Le silence de la peur

Publié le 21/09/2011 à 09:36, mis à jour le 20/09/2011 à 09:37

Le silence de la peur

Publié le 21/09/2011 à 09:36, mis à jour le 20/09/2011 à 09:37

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Ennemi sournois des organisations, le silence, délibéré ou non, trahit le plus souvent la peur de l’autorité, du rejet ou tout simplement du ridicule. Heureusement, il n’est pas insurmontable.

Auteurs : Jenifer Kish-Gephart, James Detert, Linda Klebe et Amy Esdondson, Rotman Magazine

On accorde peu d’intérêt à la peur en milieu de travail, à ses manifestations et à ses conséquences. Pourtant, de tout temps, la peur a façonné le comportement humain. Dans le monde de l’entreprise, elle se révèle de bien des façons, dont la plus sournoise est sans conteste le silence qui prévaut bien souvent au sein des organisations.

Selon la psychologie évolutionniste, les émotions ont pour raison d’être la résolution des multiples problèmes d’adaptation auxquels l’homme a fait face tout au long de son histoire. La peur serait un mécanisme de défense contre une menace potentielle à sa survie. Si les effets de cette réponse émotive se font toujours sentir de la même façon, c’est la nature des dangers auxquels l’homme actuel est confronté qui a changé. Parce que nos ancêtres risquaient tout simplement leur vie s’ils ne réagissaient pas rapidement, il leur fallait apprendre à flairer le danger dès que possible et à moduler leur comportement en conséquence. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, le dispositif qui régit notre peur est en état d’alerte permanent, cherchant à déceler tout indice de menace potentielle. Lorsque le cerveau perçoit un péril quelconque, l’intensité de la peur qui en découle dépend de deux facteurs : l’imminence de la menace et son degré de gravité.

Par imminence de la menace, on entend le temps dont dispose un individu pour choisir sa réponse à ce qu’il ressent comme un indice de danger. Au travail, pour décider s’il doit s’exprimer ou garder le silence, un employé ne dispose parfois que de quelques secondes (quand son supérieur hiérarchique fait preuve d’animosité, au cours d’une réunion), de quelques minutes (quand il doit prendre la parole, avant la fin d’une réunion) ou de quelques jours (lorsqu’il veut discuter de quelque chose avec son patron, lors d’une prochaine réunion).###

Par gravité de la menace, on entend le niveau de danger subjectif perçu par un individu, dans une situation donnée. L’évaluation et la comparaison des indices pressentis dans un contexte donné dépendent de certaines prédispositions, innées ou acquises. L’individu qui a déjà eu maille à partir avec son supérieur hiérarchique, par exemple, aura tendance à considérer tout échange avec celui-ci comme une menace importante.

Le poids des mots

Dans les situations où un individu a le choix de prendre la parole, la perception de la gravité de la menace et de son imminence est ce qui détermine l’intensité de sa peur. Prenons le cas, par exemple, d’un employé qui donne son avis au cours d’une réunion de travail et qui, soudainement, est confronté au ton menaçant et agressif de son supérieur hiérarchique. En présence des deux facteurs modulateurs, l’imminence de la menace et la sévérité, il y a fort à parier que cet employé ressentira une peur de grande intensité. À l’opposé, la peur de faible intensité — que l’on qualifie souvent d’anxiété — est provoquée par des situations dans lesquelles la menace est moins grande et moins immédiate. C’est cette peur atténuée que ressent, par exemple, l’employé qui anticipe une prochaine réunion de travail dont l’ordre du jour comporte des aspects qui peuvent mettre à mal certains de ses projets personnels. On parle alors de peur par anticipation ou de peur diffuse. La perception d’une menace grave et imminente est généralement corrélée avec une peur de grande intensité, toutes choses étant égales par ailleurs.

Le cerveau qui perçoit une menace envoie automatiquement des signaux au corps, afin de le préparer à la « fuite », c’est-à-dire afin de l’aider à s’extirper d’une situation dangereuse. Cette fuite s’accompagne souvent d’une préparation physiologique, qui peut se traduire par une accélération du rythme cardiaque, une augmentation de la pression artérielle et un afflux sanguin dans les muscles permettant un gain rapide d’énergie. Chez certains individus, néanmoins, ce phénomène se manifeste autrement, notamment par un comportement d’évitement, une « paralysie » des sentiments, une distanciation ou une dissociation accrue entre eux et l’objet menaçant. Dans la plupart des cas, la peur de grande intensité signifie un retrait automatique par voie de fuite, alors que la peur de faible intensité se solde par une attention accrue à certains aspects des choses, une tendance à la rumination et un évitement prudent.

L’autorité, le pouvoir dont jouissent les dirigeants, est une notion qui est aussi marquée du sceau de l’évolution humaine. Dans le milieu du travail, celui qui jouit d’une certaine autorité est, par définition, celui qui exerce un contrôle sur la distribution et la capitalisation de res¬sources importantes. Lorsqu’un individu hésite à partager son point de vue, c’est bien souvent qu’il craint, même si c’est injustifié, la sanction de celui qui détient l’autorité. Il s’imagine que défier l’autorité peut avoir des répercussions sur lesquelles il n’aura aucun contrôle, ce qui engendre de la peur. Plus l’impression de perte de contrôle est forte, ce qui a pour effet de faire peser la menace, plus la peur est intense.

