« Je veux avoir un impact sur la société »

Publié le 29/11/2010 à 15:51, mis à jour le 29/11/2010 à 15:51

« Je veux avoir un impact sur la société »

Publié le 29/11/2010 à 15:51, mis à jour le 29/11/2010 à 15:51

Par Premium

Lucie Dumas est la preuve que l’on peut concilier admirablement compassion, innovation et saine gestion. Depuis 12 ans directrice générale du Centre de réadaptation Estrie (CRE), elle a su mobiliser les ressources humaines de son établissement pour faire de ce dernier le chef de file québécois de l’humanisation des soins et du management, une vision d’envergure qui guide également son rôle de PDG du Réseau Planetree Québec. Elle jette un regard lucide sur son engagement, à même d’inspirer les gestionnaires souvent tiraillés entre gestion humaine et profitabilité.

Grâce à ma formation en orthopédagogie, plusieurs possibilités s’offraient à moi quand j’ai joint le réseau de la santé, un milieu riche en emplois nobles et significatifs sur le plan social. Dans les années 1970, alors qu’on misait sur la désinstitutionalisation et le développement des services de réadaptation, j’ai senti que je pourrais avoir un impact sur la société. Je souhaitais diriger une organisation où le savoir-être serait tout aussi important que le savoir-faire et le savoir, car le savoir-être constitue un élément central à la fois des soins et des services à la clientèle, de la gestion du personnel et des relations avec les partenaires. La présence à l’autre donne tout son sens aux soins de santé, en plus d’être un remarquable canalisateur d’énergie.###

J’ai choisi de me joindre au Centre de réadaptation Estrie (CRE) en raison de son organisation à échelle humaine. Depuis mon arrivée, en 1988, à titre de directrice des services cliniques — je suis devenue directrice générale en 1998 —, j’y ai trouvé des gens engagés qui partagent mes valeurs, plus particulièrement à l’égard de la compassion, qui doit guider les ressources humaines d’un établissement comme le CRE. À mon sens, la performance ne se mesure pas seulement à l’atteinte de l’équilibre budgétaire ; au CRE, notre excellence est attribuable à nos valeurs.

Lorsqu’on dirige un établissement comme le CRE, il ne faut pas agir seul, ne pas chercher à réinventer ce qui existe ni penser qu’il existe de solution miracle. Il faut demeurer honnête, faire preuve d’humilité, savoir reconnaître qu’il faut changer certaines pratiques et travailler en équipe pour mieux donner un sens profond à ses valeurs. Il faut se demander si on fait les bonnes choses, et surtout si on les fait pour les bonnes raisons. Tout part de là.

Viser et atteindre l’équilibre

Aujourd’hui, je fais ce que j’ai envie de faire comme j’ai envie de le faire. Mais je n’ai pas la prétention d’avoir la science infuse. D’ailleurs, à mon arrivée en poste, mon message n’avait pas été clair : j’avais annoncé au personnel que le CRE deviendrait un établissement plus humain. Je n’en reviens pas encore d’avoir dit ça! Mes employés ont alors cru que je ne les trouvais pas humains et qu’ils pourraient mieux travailler !

Face à leur réaction, j’ai demandé une trêve, une chance de me reprendre et de revoir avec eux le sens de mon message. J’ai alors appris qu’en période de changement, il faut trouver un équilibre : si on agit de façon trop brusque, il n’y a pas d’intégration possible, et si on procède trop lentement, les gens n’y croient pas.

Cela dit, je crois que ma principale qualité en tant que gestionnaire est de savoir m’entourer de gens intelligents et critiques. L’équipe de direction du CRE est formée de quatre personnes ; ensemble, nous sommes un « bon gestionnaire !»

D’ailleurs, si je devais donner un conseil à un gestionnaire, je lui dirais simplement d’écouter. C’est la chose la plus importante que j’aie apprise. L’écoute crée une ouverture et suscite la responsabilisation des gens qui nous entourent. Pour cela, il faut accepter de partager le pouvoir. J’ai d’ailleurs du mal à comprendre qu’une organisation puisse fonctionner comme du pain tranché — une organisation doit avoir une conception du bien commun auquel tout le monde se rallie, faute de quoi chacun se bornera à défendre ses propres intérêts. Bien sûr, il importe de maîtriser les aspects financiers, mais la personne qui s’en charge ne doit pas devenir pour autant le centre de l’univers. Elle doit, elle aussi, se concentrer sur le bien commun, c’est-à-dire l’offre de services.

