Écouter l'artiste en soi

Publié le 16/04/2012 à 17:29, mis à jour le 16/04/2012 à 17:29

Écouter l'artiste en soi

Publié le 16/04/2012 à 17:29, mis à jour le 16/04/2012 à 17:29

Par Premium

Vous croyez que les artistes sont les seuls à pouvoir faire preuve de créativité ? Pour le neuroscientifique Jonah Lehrer, le germe de la créativité est présent en chacun de nous.

Une entrevue réalisée par Karen Christensen - Rotman Magazine

Jonah Lehrer est collaborateur à la rédaction de Wired et auteur de How We Decide (Mariner Books, 2010) et de l’ouvrage à paraître Imagine: How Creativity Works (Houghton-Mifflin Harcourt, mars 2012). Neuroscientifique et boursier de Rhodes, Jonah Lehrer défend la théorie selon laquelle la créativité est une entité plurielle et non singulière. D’après lui, nous devrions adapter notre approche en conséquence.

La plupart des gens pensent que l’imagination se distingue des autres formes de cognition. Dans quelle mesure la réalité est-elle plus complexe ?

En fait, la créativité fait appel à plusieurs types de cognition. Même si l’on en parle souvent au singulier, il faudrait plutôt le faire au pluriel. Sur le plan pratique, l’aspect le plus important de cette idée relativement nouvelle, c’est que nous devons raffiner davantage nos processus de réflexion pour nous assurer de penser de la bonne façon, selon le genre de problème auquel nous faisons face. Certains problèmes de créativité exigent que nous rehaussions notre niveau d’attention — on avale un triple expresso et on se concentre sur la tâche —, d’autres demandent plutôt que l’on prenne une longue douche chaude ou que l’on trouve d’autres moyens de se détendre, afin d’augmenter ce que les neuroscientifiques appellent les « ondes alpha » de notre cerveau.###

Trop souvent, nous considérons les créateurs comme des individus qui évoluent au-delà de la mêlée. C’est une illusion. En réalité, la créativité est un acte d’immersion profonde, une propriété qui émerge d’un esprit qui baigne dans le monde. À tout moment, notre cerveau forme automatiquement de nouvelles associations, puisqu’il établit continuellement des liens entre un élément quotidien x et un imprévu y. Le philosophe du XVIIe siècle David Hume décrivait ce talent comme l’essence même de l’imagination : « Toute la puissance créatrice de l’esprit ne se résume à rien de plus qu’à la faculté de combiner, de transposer, d’augmenter ou de diminuer le matériel qui nous est accessible par l’intermédiaire de nos sens et de notre expérience. Quand nous pensons à une montagne dorée, nous ne faisons qu’associer deux idées concrètes, l’or et la montagne, que nous connaissions déjà. »

David Hume souligne que l’acte d’inventer n’est en réalité qu’un exercice de réassociation, le rapprochement de deux éléments jusque-là sans liens.

Vous avez écrit que pour comprendre le fonctionnement de l’imagination, « nous devons associer la psychologie et la socio-logie, afin de fondre le monde extérieur et ce qu’il y a dans notre esprit ». Expliquez-vous.

Voilà qui touche un mythe romantique et complètement dépassé de la créativité — le poète qui marche seul dans la campagne —, une sorte de modèle solitaire et isolé de la créativité. Quand on se penche sur la créativité telle qu’elle existe dans le monde réel, on constate que c’est rarement le vrai scénario. Nous sommes souvent inspirés par d’autres personnes, et parfois, nos meilleures idées surgissent quand nous rencontrons un étranger. Cela vient de ce que les économistes appellent les « déversements de connaissances » — les occasions où les idées peuvent « se répandre » partout, dans toutes les directions. Si nous sommes une espèce aussi créative, c’est précisément parce que nous sommes une espèce sociale. Dans mon nouveau livre, je parle d’abord du cerveau et des circuits particuliers qui nous mènent à des moments d’inspiration, mais je termine mon propos sur la question des cultures et des sociétés, en me demandant pourquoi certaines cultures produisent beaucoup plus de génies que d’autres. On ne peut pas penser que la créativité ou l’imagination émanent d’un individu unique et isolé ; c’est une vision extrêmement inexacte.

Pourquoi le fait de briser notre concentration (en allant nous promener ou en jouant une partie de ping-pong) nous aide-t-il autant à favoriser des moments d’inspiration ?

