. Il fallait que je puisse rester moi-même pour faire du bon travail. C’est vrai pour tout le monde. »

Libérer le flux d’informations

L’organisation idéale ne trompe personne, pas plus qu’elle ne met de barrage, ne déforme la réalité et ne tente d’en donner sa propre interprétation. À l’ère des Facebook, WikiLeaks et Twitter, elle a compris qu’il vaut mieux dire la vérité avant que quelqu’un d’autre ne le fasse. Elle respecte le besoin qu’ont ses employés de savoir vraiment ce qui se passe pour pouvoir faire leur travail, surtout dans les environnements instables où il est déjà difficile de diriger les ressources et où l’on demande aux travailleurs de tous les échelons de penser de manière plus stratégique. Tout cela peut sembler évident pour les dirigeants. Pourtant, les barrières qui nuisent à ce que nous appelons « l’honnêteté radicale », c’est-à-dire une communication franche, entière, claire et opportune, sont nombreuses.

Certains dirigeants, par souci d’efficacité, considèrent qu’il est important de fractionner l’information et de ne divulguer que ce que les gens ont besoin de savoir. D’autres pratiquent une sorte de paternalisme en apparence inoffensif et tentent d’éviter que le personnel ne s’inquiète de telle information ou de tel problème auxquels on n’a pas encore trouvé de solution. D’autres encore se sentent tenus d’avoir un discours optimiste, même dans les pires circonstances, convaincus qu’il s’agit du meilleur moyen de rester loyal envers l’organisation.

Cette réticence à être porteur de mauvaises nouvelles est un réflexe profondément humain, et de nombreux cadres supérieurs savent bien que cette tendance risque de bloquer le flux d’informations vitales. Prenons l’exemple de Mads Øvlisen, ancien PDG de Novo Nordisk dans les années 1990. À l’époque, les transgressions aux normes de la FDA commises dans les installations danoises de cette entreprise productrice d’insuline étaient devenues si graves que les autorités américaines ont presque banni le produit du marché américain. Aussi incroyable que cela puisse paraître, personne n’a informé Mads Øvlisen de la situation. Selon la culture qui régnait alors chez Novo Nordisk, le conseil de direction ne devait jamais entendre de mauvaises nouvelles.

L’entreprise a pris les moyens nécessaires pour corriger la situation, restructurant l’ensemble de son système de gestion de la qualité, notamment les processus, les procédures et la formation de tout le personnel concerné. Par la suite, l’application de ces pratiques a été étendue au développement de nouveaux produits, à la production, à la distribution, aux ventes et aux structures de soutien. De façon plus générale, il en est résulté une vision, des valeurs fondamentales et un ensemble de principes de gestion connus sous l’appellation « Novo Nordisk Way ». Pour remonter à la source de la crise, Mads Øvlisen a cherché à instaurer une nouvelle culture de transparence, par l’intermédiaire d’un processus appelé la « facilitation organisationnelle », c’est-à-dire un ensemble de mesures visant à faciliter la circulation d’informations transparentes.

Désormais, une équipe chevronnée de facilitateurs (des vérificateurs de gestion internes), qui a une vaste expérience organisationnelle, visite régulièrement toutes les sociétés affiliées de l’entreprise à l’échelle mondiale. Ils rencontrent des employés et des dirigeants sélectionnés au hasard afin de s’assurer que le concept « Novo Nordisk Way » est bien mis en pratique. Par exemple, les employés savent qu’ils doivent informer tous les intervenants concernés de ce qui se passe, le plus rapidement possible, tant à l’interne qu’à l’externe, même quand quelque chose tourne mal. Est-ce vraiment le cas ? De nombreux employés nous ont affirmé qu’ils apprécient ces visites de leur établissement parce qu’elles donnent lieu à des discussions franches sur les valeurs et les processus commerciaux fondamentaux de l’organisation.

