Entrevue n°313 : Eric Ries, cofondateur du mouvement Lean Startup


Édition du 10 Décembre 2016

Entrevue n°313 : Eric Ries, cofondateur du mouvement Lean Startup


Édition du 10 Décembre 2016

Par Diane Bérard

«Les prévisions aident les start-up à se structurer, mais n'ont pas de valeur comme telles» - Eric Ries, cofondateur du mouvement Lean Startup. [Photo : Photo : Joi]

Eric Ries a cofondé le mouvement Lean Startup. Il a publié le livre à succès du même nom en 2011. Cinq ans plus tard, il revisite quelques notions et remet les pendules à l'heure. Je l'ai rencontré lors du World Business Forum qui s'est tenu récemment à New York, où il était conférencier.

Diane Bérard - Vous dites que les concepts de gestion les plus populaires tiennent souvent en une phrase sur un autocollant de pare-choc...

Éric Ries - En effet, ce qui se résume en un mot ou une phrase accrocheuse sera plus naturellement adopté que ce qui exige de la réflexion.

D.B. - Parlons d'un concept très populaire, le pivot...

E.R.- Ah, le pivot ! Un pivot consiste à modifier la stratégie sans changer la vision. Si vous touchez à la vision, c'est une capitulation. Si vous changez votre produit, c'est de l'optimisation. Changer sa stratégie peut signifier vendre à une autre clientèle, dans un autre marché ou par un autre canal. Certains pivots consistent en un zoom in : votre produit comporte 12 caractéristiques, vous vous concentrez sur quatre d'entre elles. D'autres pivots consistent en un zoom out. Vous réalisez que votre produit est en fait une partie d'un tout qui devrait être plus complet. On ne pivote pas toutes les semaines. On pivote lorsqu'on accède à une information importante qui exige de reconsidérer notre stratégie.

D.B. - Comment trancher entre la capitulation précoce et l'entêtement fatal ?

E.R. - C'est difficile. C'est pourquoi tout le concept de Lean Startup repose sur l'expérimentation et la collecte de données. Parce qu'il est difficile de savoir quand poursuivre et quand abandonner, vous devez vous appuyer sur des faits. Plusieurs entrepreneurs adhèrent à la thèse du «pari de leur vie». Ils investissent tout sur une idée, qu'ils lancent en grande pompe avec beaucoup de bruit lorsqu'ils la jugent parfaite. Imaginons que les résultats sont mitigés, que faites-vous ? Vous avez promis à vos investisseurs que votre application serait téléchargée par un million de personnes. Si personne ne la télécharge, c'est facile. Vous avez échoué. Mais si 10 000 personnes la téléchargent, êtes-vous sur la bonne voie, devez-vous persévérer ? En faut-il plutôt 100 000 ? Que faire : poursuivre les investissements ? Pivoter ?

D.B. - Vous prônez les petits paris en série plutôt que le gros pari, expliquez-nous.

E.R. - Plutôt que de promettre 1 million de téléchargements, visez quelques centaines, puis quelques milliers. En procédant par paliers, il devient plus facile de savoir s'il faut pivoter ou pas. D'un palier à l'autre, vous pourrez déterminer si vous atteignez l'étape des rendements décroissants. À partir de l'instant où tous les ajustements que vous faites ne rapportent rien de plus, que le taux de croissance stagne, vous saurez que vous avez atteint la limite. Si vous visez un million de clients et que vous en avez 10 000, qu'est-ce que ça signifie pour vous ?

D.B. - Faut-il faire des prévisions ? Sont-elles utiles ou pas ?

E.R. - Les prévisions sont pertinentes lorsque votre entreprise a un historique sur lequel s'appuyer. Les start-up, quant à elles, devraient quand même procéder à toutes les mesures de planification autour des prévisions. C'est une discipline utile. Mais un entrepreneur en démarrage ne doit pas considérer ces mesures comme des données fiables. Il doit plutôt les considérer comme des outils pour l'aider à structurer son entreprise. À mesure que le temps passe et que l'entreprise bâtit un historique, ces mesures prendront une autre valeur.