Dans cette perspective, j’ai rédigé, en 2002, un document intitulé La pensée RH, qui expliquait comment une organisation peut devenir prévisible. Pour moi, la prévisibilité est essentielle : il faut être très clair sur le plan communicationnel afin que les employés sachent exactement quoi attendre de l’organisation. Par exemple, lorsqu’ils soumettent une idée, ils doivent savoir sur quelles bases la direction prend ses décisions. Au CRE, les outils prévus à cette fin sont conçus en fonction de nos grands principes, de sorte que les employés doivent faire passer leurs idées par ce filtre, celui-là même qui servira à la prise de décisions. Ce qui m’amène à parler du modèle Planetree, dont s’inspirent nos lignes directrices.

S’ouvrir à d’autres modèles

De nos jours, une saine gestion exige qu’on s’ouvre à des modèles qui ont fait leurs preuves. Aussi, lorsque nous avons constaté que trois centres hospitaliers américains figuraient parmi les entreprises les plus performantes en Amérique du Nord, nous avons communiqué avec eux. C’est à ce moment-là, en 2005, que j’ai découvert Planetree, un regroupement d’établissements de santé qui partagent une approche de soins centrés sur la personne. L’association, qui regroupe aujourd’hui 500 membres à travers le monde, est née de la volonté d’Angelica Thieriot. Cette patiente californienne, après une expérience médicale traumatisante, a développé cette approche, basée sur les composantes de la vie humaine qui favorisent le processus de guérison et l’atteinte du mieux-être.

Les avantages de ce modèle de soins sont nombreux. On a par exemple constaté que les médecins qui faisaient le moins souvent l’objet de poursuites étaient ceux qui prenaient le temps d’écouter leurs patients et de faire preuve d’empathie à leur égard. Toute organisation affiliée à Planetree privilégie l’empowerment de l’individu, c’est-à-dire sa responsabilisation. Par exemple, le fait que toute personne ait l’accès à l’information contenue dans son dossier médical lui permet de faire des choix et de prendre des décisions éclairées. Fidèle à l’approche de l’association, nous travaillons également sur les attitudes et sur les comportements de nos employés en nous assurant que leur contribution quotidienne est en phase avec les valeurs de l’établissement. Nous déployons beaucoup d’énergie, notamment au chapitre des communications stratégiques, afin d’avoir une vision et un idéal clairs. Jusque-là, au CRE, nous avions une foule de bonnes idées ; l’ouverture et l’innovation faisaient partie de nos valeurs, mais cela ne formait pas un tout. Avec le modèle Planetree, nous avons trouvé le fil conducteur que nous cherchions. Avoir un projet d’organisation, un but, est important.

Adapter Planetree au Québec

En revenant de nos rencontres aux États-Unis, nous nous sommes d’abord demandé quelles difficultés poserait l’application du modèle Planetree au Québec. Ces difficultés étaient nombreuses, tant sur le plan financier qu’en matière syndicale. Comprenant pourquoi on ne pouvait pas utiliser ici le modèle dans son entièreté, j’ai alors demandé à l’équipe de direction une raison pour laquelle nous devrions l’adapter. La réponse a rallié tout le monde : nous voulions que nos proches soient soignés avec humanité. Au fond, que veulent les patients au-delà d’un temps d’attente zéro ? Ils veulent obtenir un diagnostic clair, savoir qu’ils peuvent parler à un professionnel et y avoir accès pour être au fait de ce qui les attend. Nous avons donc décidé d’adapter Planetree au Québec (en mettant toutefois de côté les valeurs culturelles trop différentes des nôtres, comme les connotations religieuses), puis nous avons proposé aux intervenants d’y travailler ensemble.

Résultat : nous avons implanté des mesures d’impact concernant l’expérience client, les ressources humaines, le transfert de connaissances et le travail clinique. Et nous avons adopté cinq principes de décision : la qualité des relations interpersonnelles, l’empowerment, l’organisation citoyenne, la personne dans sa globalité et les environnements propices au bien-être.