L’honnêteté radicale n’est pas facile à instaurer. Elle nécessite l’ouverture de multiples canaux de communication, dont l’entretien risque d’exiger beaucoup de temps. De plus, cela peut froisser les susceptibilités des hauts dirigeants qui agissaient jusque-là de manière indépendante. Ainsi récemment, quand Novo Nordisk a banni les boissons gazeuses de tous ses établissements, PeopleCom, le site de nouvelles internes de l’entreprise, a été inondé de centaines de réactions passionnées. Pour certains, il s’agissait d’une atteinte à la liberté personnelle. (« Je me demande ce que l’entreprise “m’aidera” ensuite à ne pas faire, a écrit un employé exaspéré. Réduire ma consommation de sucre en bannissant les fruits frais ? ») D’autres ont défendu cette politique comme étant le prolongement logique de la lutte de l’entreprise contre le diabète. (« Nous pouvons nous procurer nous-mêmes nos boissons gazeuses sucrées. Novo Nordisk n’est pas un dépanneur. ») Le fait que tous ces commentaires aient été dûment signés témoigne du degré de transparence qui règne chez Novo Nordisk.

Les secrets commerciaux seront toujours confidentiels. Par ailleurs, nous ne pouvons pas affirmer que l’honnêteté préviendra tous les problèmes, surtout dans les industries hautement réglementées qui sont régulièrement scrutées à la loupe. Toutefois, les dirigeants devraient opter pour la transparence, bien plus qu’ils ne sont portés à le faire naturellement. Aujourd’hui plus que jamais, car le niveau de confiance des employés - comme celui des clients - est si bas et parce que les rumeurs circulent si vite, les organisations doivent s’efforcer de communiquer de façon transparente si elles veulent être entendues et rester crédibles.

Augmenter les forces des employés

L’entreprise idéale rend ses bons employés encore meilleurs, et les moins bons, meilleurs qu’ils ne l’auraient jamais espéré. Dans une économie robuste, quand la lutte pour dénicher du talent est féroce, il est facile de voir l’avantage de former son personnel plutôt que de recruter de nouveaux employés. Mais même dans ce cas, bon nombre craignent de perdre leur investissement quand certains employés quittent l’entreprise pour occuper un poste plus prometteur ailleurs. Quel que soit le climat économique, on récompense plus souvent les dirigeants qui réduisent les coûts de main-d’œuvre que ceux qui ont pour objectif à long terme d’améliorer l’efficacité du personnel. Cela explique peut-être pourquoi ce noble but, bien qu’universellement reconnu et compris, reste souvent lettre morte.

Depuis très longtemps, les meilleurs hôpitaux et universités, les firmes spécialisées comme Goldman Sachs et McKinsey de même que les firmes de design comme Arup ont contribué à l’amélioration des compétences de leurs meilleurs employés. Plus récemment, Google et Apple ont emboîté le pas. Ils le font par tous les moyens : la création de réseaux, l’interaction créative avec des pairs, les mandats élargis, la formation et une image de marque qui confère un statut d’élite aux employés. Rien de profondément génial ni de très nouveau.

Cependant, le défi de trouver, de former et de retenir d’excellents travailleurs n’est pas l’apanage exclusif des industries spécialisées, de technologies de pointe ou de la haute finance. À l’heure actuelle, dans plusieurs industries, la relation employé-employeur évolue : plutôt que de se demander quelle valeur on peut tirer des travailleurs, on se demande désormais quelle valeur on peut leur insuffler. Au fond, c’est ce que signifie réellement l’amélioration de la productivité.

Prenons l’exemple de McDonald’s, une entreprise fondée sur l’importance du contrôle des coûts. Dans une économie où de nombreux travailleurs cherchent un emploi, McDonald’s met encore l’accent sur la progression de carrière de ses employés de première ligne, et à grande échelle. Au Royaume-Uni, l’entreprise investit 55 millions par an pour donner la possibilité à ses 87 500 employés de suivre une vaste gamme de formations reconnues à l’échelle nationale tout en occupant leur emploi. Elle est l’un des plus importants fournisseurs de formations du pays : elle en a donné plus de 35 000 à ses employés depuis le lancement de son programme en 2006. Chaque semaine, l’équivalent de six classes complètes d’étudiants obtiennent des crédits officiels en mathématique et en anglais. Chaque jour, 20 autres employés développent leurs compétences dans d’autres matières.