Défier l’autorité sera alors perçu comme contraire à l’intérêt de l’employé, lequel aura tendance à s’opposer en silence, voire à se réfugier dans le mutisme quotidiennement.

Quatre façons de se taire

Dans une situation où il peut s’exprimer librement, garder sciemment le silence est l’un des choix qui s’offrent à l’employé. Il existe quatre façons de s’exprimer sans avoir recours à la parole.

1. Le silence comme prise de distance

Le retrait ou la fuite est la réponse naturelle du corps en proie à la peur. Bien sûr, s’éloigner du danger est toujours préférable. Mais, quand c’est impossible, la paralysie des sentiments — en attendant que la voie soit libre pour prendre la poudre d’escampette — est aussi une forme de retrait. Un employé qui prend la parole et dont le supérieur fait soudainement preuve d’hostilité peut ressentir une peur intense et choisir, pour se défendre, de se taire, et ce, sans prendre le temps d’y réfléchir. La fuite littérale (quitter la salle de réunion) n’étant pas envisageable, la meilleure façon de se prémunir contre le danger est encore cette distanciation, cette paralysie des émotions. Si parler ou fuir, dans une situation hostile, rend la menace plus grande encore, se taire est un moyen de défense qui a au moins le mérite de minimiser les risques encourus.

2. Le silence défensif non délibéré

À la suite d’une mauvaise expérience, on aura recours au silence défensif non délibéré, lequel nous dicte la façon la plus appropriée de réagir à un stimulus donné. En milieu de travail, deux situations peuvent engendrer ce type de réponse. Dans le premier cas, l’employé est en proie à une peur de grande intensité, mais a amplement le temps de prendre une décision. Cela se produit lorsqu’il pense qu’un projet cher à son patron comporte de sérieuses lacunes et qu’il se demande s’il est pertinent de l’en informer. S’il juge que le risque est trop grand (s’il s’est déjà attiré les foudres de son supérieur hiérarchique, par exemple, ou s’il a peur de ne pas être promu), il y a fort à parier qu’il choisira de se taire. Pourquoi ? Parce qu’une mauvaise expérience l’incitera à tirer des conclusions hâtives du genre « prendre la parole dans cette situation est parfaitement inutile ».

Le silence défensif non délibéré se manifeste aussi quand l’employé ressent une peur de faible intensité, mais ne dispose que de peu de temps pour décider de l’attitude à adopter. Prenons un employé qui veut faire une suggestion dans une réunion, mais qui, ne pouvant s’accorder suffisamment de temps de réflexion, choisit de garder le silence.

3. Le silence défensif délibéré

Garder le silence intentionnellement, c’est faire un choix conscient pour se protéger d’une situation potentiellement dangereuse. C’est le cas de l’employé qui éprouve une certaine appréhension à l’idée de faire des suggestions à son supérieur hiérarchique en vue d’améliorer, par exemple, le processus d’embauche. La situation n’étant pas pressante, il peut prendre le temps de peser le pour et le contre d’une telle action, recueillir l’opinion de collègues estimés, voire envisager d’autres façons d’exprimer son point de vue. Mais comme la peur de faible intensité crée un état d’alerte constant, l’individu alors sur le qui-vive ressasse les mêmes pensées inlassablement et fait preuve d’une très grande circonspection au fur et à mesure que le temps passe. Si bien qu’il est rare que des individus surmontent leur penchant pour cette forme délibérée de silence. Pour les faire changer d’avis, il leur faut des arguments de poids, comme un échange extrêmement positif avec leur supérieur hiérarchique ou encore l’implantation d’une culture d’entreprise qui favorise la transparence.

4. Le silence par défaut

Avec le temps, un individu peut faire du silence son mode d’expression habituel. Cet évitement est ce qui lui permet de ne pas avoir à se mesurer à la réalité. En effet, il y a peu de chances que l’employé qui ne veut plus parler à cœur ouvert, à cause d’une expérience négative avec son patron, se risque à vérifier s’il y a toujours lieu d’éviter toute discussion qui pourrait mener à la discorde. L’employé qui associe peur et conséquences néfastes au fait de s’adresser à un supérieur hiérarchique peut donc finir par se taire, par habitude, sans jamais ressentir consciemment de la peur. Il se peut même qu’il ne voie plus les occasions de prendre la parole. Ce qui peut alors apparaître comme une forme de résignation n’est en fait que du silence par défaut.

Passer du silence à l’éloquence

Selon le psychologue canadien Albert Bandura, ce qui engendre la peur est, bien souvent, l’impression d’impuissance face à une situation donnée. Or, cultiver l’autoefficacité, concept que Bandura définit notamment comme la croyance de l’individu en sa capacité à se motiver et à mettre en branle tous les moyens à sa disposition, quelle que soit la situation, pourrait s’avérer utile pour développer les compétences cognitives nécessaires pour rompre le silence engendré par la peur.