D.B. - Les investisseurs croient-ils aux prévisions que leur fournissent les entreprises en démarrage ?

E.R. - Les investisseurs aguerris sont conscients que ces projections ne sont pas fiables. Ils les prennent avec un grain de sel. En fait, ils se servent de ces projections pour comprendre la façon de penser et de travailler de l'entrepreneur. Et évaluer sa rigueur. Ce ne sont pas les chiffres qui comptent, c'est la méthode.

D.B. - Parlant de mesures, lesquelles sont valables pour évaluer un projet ?

E.R. - Il y a les mesures pertinentes, celles qui sont reliées au modèle d'entreprise. Et il y a les mesures de vanité (vanity metrics). Celles-là, l'entrepreneur prend plaisir à les voir grimper. Mais leur croissance n'a aucune incidence sur l'atteinte de ses objectifs. Imaginons que j'ai un produit sur le marché. Je peux mesurer le nombre de clients par jour. Mais je devrais mesurer plutôt le taux de conversion. J'ai déjà collaboré à un produit que l'on a amélioré constamment pendant des semaines. Le nombre de clients augmentait constamment. Mais le taux de conversion, lui, demeurait inchangé. Ainsi, au jour 1, j'avais 100 visiteurs sur notre site. Au jour 2, 200 clients. Et ainsi de suite. Mais, la proportion de clients qui s'inscrivaient demeurait la même. Ce produit avait un taux de conversion de 10 %. Les ajustements que nous apportions n'y changeaient rien. Pour passer à une autre étape, il fallait pivoter.

D.B. - Vous avez publié Lean Startup en 2011 sans savoir comment cette stratégie serait accueillie. Avec le recul, auriez-vous présenté votre message autrement ?

E.R. - Je me pose cette question fréquemment. Lorsque je parle à des lecteurs, je réalise que certains éléments de la stratégie Lean Startup ont été mal interprétés. Je me demande si j'aurais pu être plus clair ou si ça n'aurait rien changé. Peut-être qu'aucun auteur de manuel de stratégie n'y peut rien. L'entrepreneur et le gestionnaire interprètent toujours ce qu'ils lisent selon leur filtre. L'un et l'autre sont très doués pour piger ce qui leur convient parmi les concepts présentés.

D.B. - Vous dites qu'on a dénaturé certaines de vos idées. Pouvez-vous nous donner un exemple ?

E.R. - En effet, les lecteurs ont poussé certaines idées à l'extrême. Encore récemment, un lecteur me reprochait d'affirmer que les entreprises doivent procéder à tous les ajustements que les clients réclament. Que le résultat des groupes de discussion est la seule vérité. Et que la vision et la mission de l'entreprise passent au second plan parce qu'il faut se laisser guider par les demandes du marché. Qu'un entrepreneur ne peut pas être audacieux, ni aller à contre-courant. Je n'ai jamais écrit ni dit cela. En fait, j'étais tellement contrarié que j'ai ouvert mon livre pour la première fois en cinq ans pour voir à quelle page j'abordais ce thème. C'est à la page 9, dès le début. J'affirme «La vision est ce qui importe. Les tests auprès des clients servent à valider cette vision pour nous donner confiance en notre projet d'entreprise.» C'est écrit à la page 9, pas à la page 200, cela indique l'importance que j'accorde à ce message. Malgré tout, il a été mal interprété.

D.B. - Avez-vous un dernier conseil pour nos lecteurs ?

E.R. - Rappelez-vous qu'à l'étape de la start-up, tout ce que vous faites est une expérience. Mais que ce n'est pas une expérience académique. Chaque test vise un but concret. Vous avez un plan, des objectifs, des étapes et des jalons. Pensez comme un scientifique. Vous faites des tests pour recueillir des informations qui serviront à valider vos hypothèses. Et avant de conclure que vos hypothèses sont fausses, il vous faut une masse critique d'informations pertinentes.

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