À l’instar d’autres grandes entreprises, McDonald’s offre de vastes programmes de formation en gestion à ses gestionnaires, et la société propose aussi des cours aux directeurs généraux des restaurants, aux directeurs de service et aux superviseurs des quarts de travail. En tant que leaders des activités quotidiennes de première ligne, ces derniers développent les compétences en communication et en coaching dont ils ont besoin pour motiver leurs troupes et pour atteindre leurs objectifs de vente. Pour l’entreprise, le rendement du capital investi ne se mesure pas en termes d’accroissement du revenu ou de profitabilité, mais en un plus faible taux de roulement chez les responsables des équipes de travail et au sein du personnel. Le roulement de personnel a diminué constamment depuis la création de ces programmes, comme le confirme la reconnaissance du « Great Place to Work Institute », obtenue chaque année par McDonald’s depuis 2007 en tant que l’un des 50 meilleurs employeurs du monde.

Pour comprendre jusqu’où peut aller la formation du personnel, prenons l’exemple de Games Makers, un programme de formation des bénévoles mis sur pied par le comité organisateur des Jeux olympiques de Londres (LOCOG). L’organisme était responsable de la plus importante équipe jamais rassemblée au Royaume-Uni en temps de paix. Il a coordonné les activités de plus de 100 000 sous-traitants, 70 000 bénévoles et 8 000 employés rémunérés. Games Makers a fait preuve de beaucoup d’imagination et d’audace pour recruter des personnes qui n’avaient jamais ni travaillé ni agi comme bénévoles. Par l’intermédiaire du programme Trailblazer notamment, le personnel rémunéré a appris à travailler efficacement avec des bénévoles de tous les milieux sociaux. Grâce à un partenariat avec d’autres agences d’État, le programme Personal Best a permis à 7 500 personnes défavorisées, sans emploi depuis longtemps, dont certaines avaient un handicap physique ou des difficultés d’apprentissage, de se qualifier pour un poste. Le programme School Leavers visait, quant à lui, des décrocheurs de l’Est de Londres, l’arrondissement d’accueil des jeux, en leur accordant deux stages de trois mois qui, une fois terminés avec succès, étaient suivis d’un contrat d’embauche jusqu’à la fin de l’événement. Le modèle du LOCOG a d’ailleurs inspiré les recruteurs d’autres agences gouvernementales et du secteur privé du Royaume-Uni, qui ont revu leurs procédures d’embauche pour viser un bassin de main-d’œuvre nettement plus diversifié, tout en adoptant des stratégies pour rendre ces candidats productifs.

Bien sûr, chercher à tirer le maximum de chacun est une stratégie qui est rentable, mais aussi risquée. Elle rehausse le capital de réputation, bien que celui-ci demeure toujours fragile. Goldman Sachs, notamment, a mis des années à bâtir sa réputation de banque d’investissement la plus dynamique. C’est pourquoi la lettre de démission cinglante de Greg Smith, qui accusait la société de ne pas être à la hauteur de ses propres normes, lui a causé tant de tort. Quand une entreprise emprunte cette direction, elle ne peut plus faire marche arrière.

Offrir davantage qu’une valeur accrue aux actionnaires

Affirmer que les entreprises doivent avoir une vision commune est pratiquement un cliché. Pour y parvenir, il ne suffit pourtant pas d’énoncer une mission. Il s’agit en fait d’établir et de conserver une puissante connexion entre les valeurs personnelles et les valeurs organisationnelles. Quand on y parvient, on cultive à la fois l’individualité et une culture d’entreprise solide.

Plusieurs prétendront que certaines entreprises ont un avantage inné en la matière. Il y a quelque temps, un collègue universitaire nous a demandé si nous travaillions sur des dossiers intéressants. Quand nous lui avons parlé de Novo Nordisk, il a sorti de sa mallette un ensemble de stylos Novo servant aux injections d’insuline, en nous disant simplement : « Ils me sauvent la vie tous les jours ». Les ingénieurs qui conçoivent les montants latéraux de la Mini, de BMW, se réveillent à 4 heures du matin afin de consigner par écrit leurs idées pour rendre les véhicules plus sûrs ! Et c’est précisément ce à quoi on peut s’attendre de la part d’employés vendus à l’idée de construire « l’ultime machine de conduite ».