Encouragés par le ministère de la Santé et des Service sociaux, qui voyait dans nos aspirations une voie d’avenir pour le réseau, nous avons créé notre propre modèle en essayant d’être cohérents sur le plan de la philosophie de gestion en prenant soin de ne pas surcharger nos employés. Comment ? En nous assurant, dans la mesure du possible, qu’à chaque fois que nous leur ajoutions une tâche, nous les allégions d’une autre. Par exemple, nous avons écourté les rencontres de direction pour nous donner un espace où nous pourrions, en comité élargi, discuter de philosophie de gestion; nous avons prévu du temps à l’horaire de travail des employés afin qu’ils puissent nous soumettre des projets qui visent l’amélioration de la gestion, des soins et des services; nous avons limité le nombre de projets acceptés dans l’année, pour la simple raison que tous les employés ne peuvent pas être en transition en même temps. Nous nous fixons des objectifs annuels. Nous n’essayons pas de changer l’univers en une journée. Bref, nous nous sommes calmés !

Faire les bonnes choses pour les bonnes raisons

La phase la plus importante, au moment d’entreprendre le virage de l’établissement, après l’intégration du modèle Planetree, a été d’obtenir l’adhésion de l’équipe de direction. Au CRE, nous essayons d’ailleurs de faire vivre une phrase à laquelle tout le monde se réfère : « Ne faites pas qu’énumérer des problèmes, essayez de nous dire ce que nous devons faire ensemble. » Pour y parvenir, nous avons demandé aux cadres de définir ce que serait un environnement de travail centré sur la personne. Selon eux, il s’agissait de s’occuper de la personne de façon globale, de se montrer respectueux, de permettre à chacun d’utiliser ses talents et ses habiletés, d’apprécier les personnes pour ce qu’elles sont sur les plans du savoir-faire et du savoir-être, et de promouvoir la participation des employés.

Dans cet esprit, nous avons demandé aux professionnels d’évaluer leurs cadres, y compris la directrice générale, pour savoir si nous avions les comportements attendus. Les gestionnaires et les cadres ont été merveilleux, car ils m’ont fait confiance dans la façon dont je gérerais cette information. Grâce à cet exercice, on a pu dégager des lignes globales, les forces et les besoins de l’équipe de leaders sans que je prenne connaissance des évaluations de chacun. De plus, une psychologue organisationnelle a passé en revue avec chaque cadre l’évaluation qu’il avait reçue. Par la suite, nous avons demandé aux usagers d’évaluer les attitudes et comportements des professionnels. Nous avons ensuite travaillé ensemble pour trouver des solutions, notamment en offrant du coaching, au besoin.

Nous avons aussi demandé au Laboratoire de recherche sur la dynamique du transfert de connaissances de l’Université de Sherbrooke de s’assurer, sur le terrain, que ce que nous prônons soit appliqué au quotidien. La dernière mesure, prise il y a deux ans, indiquait que 74 % des employés appliquaient les principes de l’organisation. Par ailleurs, un spécialiste de la psychologie organisationnelle observe depuis trois ans le climat organisationnel de l’établissement. Cela nous permet de mesurer la perception des employés face aux changements et de cerner les zones de vulnérabilité.

Cet esprit d’ouverture caractérise également les comités de direction du CRE, qui ressemblent à des soupers du dimanche soir en famille. Nous nous aimons beaucoup, mais nous ne sommes pas toujours d’accord les uns avec les autres, ce qui est très sain. La gestion du changement apporte son lot de chocs importants. Lorsque cela se produit, je fais appel à des ressources externes pour retrouver une objectivité dans la discussion, entrevoir d’autres solutions et prendre en considération les conséquences de nos décisions.

Afin de nous aider à orienter notre réflexion, nous avons formé un comité de 12 sages issus des secteurs communautaire, culturel et universitaire. Nous les réunissons deux fois par an et leur posons une question qui influence les pratiques de l’organisation, par exemple « Comment assurer la pérennité de ce que nous avons mis en place, sachant que l’équipe de direction va changer ces cinq prochaines années ? ». Lors de ces rencontres, nous n’intervenons pas : nous écoutons. Ce comité nous a notamment amenés à simplifier nos stratégies de planification pour en arriver à trois phrases clés, de même qu’à accorder plus d’importance à l’axe médiatique et aux liens avec la communauté.