C’est l’exemple parfait de l’utilité que peuvent avoir les neurosciences en tant qu’outil, et de l’importance de la connaissance de soi. Nous savons maintenant que les moments d’inspiration proviennent d’un circuit particulier situé à l’arrière de l’hémisphère droit du cerveau qu’on appelle « partie antérieure du gyrus temporal supérieur ». Il s’avère que dans bien des cas, cette partie du cerveau pourrait avoir une réponse au problème que nous tentons de résoudre, et qu’elle essaie peut-être de nous donner l’inspiration ; mais si nous sommes totalement concentrés sur le monde extérieur et que nous ne pensons qu’au problème lui-même, cette petite voix à l’arrière de notre tête se perd. Ce n’est qu’en nous détendant un peu plus que nous parviendrons à porter notre attention vers l’intérieur, ce qui nous permet d’entendre enfin cette voix paisible qui essaie de nous fournir la solution. L’idée qui nous déconcerte ici, c’est que cette inspiration était là depuis le début ; nous ne prenions tout simplement pas le temps de l’écouter. C’est plutôt contre-intuitif : la plupart des gens croient que s’ils doivent résoudre un problème ardu, le moyen d’y parvenir, c’est de se concentrer, se concentrer, se concentrer ; pourtant, c’est exactement ce qu’il faut éviter de faire.

Les artistes accélèrent souvent le processus d’inspiration en s’obligeant à chercher de nouvelles idées dans des endroits inattendus. Comment s’y prennent-ils ?

Un des mystères des créations artistiques, comme la poésie, se résume à la question suivante : pourquoi certains poètes choisissent-ils de miser sur des formats aussi traditionnels ? Pourquoi un individu souhaite-t-il écrire des sonnets, quand cela l’enferme dans une structure si ancienne ? Et pourquoi toujours écrire en rimes ? Les poètes en parlent comme s’il s’agissait de l’ingrédient essentiel de leur processus créatif. Je crois que les moments d’inspiration peuvent l’expliquer. Un des principaux défis du processus créateur consiste à trouver des moyens d’éviter la solution la plus évidente – autrement dit, de chercher à s’ouvrir l’esprit suffisamment pour considérer des éléments et des possibilités auxquels nous n’aurions jamais pensé. Et c’est ici que les défis comme des genres poétiques deviennent indispensables : ce vers doit avoir dix syllabes, ou ce vers doit rimer avec le précédent ; ces contraintes apparemment artificielles stimulent notre imagination. De façon très réaliste, on se libère des conventions en enfilant une paire de menottes !

Vous affirmez que « l’acte du dévoilement » est un élément essentiel du processus créatif ; précisez votre pensée.

Il existe une autre notion romantique de la créativité, celle de « l’inspiration spontanée », où une réponse surgit soudainement de nulle part, et nous savons aussitôt que c’est la bonne. Ce sont des moments merveilleux, encore plus impressionnants s’ils surviennent sous la douche. J’aimerais bien vous dire que pour devenir plus créatif, il suffit de « toujours trouver un moyen de se relaxer » ; mais bien sûr, dans la vraie vie, ça ne se passe pas comme ça. Parfois, on doit boucler sa ceinture et rester attentif. Ou s’asseoir à son bureau et décortiquer le problème. Assurément, quand on regarde ce qui se passe dans la vraie vie, on constate que dans bien des cas, c’est de cette manière qu’on parvient à résoudre des problèmes commandant la créativité : pas grâce à des moments d’inspiration fulgurante, mais à l’aide d’un lent processus de dévoilement en continu, au cours duquel on analyse le problème pendant des jours, des semaines ou des mois.

La question est donc de savoir comment déterminer quand nous devrions aller nous promener, et quand nous devrions prendre un café et nous concentrer !

Pour cela, il faut savoir écouter « l’impression qu’on le sait ». C’est une expression très éloquente pour décrire le fait que nous sommes tout à fait capables de bien diagnostiquer les problèmes que nous croyons pouvoir résoudre. Si vous donnez à des gens divers problèmes à résoudre en une heure, ils auront des intuitions, une sorte d’instinct : ils sauront s’ils pourront ou non y parvenir, et ces intuitions sont remarquablement précises. Un de mes exemples préférés de « l’impression qu’on le sait », c’est quand on a un mot sur le bout de la langue : comment savez-vous que vous connaissez ce mot si vous n’arrivez pas à vous en souvenir ? C’est précisément ce que signifie avoir « l’impression qu’on le sait » ; c’est votre cerveau qui vous informe que si vous continuez à chercher ce mot pendant 20 ou 30 minutes, il vous reviendra.

Quand il s’agit de créativité, ces impressions permettent d’examiner un problème et de dire : « je pense que je peux le résoudre », et de se mettre au travail. Si vous sentez que vous progressez, c’est un signe très important qui vous dit de rester attentif, de poursuivre le travail, de continuer à vous concentrer et de boire du café.

Par contre, quand vous avez l’impression de frapper un mur et de ne plus progresser du tout, quand « l’impression de savoir » s’évanouit, alors il est temps de se lever, de prendre une bonne bière froide ou d’aller se promener. Si vous ne le faites pas, la mauvaise réponse continuera de surgir en boucle dans votre tête ; vous devez essayer autre chose. Malheureusement, la plupart des gens ne le font pas. Ils croient qu’ils doivent se confiner dans leur bureau, parce qu’ils doivent avoir l’air productifs… quitte à ne trouver que les mauvaises réponses.

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