Cependant, les avantages que détiennent ces entreprises ne résident pas dans leur secteur d’activité. Les liens qu’elles ont établis proviennent plutôt de leur façon de faire des affaires. Pour mieux comprendre le fonctionnement de ce principe, écoutons le récit de Michael Barry, un ancien enseignant licencié à la suite de compressions de l’État. Trois décennies plus tard, il reste traumatisé par l’expérience : « C’était le cas classique du dernier arrivé, premier parti. Rien à voir avec mes compétences. J’ai alors décidé que je ne perdrais plus jamais mon emploi de la sorte. J’ai fait des recherches poussées pour trouver des employeurs qui exprimaient clairement ce qu’ils voulaient. »

Où cet homme idéaliste s’est-il retrouvé ? Il est devenu vendeur d’assurances à la New York Life. « C’est une entreprise très différente à tous les paliers », répond-il quand on lui demande de décrire ce qui le lie à son employeur. Il ajoute : « À l’époque où d’autres compagnies d’assurance optaient pour la démutualisation et se transformaient en supermarchés de services financiers, New York Life a clairement choisi de garder l’assurance vie au cœur de ses activités. Au début, les agents n’ont pas aimé cette idée ; ils avaient l’impression de perdre une occasion de faire plus d’argent. Mais Sy Sternberg, le PDG de l’époque, a participé à des forums publics avec ses agents, et il leur a parlé franchement, disant : “Nous sommes une compagnie d’assurance ; c’est ce à quoi nous excellons”. » Aux yeux de l’ancien enseignant, c’est plus qu’une stratégie commerciale : « C’est notre mode de fonctionnement au quotidien. Nous ne sommes pas un assureur qui essaie de se soustraire aux réclamations. Une fois, un homme a souscrit une assurance vie, puis il est rentré chez lui pour préparer le chèque. Le paiement était sur son bureau quand il est mort, la nuit suivante. L’assurance n’avait pas été payée, mais nous avons payé la réclamation. »

Le PDG actuel, Ted Mathas, reconnaît que le statut de la New York Life en tant que compagnie mutuelle lui donne un avantage, puisque le profit n’est pas la seule chose qui compte. Mais à son avis, la même logique devrait s’appliquer aux sociétés publiques : le profit est (ou devrait être) le résultat de la poursuite d’autres objectifs plus significatifs. Une fois de plus, l’idée n’a rien de révolutionnaire. « Pourtant, de nombreuses sociétés publiques ont perdu de vue cette philosophie et, par conséquent, une partie de leur identité », croit le PDG.

Montrer à quoi sert le travail quotidien

En plus de poursuivre un objectif commun, les gestionnaires à qui nous avons parlé voulaient autre chose. Ils souhaitent donner un sens à leurs activités quotidiennes.

Pour atteindre un tel objectif, il ne suffit pas de bonifier un poste. Il faut ni plus ni moins choisir de réévaluer les tâches qui incombent à chacun. Ce travail a-t-il du sens ? Pourquoi doit-il être accompli ainsi ? Est-il aussi motivant que possible ? Il s’agit d’une réflexion colossale et complexe.

Prenons le cas de John Lewis, la société mère de Waitrose et du grand magasin Peter Jones. En 2012, l’entreprise a passé en revue ses 2 200 postes, les répartissant dans une hiérarchie à 10 paliers, afin d’aider les employés à profiter plus rapidement des occasions qui s’offrent à l’échelle de l’organisation. On pourrait croire à une démarche d’homogénéisation, et cela serait sans doute le cas dans une société traditionnelle. Mais chez John Lewis, une entreprise au service de ses employés propriétaires, il s’agissait d’un effort délibéré pour permettre à chacun d’accéder au poste qu’il souhaite occuper.

Citons encore la Rabobank Nederland, la division bancaire du plus important fournisseur de services financiers des Pays-Bas, Rabobank Group. Après plusieurs années de croissance, la banque a déployé le réseau Rabo Unplugged, une infrastructure organisationnelle et technique qui permet aux employés de se connecter les uns aux autres pratiquement partout, tout en respectant les rigoureuses normes de cryptage requises pour les systèmes bancaires. Sans bureaux déterminés ni descriptions de tâches rigides, les employés de Rabobank sont, comme chez Arup, responsables des résultats de leur travail. Toutefois, ils sont libres de décider où, quand, comment et avec qui ils travaillent. Cette approche demande que les dirigeants aient une confiance inébranlable en leurs subordonnés, et que les employés adoptent une attitude entrepreneuriale et axée sur la collaboration.