Évoluer pour et par les gens

Aujourd’hui, construire un édifice n’est pas très onéreux comparativement à tout ce que nous investissons dans les ressources humaines. Si j’embauche un intervenant demain et que je lui communique nos valeurs organisationnelles, ça ne changera pas pour autant ses valeurs personnelles ; il faut donc s’assurer que cette personne partage déjà nos valeurs.

Au CRE, nous nous y prenons différemment des autres employeurs quand nous rencontrons des candidats en entrevue. Nous informons ceux-ci des attitudes et comportements que nous recherchons aussi bien que des tâches et des fonctions reliées au poste. Il est facile d’évaluer la formation des candidats, c’est pourquoi nous nous intéressons davantage à leurs choix de carrière et à leurs valeurs personnelles.

Une fois qu’ils sont embauchés, nous laissons de la latitude aux employés et nous encourageons leur contribution à l’innovation. À cette fin, j’ai mis à leur disposition un budget consacré à l’innovation. Je leur ai demandé de proposer des projets novateurs, qui vont de l’amélioration de l’accès à l’information pour la clientèle à des stratégies d’attraction et de rétention du personnel. Dans une organisation saine, l’information et l’échange d’idées doivent se faire dans les deux sens. Si nous n’écoutons pas le personnel lorsqu’il a quelque chose à dire, il le dira ailleurs et nous n’aurons pas accès à cette information.

Devenir un des meilleurs employeurs au Québec

Quand j’ai annoncé en 2005 que nous allions devenir un des meilleurs employeurs au Québec, certains employés ont ri. Il faut dire que nous embauchons 19 des 20 types de professionnels les plus recherchés dans le réseau de la santé au Québec. Comme le CRE est un petit centre comparativement aux établissements universitaires de la région, il devrait être difficile pour nous de retenir ces professionnels très spécialisés. Or, aucun poste n’a été vacant depuis trois ans ! Le taux de rétention des employés du CRE est aujourd’hui de 99 %, ce qui signifie que seul 1 % d’entre eux comptent quitter l’établissement au cours des trois prochaines années.

Dans notre volonté de devenir l’un des meilleurs employeurs au Québec, nous avons décidé de relever le Défi Meilleurs Employeurs, pour lequel les employés d’une entreprise doivent remplir un questionnaire en ligne. Désormais, à la rentrée, nous faisons le point avec les employés sur ce qu’ils nous ont dit, ce qui a été réglé et ce que nous avons retenu dans le plan d’action de la prochaine année. Deux ans après avoir entrepris cet exercice, le CRE comptait parmi les trois meilleurs employeurs dans sa catégorie. Il est passé en tête en 2008.

Notre approche n’a rien de révolutionnaire : que du gros bon sens, de la constance et de la cohérence. Ce n’est pas que la mission qui différencie une organisation, mais la façon dont elle fait les choses et les valeurs qu’elle défend.

Chaque année, nous organisons un Mois de la reconnaissance au travail. L’an dernier, parmi nos nombreux gestes, nous avons transmis des cartes postales à des employés qu’on oublie souvent, pour que leurs proches sachent tout ce qu’ils apportent à l’organisation.

Repenser l’avenir

Il y a encore beaucoup à faire. Les besoins du réseau sont tels que si on n’adapte pas les pratiques, la situation deviendra un jour invivable. Il faudra alors trouver des réponses fort différentes de celles qui valent à l’heure actuelle. Aujourd’hui, non seulement j’ai atteint des objectifs conformes à mes convictions profondes, mais le CRE et le Réseau Planetree Québec exercent une réelle influence sur le réseau de la santé. Je souhaitais qu’il y ait une rencontre internationale du réseau Planetree à Montréal, et elle aura lieu en 2013. Au moment où tous estiment qu’il faut prendre un virage, cette manifestation permettra d’échanger sur les meilleures pratiques dans le secteur de la santé et des services sociaux à travers le monde. Je suis fière du service que les clients reçoivent dès qu’ils franchissent les portes du CRE. Je suis aussi très fière des gens qui m’entourent et qui ont rendu tous ces changements possibles.

Propos recueillis par Michel Coulombe

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