Avoir un sentiment d’autoefficacité, c’est croire que nos compétences et notre capacité à les utiliser de manière efficace nous permettent d’avoir une emprise sur les événements. Un concept similaire, l’autoefficacité discursive (avoir confiance en son éloquence), repose sur l’idée que nous pouvons faire preuve d’audace verbale même dans les situations difficiles, et que ce sens de l’à-propos peut se cultiver par le renforcement de l’expérience positive ou partiellement positive.

L’autoefficacité discursive peut se manifester de deux façons. Tout d’abord, pour les individus qui croient en leur éloquence, elle signifie qu’aucune situation ne sera vraiment considérée comme insurmontable, puisque l’intensité de la peur est modulée en partie par le degré de contrôle que l’on croit (ou que l’on ne croit pas) exercer sur une situation menaçante. Ensuite, l’autoefficacité liée à un champ de compétences particulier peut augmenter la croyance d’un individu en sa capacité à réussir, et ce, quels que soient les défis que pose l’activité à réaliser. Ainsi, l’employé qui se sait éloquent peut ressentir un certain degré de crainte en présence d’un patron critique, mais cela ne l’empêchera pas de prendre la parole pour autant.

Si l’expérience favorable renforce le sentiment d’éloquence et que ce sentiment peut, à son tour, aider à briser le silence causé par la peur, alors il importe de multiplier les occasions où la prise de parole sera vécue comme une chose positive. Voici trois pistes éprouvées pour y parvenir.

1. Apprendre à maîtriser sa colère. Vrai, la colère peut aider à prendre la parole malgré la peur. Mais, si le symbole de l’autorité voit cette colère comme une anomalie, alors il y a peu de chances que les idées du colérique soient prises en considération, et le renforcement de l’efficacité discursive sera compromis. C’est pourquoi il est important de tempérer l’expression de sa colère. Des études ont montré que la colère est vue comme déviante lorsqu’elle atteint un « seuil d’impropriété » à partir duquel elle transgresse ce qui est considéré comme normal dans une organisation donnée en matière d’expression des sentiments. Ce seuil varie fort probablement selon que l’on est en bas ou en haut de l’échelle hiérarchique (où la liberté de ton est souvent jugée plus acceptable). Pour communiquer efficacement, l’employé aura tout avantage à faire preuve de mesure. En exerçant un plus grand contrôle sur la manière dont il s’exprime, il risque moins de franchir le seuil d’impropriété et peut transformer la passion et l’énergie qui nourrissent la colère en une expérience plus positive.

2. Savoir communiquer avec transparence. Apprendre à présenter les choses, faire passer un message de manière appropriée (adresser une critique sans se montrer agressif, par exemple), voilà qui peut renforcer l’expérience positive, et au bout du compte, accroître le sentiment d’éloquence. Bien entendu, savoir livrer le message voulu ne signifie pas devenir maître de la communication hypocrite, dont le seul but est de se protéger (par exemple, dire « je suis d’accord » à un supérieur, même si ce n’est pas vrai). Le locuteur qui use de mauvaise foi cherche à éviter le danger. Loin de constituer une bonne stratégie, ce comportement peut même renforcer l’idée qu’il est incapable d’honnêteté dans ses communications avec ses supérieurs hiérarchiques.

3. Développer son intelligence émotionnelle. L’employé dont l’intelligence émotionnelle est bien développée est plus à même de déterminer le moment et la méthode propices pour se faire entendre. L’intelligence émotionnelle renforce le sentiment d’autoefficacité, en aidant l’individu à comprendre le lien qui existe entre les raisons d’être d’un événement et les sentiments qu’il éprouve à propos de cet événement. Elle peut, par exemple, aider à saisir que, si le patron se montre peu ouvert à une suggestion, c’est peut-être en raison d’un manque de disponibilité momentanée, et que cela a peu à voir avec la qualité de la communication. Notre sentiment d’autoefficacité s’en trouve ainsi préservé.

Le mot de la fin

Pour qui exerce une profession dans laquelle la peur est une composante inhérente, le fait de croire en son éloquence va de soi, car il est associé au succès et à une récompense certaine. Celui qui, pour gagner sa vie, lève le voile sur des vérités parfois explosives verra sa capacité de s’exprimer comme une compétence professionnelle essentielle. Mais, lorsque prendre la parole en présence d’un supérieur hiérarchique, pour faire des suggestions ou pour exprimer une inquiétude, est considéré comme un simple atout — et que l’impossibilité de le faire ne fait pas l’objet de sanctions particulières —, cette habileté est souvent perçue comme une compétence accessoire. C’est pourquoi nous croyons que seuls les individus qui voient un intérêt particulier dans l’apprentissage d’un mode de communication efficace, quel que soit le domaine, feront les efforts nécessaires pour cultiver leur éloquence. Or, il importe de détecter les effets nuisibles du silence engendré par la peur au sein de votre organisation.

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