En plus de reconsidérer les rôles de chacun, le fait de rendre le travail plus valorisant peut aussi signifier que la façon de diriger l’entreprise doive être réévaluée. L’organisation d’Arup, que l’on pourrait décrire comme d’une « extrême transparence », en est un modèle. Mais celui-ci nécessite de nombreuses adaptations qui risquent de bouleverser les façons de faire. Quand il décrit le fonctionnement d’une unité de partenaires d’Arup, Tristram Carfrae, membre du conseil de direction, répond ainsi : « Nous avons des architectes, des ingénieurs, des experts-métreurs et des gestionnaires de projet réunis dans une même pièce, qui tentent sincèrement de mettre leur ego de côté pour mieux se fondre dans le groupe et qui ne veulent pas être dirigés de façon traditionnelle. » C’était tout un défi pour Tristam Carfrae qui, en tant qu’ingénieur de structures, se demandait constamment quand imposer sa volonté à l’équipe, et opter alors pour une solution de type structurel plutôt que mécanique ou architecturale. Selon lui, évoluer dans un milieu aussi égalitaire et interdépendant est extrêmement difficile. « Nous en tirons d’énormes avantages quand tout va bien, mais de terribles frustrations quand ça va mal. »

Il ne faut certes pas sous-estimer le défi que cela représente. Il semble pourtant que les avantages potentiels qu’il y a à placer la barre aussi haut sont potentiellement gigantesques. Quand le travail qu’on effectue a du sens, il est alors perçu comme une cause, comme c’est le cas pour les ingénieurs de BMW et pour les agents de la New York Life. Il existe également un élément de risque : quand nous avons interrogé le célèbre concepteur de jeux Will Wright, il nous a confié qu’il était d’abord fidèle à son projet, à l’origine, la franchise Sims et, plus récemment, Spore, et en second lieu, à son employeur, Electronic Arts (EA). D’ailleurs, il a finalement quitté EA pour lancer sa propre entreprise dans laquelle EA a toutefois investi.

Le défi s’apparente à celui de cultiver le cheminement personnel. Si on ne le fait pas, les meilleurs éléments risquent de quitter l’organisation ou de ne pas s’y intéresser. Ou encore, des concurrents peuvent exploiter le potentiel d’individus dont on a rejeté la candidature. Quand on investit dans le développement de la main-d’œuvre, le personnel prend plus de valeur aux yeux de l’entreprise… et de ses concurrents. L’astuce consiste à donner un sens au travail, pour s’assurer de conserver son personnel.

Avoir des règles auxquelles les gens peuvent adhérer

Personne ne devrait s’étonner d’apprendre que, pour bien des gens, l’organisation idéale est exempte de restrictions arbitraires. Mais cela n’exclut pas toutes les règles. Les ingénieurs, même chez Arup, doivent suivre des procédures et des contrôles de qualité rigoureux — à défaut de quoi des immeubles s’écrouleront.

Les organisations ont besoin d’une structure. Les marchés et les entreprises aussi. À mesure que les entreprises prospèrent, elles en viennent à croire que de nouveaux processus compliqués nuiront à leur culture. Pourtant, la structuration n’est pas forcément synonyme de bureaucratisation, du moins pas quand le personnel comprend à quoi servent les règles et qu’il les considère comme légitimes. Prenons l’exemple de Vestergaard Frandsen, une entreprise en démarrage à caractère social qui fabrique des moustiquaires pour les pays en développement. L’entreprise est passée maître dans l’art d’élaborer des codes de comportement qui contribuent à structurer ses activités en croissance, sans mettre sa culture en danger. Les décisions d’embauche (et de licenciement) sont volontairement simples : un seul palier d’approbation est requis pour chaque poste. Les directeurs régionaux jouissent d’une grande liberté, avec des échéances claires ainsi que des cibles minimales et maximales. Les structures de gestion du savoir sont conçues pour inciter le personnel à se téléphoner plutôt qu’à s’envoyer des courriels, et on demande à chacun d’expliquer pourquoi tel ou tel collègue reçoit un courriel en copie conforme. Chez Vestergaard, on perçoit ces simples règles comme des mesures de sécurité plutôt que comme des menaces aux valeurs de l’entreprise.

Malgré la diminution des paliers hiérarchiques, l’effondrement des frontières organisationnelles et le caractère imprévisible des carrières, les institutions restent, comme l’exprime Max Weber, des « associations obligatoirement coordonnées », où le respect de l’autorité joue un rôle crucial. Toutefois, les employés se méfient de plus en plus du pouvoir purement hiérarchique, des titres ronflants et des sources traditionnelles de légitimité, comme l’âge et l’ancienneté. Et ils deviennent tout aussi méfiants du charisme, puisque de nombreux leaders charismatiques ont des pieds d’argile.

Ce dont les travailleurs ont besoin, c’est d’une sorte d’autorité morale qui ne provienne pas de l’importance accordée à l’efficacité des moyens, mais au produit final. Ainsi, l’organisation idéale fournit d’excellents motifs pour respecter les structures nécessaires à l’atteinte de ses objectifs. Au sein d’une telle entreprise, l’autorité des leaders provient de la réponse à une question que Steve Varley, partenaire de gestion chez Ernst & Young UK, au Royaume-Uni, a posée à ses principaux partenaires lors de son discours inaugural, après leur avoir annoncé des profits et des revenus records : « Est-ce vraiment tout ce qui compte ? » (En guise de réponse, il a proposé une approche radicalement différente : un programme appelé « Growing Successfully, Making the Difference » (Croître en réussissant. Changer les choses), qui visait à la fois une croissance financière et le changement social.) Durant les 30 dernières années, voici le genre de discussions que nous avons entendues dans bon nombre d’organisations : « Je vais rentrer tard. Je travaille à un médicament contre la migraine. » « Toujours au travail. Le nouvel album de U2 sort demain. Il est génial ! » « Je suis très pris avec notre plan pour vendre de l’insuline en Afrique de l’Est. » Mais nous n’avons jamais entendu ceci : « Je rentrerai tard. Je dois augmenter la valeur des actions. »

Ceux qui veulent faire du bon travail veulent sentir qu’ils jouent un rôle actif dans une organisation qui change les choses. Ils veulent travailler dans un milieu qui accentue leurs forces, pas leurs faiblesses. Pour cela, ils ont besoin d’autonomie et de structure, dans une organisation cohérente et transparente. Ces impératifs demandent un véritable travail d’équilibriste puisqu’il faut harmoniser plusieurs exigences entrant en concurrence les unes avec les autres. Pour profiter pleinement des avantages de la diversité, il faut échanger un milieu de travail confortable dans lequel on s’entoure d’âmes sœurs, et côtoyer des individus qui ont de multiples profils, habitudes de travail et modes de pensée, puis travailler à transformer le tout en une culture vivante. Les dirigeants doivent continuellement jauger le moment de foncer et celui de discuter ou de faire des compromis.

Nous ne visons pas ici à critiquer les structures commerciales modernes. Mais on ne peut s’empêcher de remarquer que plusieurs des organisations citées ont adopté une approche inhabituelle sur le plan de la propriété ou des ambitions. Les partenariats, les associations mutuelles, les fonds caritatifs et les entreprises à vocation sociale prédominent. Même si toutes partagent le même désir de générer des revenus, peu d’entre elles sont des entreprises capitalistes traditionnelles à grande échelle.

Il serait erroné de prétendre que toutes les organisations se ressemblent, mais nous pouvons déceler deux points communs. D’abord, les institutions savent clairement ce qu’elles font de bien : Novo Nordisk transforme la vie des personnes atteintes de diabète ; Arup crée des environnements harmonieux. Ensuite, les organisations se méfient, presque au point de s’y opposer, des modes et des tendances qui balaient le monde des affaires.

Le travail peut être un outil de libération, mais aussi d’aliénation, d’exploitation, de contrôle et d’assimilation. Malgré les changements apportés par les nouvelles technologies et les jeunes générations, les forces sous-jacentes de la bureaucratie sans contraintes et du capitalisme au profit des actionnaires restent puissantes. Dans les efforts réalisés pour créer une organisation authentique qui maximisera le potentiel humain au travail, il ne faut pas sous-estimer le défi auquel on sera confronté. Sinon, de telles organisations resteront l’exception. Et pour la plupart des individus, un idéal inaccessible.

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